Le Mètre a pensé (l'orthographe)
Mais les générations prochaines
Qui n'mettront plus d'accent à chaines
Jugeront que leurs ainés
Les ont longtemps trainées
Pierre Perret 1992, La réforme de l'orthographe, dans l'album Bercy Madeleine
Je ne me mesle ny d’ortografe, et ordonne seulement qu’ils [les imprimeurs] suivent l’ancienne, ny de la punctuation.
Montaigne, Essais Livre 3, chapitre 9, de la vanité (vers 1588)
Les réseaux sociaux, dont l’orthographe n’est pourtant pas le souci majeur, frétillent depuis deux semaines, scandalisés par la nouvelle d’une réforme arbitraire et soudaine de l’orthographe imposée par le gouvernement français.
La vérification de l’information ne semble pas non plus être de leurs soucis.
On attendait en revanche plus de circonspection de la part de celui qui est depuis quelques années l’autre philosophe le plus médiatisé, le libertaire, le subversif de la Contre-histoire de la philosophie qu’on écoutait en extase quand il nous contait en 2003 ou 2005 les mésaventures de Démocrite, de Lucrèce ou de Spinoza.
Mais Onfray a vendu tant de livres où il pense, que les médias l’ont couronné spécialiste en idées sur les choses du monde (il ne les a pas contredits) et l’invitent sans discernement dès qu’il est question de penser. Jusqu’à la radio France Culture qui comme pour dire l’oracle à Delphes a créé une émission qu’elle a intitulée « Le Monde selon Michel Onfray », avec une majuscule à Monde. Tous les samedis de 12h45 à 12h50, l’auditeur ingurgite les sentences du prophète avec des cuillérées de ragout.
Fatalement, le Maitre a été consulté le 6 février sur le sujet brulant de la « réforme de l’orthographe ». Mais, alors que les grandes philosophies murissent lentement, durant des siècles, de leur confrontation à la réalité, Onfray n’a eu que trois jours pour y penser. Dès lors il en parle sans réfléchir.
Avant de recevoir l’augure, et pour résumer succinctement l'affaire, personne n’est mieux placé que Michel Rocard alors Premier ministre et coordinateur de l’entreprise de simplification de l’orthographe (car ces rectifications que tous découvrent aujourd’hui datent en fait de 1990), simplification présidée et validée par l’Académie française et annexée à la 9ème édition du Dictionnaire en 1992, contrairement aux récentes dénégations d’académiciens alors somnolents ou devenus depuis oublieux par la force des choses.
Rocard en fait le récit pittoresque au cours d’un entretien « À voix nue » sur France culture en 2013 (13 minutes savoureuses à écouter ici). Il en avait déjà discuté avec brio en 2000, notamment du traitement informatisé de la langue française et de la conservation et la diffusion du patrimoine.
À présent observons quelques extraits de la pensée de Maitre MO (certaines phrases ont été regroupées par thème, dans un ordre logique).
Le journaliste lui demande d’abord s’il est pour ou contre la « réforme » de l’orthographe. « J’ai presque pas envie de répondre à la question pour ou contre » répond MO. On constatera néanmoins dans 5 minutes qu’il y aura répondu, par la négative, mais peut-être est-ce difficile à avouer immédiatement quand on est un rebelle certifié. Ou peut-être veut-il nous dire ici que la vérité est ailleurs, et qu'il sait où elle se trouve.
Il part alors dans une envolée vibrante sur la nécessité d’apprendre par cœur. « L’apprentissage concerne le cerveau, moins on apprend, moins on sait de choses c'est une évidence, mais moins on fait fonctionner son cerveau, moins le cerveau fonctionne, ça parait évident. […] Dans notre civilisation il n'y a plus d'apprentissage par cœur, on passe aujourd'hui l'épreuve de mathématiques du bac avec une calculette. […] Et on va avoir aujourd'hui une orthographe qui est une espèce de vanne ouverte […] Il faut apprendre du par cœur, et parfois même du par cœur pour du par cœur, on sait bien que plus on apprend de choses par cœur, plus le cerveau devient efficace, mais dans une civilisation où on nous invite à ne pas penser, à ne pas réfléchir, à ne pas poser la question du pourquoi parce que après on aura un comment et que expliquer c'est déjà tout justifier […] Je crains qu'avec la disparition de l'orthographe, de la grammaire, du calcul, de l'apprentissage du par cœur, on fabrique un cerveau facile à gouverner. »
On devine ici la réaction de qui a surmonté la souffrance d’apprendre une orthographe absurdement compliquée, sans la comprendre ni la remettre en question et qui aimerait inconsciemment que les autres en souffrent, désir masqué par un argumentaire dont la cohérence défaille sérieusement.
Résumons sa pensée : l’apprentissage par cœur fait travailler le cerveau et le rend efficace, mais notre civilisation, pour nous soumettre encore plus, nous invite à ne pas réfléchir en n'imposant plus d'orthographe au point que nos encéphales ne fonctionnent plus. MO est bien le dernier à croire que l’apprentissage par cœur fait progresser l’intelligence, alors qu’il fait surtout travailler la mémoire aux dépens de la réflexion, car il évite d’avoir à réfléchir à la méthode ou aux outils qui permettraient de reconstituer les mêmes données.
