samedi 6 mai 2023

La vie des cimetières (107)


Guerre ou attentat, quand elle subit un traumatisme, la société, qui sait bien que le souvenir d'un drame n'a jamais empêché la récurrence du mal, choisit cependant d'entretenir la mémoire de l’évènement, pour ne pas oublier les innocents sacrifiés, dit-elle.
Peu après le massacre du 10 juin 1944 à Oradour, à 20km au nord-ouest de Limoges - où un bataillon de 200 soldats d’occupation avaient réuni tous les habitants du village et exterminé pour l’exemple 650 innocents par le feu et la mitraille - les autorités décidèrent de préserver le village martyr dans l’état de ruine, afin "d’entretenir l’émotion et la haine" dit (ou cite) Wikipedia.

On ne sait trop ce qui, essentiellement en été, anime la curiosité des 200 à 300 000 visiteurs qui viennent sur les lieux 80 ans après le massacre, mais on leur a promis un village comme au jour de son abandon, un village qui prouve qu’il a souffert, pas un banal terrain vague infesté de mousses, de ronces, de plantes envahissantes recouvrant quelques cailloux. 
Or le temps et les intempéries n’ont que faire de la mémoire des hommes et persistent à tout corrompre sur leur passage. Alors on ne cesse de consolider les restes de murs, infiltrer des résines protectrices, tenter de limiter l’érosion, raviver les couleurs qui s’affadissent. L’entretien d’une ruine est une activité ruineuse. 
D'ailleurs des voix économes commencent à s’élever qui proposent de concentrer les dépenses sur certains vestiges représentatifs, le garage, la poste, l’église, et d’abandonner le reste au temps. 

Un jour, dès le début peut-être, on eut l’idée de mettre en évidence les objets usuels que le feu n’avait pas détruits, et ainsi d'évoquer, par l’absence, les habitants martyrisés. Alors apparurent aux côtés des squelettes de vélo et des carcasses d’automobile, sur les murs et les rebords de fenêtre, incongrues comme des animaux fantastiques, presque vivantes, une légion de machines à coudre américaines de marque Singer et Howe, instruments que les surréalistes révéraient depuis qu’ils avaient lu, dans le chant sixième du Maldoror de Lautréamont, cette phrase qui les avait tant émus "… beau […] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie !".


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