Comptes de faits (6)
"6000 personnes par jour qui se bousculent pour aller voir les Vermeer… À quoi ça ressemble ? Ce sont les mêmes qui vont au salon de l’auto."Chaval, entretiens avec Pierre Ajame, automne 1966.
Johannes Vermeer, peintre connu et apprécié à Delft de son vivant, était oublié depuis deux siècles et confondu aux peintres plus ou moins anonymes du même genre et de la même région, quand un journaliste plus curieux que les autres le distingua de ses confrères et se mit à le rechercher sans répit dans les collections et les ventes, à convaincre lentement des personnes fortunées et en vue, bientôt suivies par des écrivains, puis par les journaux, et enfin, récemment, par le cinéma populaire. Tout cela prit un bon siècle, mais depuis, le moindre barbouillage supposé de la main de Vermeer est devenu un chef-d’œuvre (pour mémoire on ne reconnait pas un chef-d’œuvre par l'objet même, qui peut être indifférent, mais par un mouvement de foule autour de lui, une onde faite d’humains attirés individuellement vers l'objet parce qu'il le croient aimé par les autres).
Et Taco Dibbits le sait bien. Directeur du Rijksmuseum d'Amsterdam, organisateur depuis 20 ans des expositions les plus courues en Hollande, détenteur d’un record personnel de 4780 visiteurs par jour autour de Rembrandt, il claironnait depuis 2021 qu’il allait exposer en 2023 à Amsterdam quasiment tous les Vermeer connus, et que personne n’en reverrait jamais autant réunis au même endroit.
Taco Dibbits savait probablement qu’en automne 1966, à Paris, l’exposition "Dans la lumière de Vermeer" à l’Orangerie, avec ses 12 Vermeer, avait accueilli (contenu) 6000 visiteurs par jour.
Taco Dibbits savait certainement que la rétrospective de 1996 au Mauritshuis de La Haye (à 57 kilomètres d’Amsterdam), avec 23 Vermeer, avait supporté 5000 visites par jour et avait été contrainte en catastrophe de se réorganiser avec une salle supplémentaire (25% en surface), dès la première semaine.
Taco Dibbits savait sans doute qu’en février 2017, le jour de l’ouverture de l’exposition "Vermeer et les maitres de la peinture de genre" au Louvre, les 12 Vermeer exposés avaient attiré 9400 visiteurs dont une bonne partie, munie cependant de droits d’entrée (l’impayable billet unique), avait été refoulée, créant un capharnaüm dont le musée mit des semaines à se remettre et qui reste dans les mémoires comme un des sommets de la logistique muséologique.
Taco Dibbits savait tout cela en organisant son exposition ultime. Alors il a tout fait pour la fluidité du flux.
(Précisons que la description qui suit ne prétend pas traduire une exacte réalité qui aurait été constatée sur place, elle n'est faite que de la lecture de la presse en ligne).
Quand le Louvre en 2017 avait regroupé 60 tableaux hollandais autour des 12 Vermeer, le Rijksmuseum en 2023 avait seulement 28 Vermeer à répartir dans 9 grandes salles, par thème, certains tableaux, comme la Femme lisant une lettre ou la Femme versant du lait, se retrouvant seuls. Les vastes pièces aux murs presque vides en ont pris un aspect de salle d’attente, comme aux guichets de la poste.
Les tableaux ont été éloignés au mieux les uns des autres, les cartels explicatifs éloignés des tableaux et les articles plus longs, analytiques et biographiques, traditionnellement affichés à l’entrée de l'exposition, ont été déplacés près de la sortie.
Pour éviter qu’on ne s’en approche trop, chaque tableau a été protégé par un arceau de sécurité autorisant "8 à 10 spectateurs simultanés" déclare Taco Dibbits, estimation optimiste, les hollandais ne souffrent peut-être pas du même embonpoint que les visiteurs du Nouveau Monde.
Enfin la durée de l’exposition a été optimisée : 114 jours en continu, sans fermeture, 8 heures par jour du dimanche au mercredi, et 13 heures sans interruption du jeudi au samedi (avec nocturne donc).
D’après le site de "Connaissance des Arts" Taco Dibbits pensait alors accorder un total de 350 000 entrées, en moyenne 3000 par jour. En réalité il en a distribué 450 000, soit 4000 par jour, avant de décider la fermeture définitive des guichets, et dès l’inauguration de l'exposition le site de vente de billets affichait complet, mais promettait de faire tous ses efforts pour chercher à offrir plus d’entrées.
Car le musée peut encore, en effet, ajouter 4 nocturnes hebdomadaires (Il est peut-être plus facile de négocier des heures supplémentaires avec le personnel du musée que des jours de rallonge avec les assurances et les musées prêteurs). Il passerait alors de 71 à 91 heures d'ouverture par semaine, une augmentation de 28% qui se répercuterait directement sur le nombre de visiteurs, de sorte que si Taco Dibbits réagit à temps, il pourra pulvériser son propre record d’entrées, dépasser le Graal des 5000 visites par jour, et dès lors prétendre - il est jeune encore - à la direction des musées les plus prestigieux.