Maitre MO accuse la civilisation, par sa complaisance, de nous empêcher de poser des questions, quand c'est au contraire le résultat du « par cœur », car apprendre par automatisme revient à renoncer à comprendre les règles, et à rendre ainsi les cerveaux faciles à gouverner, l'inverse de ce qu'affirme MO.
Puis il poursuit. « La simplification n’est pas une bonne raison, simplifier nénuphar qui est un mot qu'on n'utilise pas, pourquoi pas changer les mots qu'on utilise plus souvent, et avoir le courage de tout écrire en phonétique, ce qui est une manière de simplifier, donc de massacrer. […] C’est dommage qu'on ne se permette pas cet apprentissage de la règle (il accentue le mot), parce que la vie en communauté ça suppose des règles (il accentue le mot), parce que la république dont tout le monde se gausse aujourd'hui ça suppose des règles (il accentue le mot) et là on dit bah finalement y'a plus de règles, y'a la règle qu'on voudra, on aura des orthographes diverses et multiples, on n’est plus capable aujourd'hui de proposer une règle en disant c'est la même pour tout le monde. »
Ici Maitre MO a peut-être écouté les réactions indignées des réseaux sociaux et des journaux réactionnaires sans s’informer sur les raisons et le périmètre de ces simplifications de l'orthographie, puisqu’elles visent principalement la rectification d’exceptions, d’anomalies qui n’étaient pas fondées, et qui justement ne respectaient pas les règles.
Quand il dit qu’il n’y a plus de règle, il vise également le caractère facultatif des rectifications. En effet, et ce depuis 1990, les diverses directives de l’Éducation nationale ont toujours affirmé, sur les conseils impérieux de l’Académie, que les deux orthographes étaient autorisées et donc non fautives, même si la nouvelle devait être préférée.
Et si l’affaire ne survient qu’aujourd’hui c’est parce que les éditeurs scolaires profitent de la très discutée réforme du collège et des contenus de la rentrée 2016, qui les oblige à remanier les manuels, pour intégrer à moindre frais les rectifications préconisées en 1990 et qu’ils avaient jusqu’à présent mises au placard.
Seuls les principaux dictionnaires électroniques (Antidote, Robert) et les correcteurs orthographiques des traitements de texte (notamment l’omniprésent Microsoft) les avaient intégrées. Ils acceptent les deux orthographes depuis 2008 au moins. Vous écrivez probablement ainsi les mots « règlementaire, relai, chaine, weekend, évènement, piqure » depuis des années sans savoir que vous appliquez les rectifications de 1990 car les correcteurs d’orthographe ne les soulignent plus d’un pointillé rouge accusateur.
Sur ce point Maitre MO a raison, l’Académie et l’Éducation nationale n’ont pas osé imposer une graphie, attendant sagement que la force de l’usage s’en charge. Mais ce laisser-faire ne concerne finalement que 1300 mots. Le cas du mot nénufar est anecdotique mais exemplaire. D’origine arabe et non grecque, il s’écrivait nénufar au 18ème siècle quand on lui imposa le « ph » car on le pensait par erreur d’origine hellénique.
Le journaliste s’étonne ensuite de cette défense éperdue de la norme et lui oppose le besoin de créativité face à des règles bien souvent arbitraires.
Maitre MO rétorque. « Quand je prends la voiture je suis très heureux qu'il y ait un code de la route, chacun convient qu'il faut des règles [...], je dis que ce refus de la règle est semble-t-il généralisé, mais on ne prend jamais un avion qui est piloté par quelqu'un qui n'a pas son brevet de pilote. [...] La république c'est l'idée qu'une multiplicité d'individus consentent à une règle commune. La liberté n'est pas la licence, ça se construit avec de l'intelligence, de la mémoire, avec de l'histoire, avec du patrimoine, avec bien sûr de l'invention et de la créativité, je ne suis pas sûr qu'avec la licence on invente beaucoup plus qu'avec la liberté. »
Là encore Maitre MO se laisse emporter par l'élan de son exaltation originelle, et compare les règles orthographiques à celles qui contrôlent la circulation aérienne. Subtile analogie qui insinue ainsi que les risques en sont comparables.
Car pour lui les choses sont limpides, la rectification de l'orthographe est du laxisme, de la licence, c'est à dire le dérèglement des mœurs, le désordre moral, l'anarchie.
Ainsi avec le temps, comme sous l’effet de la cuisine normande, l’homme des envolées libertaires s’est naturellement épaissi, et sa pensée aussi. Il est devenu ce qu’il condamnait. Il est prêt pour un ministère.
Décidément, ce sujet pourtant prosaïque et futile a fait dépasser toute mesure aux réseaux sociaux, aux journaux, à l’Académie des Immortels et aux plus grands philosophes vivants. Mais ces débordements nous auront finalement confirmé que les ruminations de nos penseurs appointés ne nous paraissent perspicaces qu’à la mesure de notre méconnaissance du sujet.
