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dimanche 24 août 2025

Histoire sans paroles (58)

Grenier du château de Meung-sur-Loire, 2024.


Les pleins, les déliés, les barres de t, ce que j'aime, c'est les jambes des m quand elles sont bien rondes, les l, ça fait une feuille, le v avec la boucle, on avait de la craie partout, comme si on était pleins de sucre, je vous dis, c'est des souvenirs de vieille dame, je pourrais vous dire aussi comment l'instituteur il nous tirait les cheveux ! 

Gourio J.M, Le petit troquet des brèves de comptoir, 2015


dimanche 6 octobre 2024

La vie des cimetières (114)


Je cherche le repos, et trouver ne le puis...

Joachim du Bellay, Les regrets 1558, sonnet 39.




Légende de l'illustration :

1. Le cercueil dont on ne sait pas encore qu’y git peut-être Du Bellay, lors de sa découverte sous le pavement du transept de la cathédrale de Paris.
2. Les scientifiques se recueillent et prient devant les deux cercueils de plomb avant leur proclamation aux médias.
3. Le corps du cercueil anonyme avait été embaumé et rempli de fleurs et de plantes, jusqu’au crâne qui avec le temps s’est rouvert, laissant échapper du poète les derniers vers.
4. Les scientifiques consultent le manuel d’anatomie et viennent d’identifier sur le cadavre l’emplacement précis du sens de la poésie, situé près du cœur.
5. Après récupération des données statistiques les scientifiques referment les cercueils et effacent avec précaution, pinceau fin de martre et gratte-éponge côté doux, toute trace de leur curiosité.


Dans son Traité des reliques en 1543, Calvin constatait que la convoitise des reliques n’allait "quasi jamais sans superstition", qu’elle était "mère de l’idolâtrie", et qu’on ne saurait adorer les os d’un martyr ou de la Vierge sans être en risque d’adorer ceux d’un larron, d’un âne, d’un chien ou de quelque prostituée. 

Mais les humains n’ont que faire des avertissements de Calvin, qui par ailleurs a proféré tant de bêtises. Ils sont aussi fébrilement avides des miettes de leurs congénères qu’à l’époque du réformateur, et vénèrent avec toujours autant d’ardeur les restes peu ragoutants des personnalités qui fleurissent leurs livres d’histoire.


En 2010, les italiens, grands amateurs dont on rappelle que les reliques de San Gennaro à Naples garantissent contre les éruptions du Vésuve et les épidémies de peste (mais pas contre le SIDA ni le COVID), retrouvaient dans un ossuaire de Porto Ercole, parmi les débris d’environ 200 individus, des restes qui appartenaient - affirment-ils - à Michelangelo Merisi dit le Caravage, avec une probabilité de 85%, ce qui est déjà fort appréciable, bien au-delà de la moyenne.

Et quelle coïncidence, c’était justement le 4ème centenaire de la disparition du peintre !


En France, on a surtout des poètes, dont on nous inculque qu’ils ont créé la langue française à la force des 10 ou 12 pieds de chacun de leurs milliers de vers. Et quel évènement dramatique plus propice à nous rappeler ce passé commun que l’incendie de la cathédrale de Paris, qui réunit en 2019 les citoyens les plus opposés dans une communion de 840 millions d’euros destinés à la reconstruction (pas aux plus démunis, soyons sérieux) ?


Or sous les décombres de la flèche effondrée, dissimulés sous le pavage de la croisée du transept, l’Institut National de Recherche Archéologique Préventive (INRAP) exhumait alors deux cercueils de plomb, dont un sans inscription, anonyme. 

C’était sans compter sur le Sherlock Holmes du monde des morts, comme l’appelle le journal Le Monde, le docteur Crubézy de Toulouse. Après deux ans d’analyse du cercueil et de son contenu, il affirme que ce qu’il subsiste du corps anonyme appartenait au grand poète Joachim du Bellay, l’auteur de La Deffence et Illvstration de la Langue Francoyse, de tant de poèmes mélancoliques rabâchés à l’école, et inventeur de cette "douceur angevine" qui a fait que le monde entier imagine aujourd’hui le climat de l’Anjou comme le plus agréable de la planète.


On savait le poète enterré quelque part dans la cathédrale depuis 1560, sans l'avoir jamais découvert.

Un pays au passé culturel si riche, un pays qui a diffusé son bon gout et influencé les civilisations pendant des siècles, qui a renversé et raccourci certains de ses tyrans, qui vient de choisir une ministre de la culture sans compétence criblée de poursuites judiciaires et seulement préoccupée de son image et de ses intrigues de pouvoir, un pays enfin qui a inventé les cathédrales gothiques, ne pouvait qu’inhumer au cœur de la plus célèbre d’entre elles un des inventeurs officiels de sa propre langue.


