mercredi 5 décembre 2018

Les pantoufles de Caravage

Il y avait, dans un quartier riche de Paris, près de l’Arc de triomphe de l’Étoile, un opulent hôtel particulier qu’un public clairsemé visitait en déambulant paisiblement. On y retrouvait, dans des salons surchargés de meubles, de tapisseries, de bas-reliefs, et de statues, de vieilles connaissances fidèles et silencieuses : le plus beau Rembrandt en France, un Ruisdael délicat, et une vierge sculpturale de Giovanni Bellini, sans oublier Uccello, Botticelli, Tiepolo…

À peine avait-on passé le portail sur le grand boulevard, et gravi les marches de marbre qu’on entrait dans un petit musée de province. On troublait le silence en faisant légèrement craquer le plancher d’où s’exhalait le parfum persistant de la cire.
C’était au siècle dernier. Le musée Jacquemart-André était alors administré avec routine par une fondation créée par les académiciens moribonds de l’Institut de France.

En 1995, l’Institut se débarrassait du musée, comme d’autres institutions publiques, au profit des intérêts privés de l’entreprise Culturespaces, filiale de Gaz de France (aujourd’hui Engie).

Et le musée s’est depuis transmué par magie en un Disneyland de la culture bourgeoise.
Un budget considérable est consacré à la promotion d’expositions anémiques avec un zeste de prestige, comme pratiquait la feue et interlope Pinacothèque de Paris.
Des économies aussi considérables sont faites sur l’accueil, le confort et l’information du visiteur. Aucune consigne de sécurité n’est respectée, pas de surveillance de l’entrée et des vestiaires, pas de fouille visuelle.
Les salles d’exposition sont si petites et le public si nombreux qu’il est impossible de contempler un tableau plus de 30 secondes sans qu’une oppression panique vous saisisse et le besoin de respirer vous précipite vers la sortie.

Par bonheur, la boutique du musée dont la visite est forcée au moyen d’un parcours tortueux unique, abonde en produits culturels, figurines de plastique, maillots imprimés et minuscules reproductions aimantées. On recommandera particulièrement le torchon « Mary Cassatt », 100% coton, qui montre qu’au-delà de certaines revendications un peu radicales, les meilleures peintres américaines savaient soigner leur linge de maison. On dit que les pantoufles de Caravage sont attendues.
Et puis on peut feuilleter les catalogues d’exposition, encombrants et exorbitants, et y voir enfin les tableaux dans leur entier.

Le torchon de Mary Cassatt, peintre impressionniste américaine, est en vente dans la boutique du musée Jacquemart-André. À l’occasion de l'exposition actuelle, on espère la commercialisation des pantoufles de Caravage. 


Allez donc voir l’exposition « Caravage à Rome ». Même si le peintre y est peu représenté, 9 tableaux dont au moins un faux (l’Ecce homo de Gênes), quelques copies, et trois magnifiques (de Milan la Cène à Emmaüs, et de Rome, le Saint Jérôme de la galerie Borghese et la Judith décapitant Holopherne, au palais Barberini), elle bat déjà des records de fréquentation. Vous y battrez sans doute un record personnel de la visite la plus courte, vu le nombre d’œuvres au catalogue et l’impossibilité de les approcher.
Mais vous pourrez, plus tard, toute amertume digérée, affirmer avec fierté « j’ai fait l’exposition Caravage au Jacquemart, en 18 ». La preuve définitive, à défaut d'agrémenter vos souvenirs, sera sur la porte de votre réfrigérateur.

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