Décidément, ce sujet pourtant prosaïque et futile a fait dépasser toute mesure aux réseaux sociaux, aux journaux, à l’Académie des Immortels et aux plus grands philosophes vivants. Mais ces débordements nous auront finalement confirmé que les ruminations de nos penseurs appointés ne nous paraissent perspicaces qu’à la mesure de notre méconnaissance du sujet.
4 commentaires :
Décidément, je découvre chaque jour, Maitre Ostarc, que vous pensez comme moi, ou plutôt, ce qui est nettement plus rassurant, vous pensâtes comme moi. Je n’ai jamais aimé ce petit maître qu’est On Fraie. Sans trop savoir pourquoi. Mais là, c'est le pompon. Utiliser la Règle orthographique, presque comme un réflexe lacanien, comme l’identique de la Règle républicaine c'est fort. On se croirait au Figaro. Je me régale en pensant à mes amis du 11° qui dont dévoré les livres dudit Michel.
Pour le reste, la langue est une matière vivante. On oublie souvent qu'une langue est avant tout orale, et qu’elle se répand avant tout par la parole, puis qu’elle est ensuite, et seulement ensuite, écrite, c’est-à-dire codifiée. Jusqu’à ce qu'on change le code.
Seules les langues mortes, le grec, ou le latin, n’évoluent plus. Le français, grand bien lui fasse, évolue depuis 2000 ans.
Rappelons aussi que la langue est un outil de domination sociale. Pointer les erreurs de français, c'est une façon de se montrer supérieur, intellectuellement, socialement.
Et en plus c'est gratuit, et ça évite de se cultiver vraiment.
Petite question à Le Professore :
Vos "amis du 11°", sont-ce vos "amis du onze degrés" ou vos "amis du onzième" (sous-entendu : arrondissement) ?
Dans le premier cas, il s’agirait, comme on dit par chez moi, de vos "copains de boisson" et je ne vois pas bien (disons même pas du tout) pourquoi vous y feriez référence ici. Dans le second cas, il s’agirait d’un sous-entendu dont la finesse sociologique m’échappe puisque, comme dirait Costar, le pauvre provincial que je suis, au corps et à l’esprit épaissis par la cuisine normande, ignore la raison pour laquelle les habitants de tel quartier parisien liraient plus volontiers Onfray que ceux de tel autre. Mais il s’agirait par surcroît d’une erreur orthotypographique puisque l’abréviation de onzième n’est pas 11° (ça, c’est "onze degrés" ou bien "undecimo" si l’on admet que votre signe ° est un "o" en exposant), non plus que 11ème (ainsi qu’on le peut, hélas, lire sur ce présent blog), mais tout bonnement 11e (avec le "e" en exposant quand c'est possible).
Quant à vous, maître Costar, j’apprécie toujours votre hauteur de vue et votre élégance, mais je me demande bien depuis quel camp (arrondissement ?) vous décochez vos flèches au philosophe des pauvres…
Pierre
À Nonyme,
J'ai lu, il y a bien longtemps, qu'on pouvait écrire les ordinaux avec -ème en exposant et ne me suis jamais posé la question depuis. Comme l'éditeur de Google ne sait pas écrire en exposant, il m'a toujours semblé plus compréhensible et immédiatement lisible d'écrire 11ème plutôt que 11e qui ressemble à un mot incomplet, la fin de ficelle ou de gamelle. Est-ce réellement très fautif ?
De même si vous lisez régulièrement Ce Glob est Plat avez-vous remarqué que je n'écris jamais de chiffres romains, les trouvant illisibles, confus et rétrogrades, et c'est pourquoi j'écris "Louis 14" ainsi. C'est ma participation à la simplification.
Quant à la localisation géographique, ma manière plutôt distante d'aborder les sujets plaiderait pour une position périphérique, voire banlieusarde, avec une petite pointe d'altitude (que vous appelez hauteur de vue, ce qui me touche).
D’accord avec vous sur deux points. Pour ma part, je ne vais jamais à Rennes sans que l’appellation "Ille et Vilaine", me paraisse signifier "troisième et vilaine", m’évoquant par là même l’image d’une nageuse est-allemande médaillée de bronze.
… D’où il ressort, et vous avez raison, que les chiffres romains sont sources de confusion et que, dès lors qu’il n’apparaît pas en exposant, l’"e" abréviatif l’est tout autant.
Donc, pour répondre à votre question, non, ce n’est pas vraiment fautif que d’abréger "onzième" en "11ème". Mais vous admettrez au moins que c’est un peu absurde : vous n’économisez qu’un seul signe typographique !
Bon, blague à part, j’avais noté de longue date que Ce Glob est Plat adoptait l’orthographe réformée de 1990. Cela n’enlevait rien à l’intelligence du propos, mais cela le nuançait d’un je-ne-sais-quoi de "professeur de collège à la retraite". En fait, je n’ai jamais compris votre parti-pris. Votre cruelle (mais talentueuse, comme il va de soi) diatribe envers Onfray l’éclaire d’un jour nouveau.
Bien à vous,
Pierre
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