mardi 10 décembre 2019

Un portrait de Friant



Reconnaissons-le, s’il faut payer les tubes de toutes les couleurs, le charbon pour réchauffer l’atelier et les modèles, l’habit de soie vert, et les plumes d’autruche qui siéent au costume d’académicien, et puis la précieuse épée ouvragée, et toutes les réceptions d’amis influents pour s’élever dans les grades de la Légion d’honneur, s’il faut payer tout cela, qui est tout de même le minimum vital de l’artiste, un peintre ambitieux se devra de convenir exactement aux gouts de son temps.
Et entre 1880 et 1920, si l’impressionnisme ou le fauvisme éclairaient parfois la vitrine de rares galeries parisiennes, l’époque était plutôt aux grands tableaux charbonneux, sentimentaux et moralisateurs.

Or Émile Friant était naturellement enclin au pathétique quotidien. On l’appelait parfois le « pompier photographe » ou le « peintre des cimetières » (pompier au sens de pompeux, bien entendu).
Alors, tout se fit naturellement ; médaille d’or à l’Exposition Universelle de 1889 à 26 ans, avec Légion d’honneur et achat de La Toussaint par le musée du Luxembourg, biographie éditée à 36 ans, médaille d’or à l’Exposition Universelle de 1900, élu à l’Académie des beaux-arts en 1923, à l’Institut de France en 1924, pour finir Commandeur de la légion d’Honneur en 1931.

Une vie réussie donc, globalement heureuse, on le suppose. Et peu importe que ses tableaux fleur bleue, moralisateurs, voire mythologiques, soient aujourd’hui regardés avec dédain et échangés contre quelques milliers d’euros seulement dans les enchères publiques.

On aurait pu ainsi oublier Friant, invendu dans quelque salle des ventes de province.
Mais le marché de l’art, qui ne peut pas se tromper tout le temps, ne serait-ce que statistiquement, montre depuis un certain temps, bien avant la superbe rétrospective de Nancy en 2016, une attirance sensible vers ses portraits.
Et Friant a sans doute peint parmi les plus beaux portraits de son temps, souvent plus expressifs que ceux des messieurs Bonnat, Cabanel et autre Bouguereau qui ne figuraient en général que de belles enveloppes creuses.
D’ailleurs Friant ne s’intéressait foncièrement qu’à l’humain qu’il représentait. Le fond l’ennuyait. Il torchait ses décors en trois coups de pinceau délavés, ce qui est astucieux, l’œil se concentre alors sur ce qui reste net, le visage.

Une vente récente est venue confirmer brillamment cet engouement des amateurs, le 29 novembre, au 9 rue Drouot, à Paris.
Quatre portraits par Friant étaient mis aux enchères, timidement estimés, une petite aquarelle à 3000€, un pastel à 4000 (notre illustration), une petite toile à 8000, et une toile moyenne à petit pédigrée, à 15 000 (estimations hautes).

Et les résultats de la vente alimenteront les annales. L'aquarelle, un portrait raté, est partie pour 7700€, les deux huiles pour 84 000 et 122 000 (pour le portrait de madame Paul, à la mise en scène si originale). Pour les deux toiles, c'était 10 fois les estimations. Quant au pastel, magnifique portrait, il frôlait 100 fois les estimations à 324 000€ (1).

Double record, pour les chasseurs de superlatifs, parce qu’aucune œuvre de Friant, sauf erreur, n’avait atteint un tel prix, certainement même du vivant à succès du peintre (2), et parce que, sauf exception, le prix des pastels, médium extrêmement fragile et déconsidéré, est habituellement très largement inférieur au prix des huiles.

 *** 

(1) Le titre du pastel, « La modiste », attribué sur le catalogue de la vente, est assez inapproprié. « Chez la modiste » aurait mieux convenu. La scène se passe effectivement dans un magasin de mode, mais la jeune femme est habillée chaudement comme une cliente, et elle tient à la main un petit pain et un maigre bouquet d’œillets blancs. On retrouve ici la tendance à la sensiblerie d’Émile Friant. La jeune femme, habillée avec un soin discret, vient d’entrer dans le magasin, mais son regard rêveur et un peu triste et ses modestes courses suggèrent qu’elle ne fera qu’admirer les présentoirs de la modiste. 
(2) Grossièrement calculé, 300 000€ aujourd’hui feraient 100 000F en 1890, c’est à dire le prix que Bouguereau demandait pour les immenses pensums cuisinés particulièrement pour les musées et qu’il ne parvenait pas toujours à vendre.

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