M. Besnier, responsable des fouilles, est moins affirmatif que Sherlock Holmes et conseille la prudence, car l’analyse isotopique de ses dents démontre que l’enfance du squelette s’est déroulée à Paris ou à Lyon, loin d’Angers où Joachim aurait vécu sa prime jeunesse.

Mais son chef, le président de l’INRAP, balaie cet argument avec l’ironie des certitudes mathématiques et affirme que l’âge et la pathologie des miettes "offrent une solidité statistique remarquable". Il ne donne pas de chiffres, mais comme pour Caravage en 2010, on a peut-être ici 85% de chance que les restes soient réellement ceux de Du Bellay. Notons au passage que nonobstant ce fort taux de véracité, la relique du poète, si c'est elle, ne garantit manifestement pas contre les incendies.


La presse, confiante dans la science des probabilités, en a fait illico des titres affirmatifs, des dossiers, des cahiers photos, des dépliants centraux détachables à punaiser au mur. Jusqu'à Ce Glob est Plat qui en reproduit les images sans honte.


Pareil au vieillard qui retourne en enfance, une société sans avenir n’a que son passé pour horizon.


samedi 6 mai 2023

La vie des cimetières (107)


Guerre ou attentat, quand elle subit un traumatisme, la société, qui sait bien que le souvenir d'un drame n'a jamais empêché la récurrence du mal, choisit cependant d'entretenir la mémoire de l’évènement, pour ne pas oublier les innocents sacrifiés, dit-elle.
Peu après le massacre du 10 juin 1944 à Oradour, à 20km au nord-ouest de Limoges - où un bataillon de 200 soldats d’occupation avaient réuni tous les habitants du village et exterminé pour l’exemple 650 innocents par le feu et la mitraille - les autorités décidèrent de préserver le village martyr dans l’état de ruine, afin "d’entretenir l’émotion et la haine" dit (ou cite) Wikipedia.

On ne sait trop ce qui, essentiellement en été, anime la curiosité des 200 à 300 000 visiteurs qui viennent sur les lieux 80 ans après le massacre, mais on leur a promis un village comme au jour de son abandon, un village qui prouve qu’il a souffert, pas un banal terrain vague infesté de mousses, de ronces, de plantes envahissantes recouvrant quelques cailloux. 
Or le temps et les intempéries n’ont que faire de la mémoire des hommes et persistent à tout corrompre sur leur passage. Alors on ne cesse de consolider les restes de murs, infiltrer des résines protectrices, tenter de limiter l’érosion, raviver les couleurs qui s’affadissent. L’entretien d’une ruine est une activité ruineuse. 
D'ailleurs des voix économes commencent à s’élever qui proposent de concentrer les dépenses sur certains vestiges représentatifs, le garage, la poste, l’église, et d’abandonner le reste au temps. 

Un jour, dès le début peut-être, on eut l’idée de mettre en évidence les objets usuels que le feu n’avait pas détruits, et ainsi d'évoquer, par l’absence, les habitants martyrisés. Alors apparurent aux côtés des squelettes de vélo et des carcasses d’automobile, sur les murs et les rebords de fenêtre, incongrues comme des animaux fantastiques, presque vivantes, une légion de machines à coudre américaines de marque Singer et Howe, instruments que les surréalistes révéraient depuis qu’ils avaient lu, dans le chant sixième du Maldoror de Lautréamont, cette phrase qui les avait tant émus "… beau […] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie !".


jeudi 17 juin 2021

Effacer l’historique

À la demande du musée, durant 18 mois en 1926 et 1927, un très jeune peintre un peu mondain aux talents d’illustrateur évidents, Rex Whistler, réalisait une très longue peinture de 2 mètres par 50 sur les murs du restaurant de la Tate Gallery à Londres, aidé seulement d’un assistant et de son amie Edith Olivier, écrivaine, pour la conception du récit illustré.
 
Le panorama s’intitule « The Expedition in Pursuit of Rare MeatsL’expédition à la recherche de viandes saignantes (ou rares, le mot anglais a les deux sens) » et relate les épisodes, dans un long paysage idyllique varié et finement arboré, d’un périple joyeux pour la chasse aux viandes exotiques. Toutes les figures, des animaux mythologiques aux arbres, n’y sont pas rendues de manière réaliste mais un peu caricaturale, comme dans une bande dessinée, donnant à l’ensemble de la scène allégresse et légèreté.
À l'instar du homard et de la truffe blanche, la clientèle aisée du restaurant a toujours apprécié ce vaste panorama historié, maintenant clos, comme le musée, depuis le début de la grande peur sanitaire du printemps 2020.