Enfin, le nombre de visites n’est pas tout, et le pragmatique directeur s’est couvert, pour pondérer les effets néfastes d'éventuelles circonstances imprévues, en renforçant le prix du billet d’entrée, qui est de 30 euros ! Toutefois, ça ne met le Vermeer qu'à 1,07€, ce qui est en fin de compte assez peu. Pour mémoire les 12 Vermeer du Louvre en 2017 étaient à 17€, soit 1,42€ pièce, et même à ce prix on n’était pas certain de les voir.
***
Pendant ce temps très à l'ouest, dans les musées des arts de Nantes et de Rennes, les deux plus beaux tableaux du monde (bon d’accord, deux des trois plus beaux), faits de la main d’un peintre du même siècle et au même destin posthume que Vermeer, voient passer, les jours de semaine, quelques dizaines de touristes égarés, parfois moins.
On ne dira bien entendu pas son nom, afin d'éviter que la trentaine de fidèles de Ce Glob ne se trouve à l’origine d’un incontrôlable mouvement de foule.
4 commentaires :
Ah ah ah, diviser le prix d'entrée d'une expo par le nombre de tableaux exposés pour faire un comparatif " rapport qualité-prix", j'avoue que l'idée m'a bien fait rigoler :-)
Je n'irai pas voir Vermeer à Amsterdam, bien sûr. Je n'en ai ni les moyens ni l'envie. Mais une petite visite à Nantes ou Rennes, pas si loin de chez moi, pour admirer ces deux tableaux de "qui-vous-savez", parmi les trois plus beaux du monde (bien d'accord avec vous !), voilà un plaisir qui compensera largement ma frustration.
Au fait, pour vous, c'est lequel le n° 3 ? (Parlez de manière codée, il pourrait y avoir des gens qui nous lisent...)
Bien à vous,
pi
Heureux de vous lire à nouveau, Monsieur Pi.
Ah ils sont des dizaines, des centaines à se précipiter dans mon crâne pour cette troisième place, alors pour ne pas créer d'agitation, de rancœurs, voire d'émeutes, je resterai sur le même peintre et sa Madeleine hélas si lointaine, dans son grand musée New-Yorkais. La dernière fois que je l'ai vue, elle attendait assise dans une des immenses salles du Grand Palais, à Paris. C'était l'hiver 97. Elle portait le numéro 39. Je ne l'ai pas oubliée.
Quelle coïncidence... j'ai son image juste devant les yeux !
Mais c'est peut-être un peu "hégémonique", votre choix, non ?
Pour ma part, j'aurais mis l'Annonciation de Rogier van der Weyden au Louvre. Pour une raison très intime également : étudiant, j'ai été gardien dans ce musée que vous aimez tant détester, notamment à l'époque où il était fermé au public (juste avant l'ouverture du "Grand Louvre") et, un jour, je me suis contraint à passer huit (8) heures... sans le quitter une seconde des yeux. Une expérience que je n'ai jamais eu l'occasion de réitérer et qui m'a marqué pour la vie. Depuis lors, ce tableau et moi, on ne fait plus qu'un.
Voilà, voilà...
Alors, oui, je n'ai pas laissé de commentaires ces derniers temps, parce que, figurez-vous que depuis plus d'un an je ne reçois plus sur ma boite mails les annonces de vos parutions. Je vais donc sur votre blog seulement quand j'y pense et que j'ai du temps (et ce n'est pas toujours au même moment). J'ai fait un rattrapage cet automne et lu tout ce que j'avais raté. Mais, forcément, ça n'incite pas à réagir à chaud (ou à froid, je ne sais jamais). En tout cas, c'est toujours aussi bien, je trouve. Votre constance est remarquable. Et pour tout dire assez mystérieuse.
Comment cela, hégémonique ? Je pourrais apporter une litanie d'éléments objectifs et incontestables qui expliquent ce choix tout à fait subjectif.
Si on évoque des raisons plus sentimentales, mais néanmoins chiffrées, je reste très loin de votre record de huit heures, mais je me rappelle être resté presque trois heures, assis ou debout, devant l’Astrologue de Vermeer, dans une petite salle du Louvre qui lui a été consacrée durant quelques semaines quand la famille Rothschild l'a "offert" au Louvre, en paiement de droits de succession. Une banquette était placée devant le tableau. Je ne sais plus en quelle année.
Et je me rappelle l'exposition des Romantiques allemands en hiver 1976, à l'Orangerie de Paris, de ma découverte, suffoqué, de 27 toiles de Caspar David Friedrich, et d'être resté au moins une heure debout devant la "Grande réserve" du musée de Dresde, que je n'ai jamais revue (et qui m'obsède encore au point d'en faire prochainement une copie - si j'en trouve le temps, avec l'aide éventuelle d'un nouveau confinement). Elle mériterait bien la troisième place.
Enfin, concernant l'annonce de mes publications, alors que, comme vous l'avez remarqué, je ponds mes quatre billets presque hebdomadaires tous les mois, si vous souhaitez néanmoins être dérangé en temps réel dans votre boite mail, dites-moi simplement le système d'exploitation de votre ordinateur (Windows, je présume) et le ou les navigateurs qui vous transportent régulièrement sur internet, et je chercherai s'il existe une solution facile, enfantine même.
Enregistrer un commentaire