jeudi 27 janvier 2022

Des fraises de Chardin

 
C’était prévisible ! On ne parle déjà plus que de lui. Il va éclipser le prochain variant du coronavirus, le noyer dans sa propre vague, occulter l’augmentation des prix de l’énergie, le futur clone de président, peut-être même la superproduction saisonnière des studios Marvel. 
Le soir du 23 mars prochain, Artcurial et Turquin vendront un tableau mythique, pas un brimborion comme le soi-disant Léonard à 450 millions de dollars, non, un vrai chef-d’œuvre de l’histoire de la peinture, au pégigrée irréprochable, et français par dessus le marché.
Un des tableaux les plus purs de M. Chardin. Son unique nature morte avec œillets et fraises des bois. Il mesure 46 par 38 centimètres.

Exposé pour la première fois au Salon de l’Académie, au Louvre en 1761, dans un groupe de natures mortes sous le numéro 46, remarqué alors par le peintre Gabriel de Saint-Aubin, il avait fait depuis, amputé des deux cerises et de la pêche, la couverture du catalogue de la mémorable rétrospective Chardin au Grand palais de Paris, en hiver 1979. Il portait alors le numéro 115. C’est dire son prestige. 
 
Toute la presse spécialisée en parle donc, et en répète les mêmes choses. Le vendeur ne souhaite l'abandonner qu'à 12 ou 15 millions d’euros (17M$). Un autre Chardin, moins éblouissant, provenant de la même collection Marcille, a fait 8 millions de dollars en novembre 2021. Il faudra bien doubler la mise, l'époque est florissante (sur la branche d'activité).

Chardin JBS, Cafetière, trois aulx, verre d'eau (Pittsburg CMOA)
Petite anecdote méconnue, on distingue, au centre d’un autre chef-d'œuvre de Chardin, Cafetière, aulx et verre d’eau du Carnegie museum of art de Pittsburg (illustration ci-contre), la trace d’une pyramide de fraises que le peintre a remplacée en cours de réalisation par une cafetière, substitution confirmée par une radiographie faite au début des années 1980. Les deux verres d'eau étaient ainsi ensemble dans l’atelier du peintre vers juin ou juillet, à la fin de la décennie 1750.
On imagine que Chardin, voulant résolument peindre ce volume rouge, le trouva incongru sur son premier fond d’un brun-vert aquatique, l’effaça pour une cafetière moins dissonante, mais ne renonça pas à en faire un autre tableau avant que le modèle ne se gâtât, dont il éteignit alors l'éclat par un fond moins froid et en attirant l’attention sur les rouges contrastés des autres fruits et le blanc rutilant des œillets. 

Si l’on s’abstrait des formes et des couleurs du tableau pour regarder l’objet représenté, le panier de fraises des bois, on ressent un vague trouble, une contradiction entre la masse compacte, l’abondance presque écœurante des fraises, et la parcimonie monacale du reste de la toile. Loin des traditionnelles leçons de morale sur la vanité des plaisirs terrestres, on y verra peut-être une discrète perversité.

La revue Connaissance des arts prédit que la toile sera autorisée à l’exportation parce que le Louvre a déjà trop de Chardin en réserve, et pense qu’elle sera achetée par un de ces collectionneurs américains qui prospèrent aujourd’hui sur la crête des vagues sanitaires. 

Effectivement, le Louvre déborde de Chardin, mais très peu de merveilles de cette singulière qualité.
Une commission officielle pourrait même l’affubler du qualificatif grotesque de « Trésor national », histoire de le faire attendre pendant quelques années d’indécision dans les couloirs de l’administration, pour finir par ne pas réunir les moyens de l’acheter. 
Tout reste possible. Attendons le 23 mars. 

Le tableau a été peu vu depuis sa révélation, pour beaucoup, en 1979. Il va partir en tournée promotionnelle en Amérique. 
Quand les conditions de son exposition chez Artcurial à Paris seront publiées, vous les trouverez en vous rendant à la fin de cette chronique avant l’échéance, si vous pensez aller contempler ces œillets blancs peut-être pour la dernière fois, avant qu'ils disparaissent en des mains privées ou vers d'inaccessibles antipodes.

Aucun commentaire :