vendredi 3 février 2023

Tableaux singuliers (17)


Nous nous inquiétions dernièrement et incidemment du sort des fraises de Chardin, ce tableau d’un panier débordant de fraises et d’un verre d’eau, acheté aux enchères le 23 mars 2022 à Paris par le musée Kimbell de Fort Worth au Texas, mais que la France cherche à s’approprier et a interdit de sortie du territoire, en attendant de réunir les 20,5 millions d’euros de l’adjudication (sans compter la commission)

En cherchant à connaitre le point de vue de l’acquéreur déchu sur son site internet on découvre, au mot "fraises", ce beau tableau en illustration qui abonde également en fraises (et en cerises). Elles furent peintes, 130 ans avant celles de Chardin, par Louise Moillon, peintre renommée en son temps, collectionnée par les plus nobles, mais dont la production parait s’être arrêtée dès son mariage, à 31 ans, et pour les 55 années qui suivirent.

Or, quand on retrace les circonstances de la vente de ces deux tableaux à la fraise, point une savoureuse coïncidence, presque romanesque. Voici les faits.

Mercredi 23 mars 2022, peu après 18h, chez Artcurial à Paris, au 7 rond-point des Champs-Élysées, assis dans la salle (que le film de la vente ne montre jamais de face), l’acheteur d’une galerie new-yorkaise pour le compte du musée Kimbell lève le bras régulièrement, depuis l’enchère de départ, 9 millions d’euros, jusqu’aux 20,5 millions de l’adjudication.

Jubilant de rentrer en Amérique avec le célèbre "Panier de fraises des bois" de Chardin sous le bras, il apprend, au moment de payer, que l’État français est sournoisement sur le coup, et qu’il va lui faire des misères, peut-être même le faire attendre deux ans et demi pour finir par lui dire "Oh finalement, on n’aime plus les fraises !" Et là, qui sait ce qu’il se passerait, le cas est si rare ? Il faudrait bien sûr payer le tableau, mais à quel prix ? Dans ce cas très particulier, le vendeur peut-il demander des intérêts pour retard de paiement ? Et deux ans et demi, au taux d’inflation actuel, même si le dollar maintient son ascension, ça chiffrerait ! 

Vendredi 25 mars 2022, le surlendemain, après une nuit fort arrosée et une journée très embrumée (ici c’est l’auteur qui imagine), l’acheteur américain inconsolable erre sans but sur le boulevard Haussmann et de dépit s’arrête devant la fameuse salle des ventes, 9 rue Drouot.
Il est 15 heures. Il se laisse tomber sur une chaise, au hasard, et c'est le mot fraise qui le fait sortir de sa torpeur : "Lot numéro 22, une nature morte à la coupe de fraises, panier de cerises et branche de groseilles à maquereaux, signée Louyse Moillon 1631, une huile sur panneau de 50cm par 36".
L’acheteur ouvre alors un œil sur une large assiette de faïence débordant de fraises, des fraises des bois comme chez Chardin, avec un grand panier de cerises. Et il croit entendre "on commence à 100 000 euros, one hundred…"
La suite est confuse. S’est-il cru dans un cauchemar en train de rejouer la scène chez Artcurial ?  Combien de temps l'hallucination aura-t-elle duré ?

Quoi qu’il en soit, celui qui emporta finalement l’enchère, exceptionnelle pour un Moillon, de 1 734 880 euros (Taxes et commission incluses), 10 fois les estimations basses, ne pouvait être que notre acheteur, puisque le 18 novembre suivant, les fraises qui firent enfin la fierté des cimaises du musée Kimbell de Fort Worth, près de Dallas en Amérique, étaient celles de Louise Moillon, dépoussiérées, rutilantes. 

Le Louvre possède 37 tableaux de Chardin qu’il expose presque tous. Il n’en a que 3 de Moillon et n’en expose qu’un, le plus beau restant dans les réserves. 
Tout à sa furtive manœuvre pour accaparer un Chardin supplémentaire hors de prix, il n’a même pas remarqué qu’un rare tableau de Louise Moillon, qui était dans ses moyens, partait pour l’Amérique. 

Note : en 1631 Louise a 21 ans. Avec ce tableau elle peaufine sa formation en copiant très exactement, fraise à fraise, un tableau de son beau-père François Garnier (parti à 34 000€ en 2008 à Drouot). En réalité elle dépassait déjà le maitre, dit-on, ce qui est difficile à juger d’après la mauvaise reproduction de l’original (page 44 ill.2). On remarque cependant qu’elle a aéré le sujet et modifié des détails comme l’anse du panier.

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