En 2013, lors de la restauration de la peinture, quand la Tate Gallery s’est métamorphosée en Tate Britain, quelqu’un signala que certains personnages, à la peau noire ou jaune, y étaient peints dans des situations stéréotypées humiliantes. L’affaire fut oubliée.

En 2020 des critiques d’art confinés, qui s’ennuyaient sans musées ni expositions, profitèrent des mouvements de « revendication identitaire » pour lancer une polémique sur un influent réseau social. 
On vit alors apparaitre sur l’internet de très mauvaises photos de parties du décor mural de Rex Whistler, avec quelques détails moins flous pour alimenter la controverse.
Ils montrent, dans la forêt, un enfant à la peau noire, nu et terrorisé, lié par les poignets à une corde que tire la jeune et enjouée héroïne de l’expédition, et, plus loin, attaché par le cou derrière un char à cheval. Aucun détail de personnages à la peau jaune n’a été diffusé pour l'instant.

Confondue et voyant la polémique enfler, l’administration de la Tate Britain, qui n’a pas l’intention de satisfaire les plus vindicatifs réclamant la destruction de la peinture, a annoncé que le restaurant ne rouvrirait pas avant l'automne 2021, et qu’une solution concertée et respectueuse serait alors trouvée.

Bien que le panorama ait été parfois décrit comme une satire de l'impérialisme, il faut admettre qu’il n’était peut-être pas « approprié » de montrer la bourgeoisie anglaise des années 1920 dans une situation aussi dégradante, de dépeindre les enfants de cette race aristocratique et cultivée qui avait inventé au 19ème siècle l’industrie et la civilisation s’égayant de guillerettes scènes d’esclavage.


Willem Kalf, nature morte au homard (détail), National Gallery, Londres. 
Peut-être conviendrait-il de retirer des lieux publics les images qui figurent des êtres vivants (ou qui l’ont été récemment) dans des situations embarrassantes, si on ne souhaite pas que leurs descendants apprennent un jour qu’on a pu les traiter ainsi.

Qui aurait supposé, en voyant aujourd’hui l’efficience avec laquelle elle a transformé notre planète et nos conditions de vie, que l’élite de cette race aux bonnes manières ignorait, au pays de Darwin, que des êtres qui lui ressemblaient, mais à la peau noire ou jaune, pouvaient être humains ?
Sans les excuser pour autant, rappelons que leurs cousins, issus d’ancêtres partis en Amérique pour de futiles questions de pratique religieuse, avaient commis la même erreur, et bêtement exterminé en quelques décennies un continent entier d’humains à la peau rouge.
Sans oublier que la localisation du panorama, dans un restaurant, et son titre ouvertement gastronomique, pourraient suggérer aux âmes les plus influençables que ces humains de couleur étaient chassés pour la satisfaction de tentations anthropophages.

On comprendra alors que certains envisagent de retoucher ou de faire disparaitre cette histoire qu’ils commençaient d'oublier.
 
Mais est-ce qu’effacer les manifestations du passé atténue le remords ?
Ne devrait-on pas au contraire vivre avec le souvenir, le diffuser largement, et ainsi éviter aux générations suivantes - rêvons un peu - de répéter les mêmes errements ?
Et du point de vue des victimes qui souffrent aujourd’hui de frustrations héritées de ces périodes obscures, gagneront-elles le repos de l’esprit, et en seront-elles réellement mieux traitées ?

Rassurons-nous, des personnalités averties, responsables, influentes, anglaises, peut-être même bourgeoises, et parfois commandeur de l’Ordre de l’Empire britannique, se penchent actuellement sur ces questions, dans les vastes salles lumineuses et désertes du musée, devant lequel passe,  indifférente, l'eau grise de la Tamise.
 

mardi 4 juin 2019

La vie des cimetières (87)


Gardons-nous de dire que la mort est le contraire de la vie. La vie n’est qu’une variété de la mort et une variété très rare. 
Frédéric Nietzsche, Le gai savoir (livre 3, 109)

À Saint-Rémy, une chapelle funéraire sans âge affirme « Le souvenir c’est la vie ».
Admettons. Mais la vie de qui ? Pas celle du défunt, sans doute. Alors, autant écrire « Le souvenir c’est la vie pour qui se souvient ».

Mais était-il nécessaire dans ce cas d’afficher pareille évidence ?

C’est peut-être par ironie. Parce qu’il est clair, vu l’état décrépit de la sépulture, qu’ici plus personne n’est là pour se souvenir de son existence.

Il reste le promeneur, le curieux qui passe. Mais Frédéric Nietzsche dit qu’il est très rare. Surtout ici, à la frontière entre la Corrèze et la Creuse.


lundi 11 septembre 2017

Histoire sans paroles (25)

À la grande époque de la colonisation massive de l’Afrique, de l’Asie et des Amériques, quand l’Européen réalisa que la terre était bien plus vaste et féconde que son imagination, il voulut montrer les richesses de la création à ses semblables. 
Et le moyen de présenter cette profusion des êtres vivants fut de les empailler et de les ranger soigneusement étiquetés dans les vitrines de nouveaux muséums, consacrés aux souvenirs zoologiques, botaniques et ethnographiques des grands voyageurs, commerçants ou militaires. 
Un siècle ou deux plus tard, il ne reste plus grand chose de ces cabinets de curiosités. Les plus riches collections ont été transformées en musées d’histoire naturelle, et les autres ont fermé, à l’exception de quelques villes de province qui les entretiennent encore par habitude ou par un souci un peu suranné et désintéressé de l’instruction publique. 
On y retrouve, aujourd’hui, plus que les restes fanés de la créativité de la nature (que l’on a découverte depuis avec plus de détails et de présence sur les écrans de télévision ou d’ordinateur), un peu de la mémoire de notre propre enfance, quand nous croyions que le monde au complet, bigarré et inquiétant, était classé définitivement là, par ordre alphabétique, immobile et muet, dans ces salles vert pâle où bruissaient nos chuchotements et où résonnaient sous nos pas les craquements du parquet luisant et odorant.

mardi 15 novembre 2016

Améliorons les chefs-d'œuvre (11)

Le lecteur se souvient peut-être de l’aventure du luxueux facsimilé du tableau géant de Véronèse conservé au Louvre, les Noces de Cana. La société espagnole Factum Arte l’avait imprimé et accroché dans le réfectoire du couvent de San Giorgio Maggiore pour le compte d’une association vénitienne, et certainement vendu au prix de l’original si on considère les moyens techniques mis en œuvre et le faste de son inauguration.
Coutumière de ces reconstitutions pharaoniques et habile à émouvoir la sensibilité des autorités ecclésiastiques ou culturelles inconsolées de la disparition d’icônes de leur patrimoine, la société Factum Arte vient de brillamment récidiver, cette fois à Palerme en Sicile.

Caravage, Nativité (détail)
L’évènement fondateur remonte à la nuit du 17 octobre 1969, dans l’oratoire San Lorenzo de Palerme, quand d’anonymes indélicats découpaient grossièrement et emportaient une toile de Michelangelo Merisi dit le Caravage, une grande nativité.

Les bruits les plus effrayants ont couru sur le sort de l’œuvre, jusqu’à celui de sa perte définitive, d’après le témoignage d’un maffieux qui déclarait en 1996 que la toile avait été tellement pliée et abimée par les manipulations que le commanditaire du vol en aurait pleuré et ordonné sa destruction.
Puis durant 45 ans, pour en raviver le souvenir, une photographie aux couleurs fanées remplaça dans son cadre baroque le chef-d’œuvre de Caravage.

Mais la société Factum Arte est arrivée, consolatrice de la veuve et de l’orphelin patrimoniaux. Elle a mis en œuvre son abondant argumentaire technique, ses expertises cabalistiques, ses imprimantes uniques au monde, mobilisé les officiels les plus considérables jusqu’au président de la République italienne en personne, et le tour était joué.
L’oratoire San Lorenzo est depuis le 12 décembre 2015 orné d’une photographie plus belle encore que l’original, que Factum Arte n’hésite pas à baptiser « Re-matérialisation de l’œuvre ». Reconnaissons tout de même qu’où elle se situe, à 4 mètres au dessus du sol derrière son mobilier rococo, on ne distingue pas bien les subtilités du délicat relief imaginé pour simuler les défauts d’une toile et les traces de pinceau du peintre.
Et soyons persuadés que Factum Arte dans ses laboratoires les plus secrets, et à l’aide de technologies pointues, est en train de concocter le facsimilé le plus parfait qu’on puisse imaginer, et qui remplacera définitivement tous les autres, le facsimilé d’un président de la République inaugurant un évènement quelconque avec son cortège d’officiels. D’ailleurs c’était peut-être le cas à Palerme.

Afin de ne pas briser le charme de cette émouvante histoire de résurrection nous éviterons de nous demander si l’exorbitante fabrication d’un facsimilé (avec des techniques ultramodernes) est aujourd'hui le meilleur moyen de préserver le souvenir d’une œuvre disparue.