dimanche 23 décembre 2018

Banksy crache dans la soupe

Toute génération a ses pasticheurs, qui s’emparent des icônes de l'époque et les recyclent en les parodiant. Ils justifient ce détournement par des revendications politiques ou humanitaires. Comme les personnages et les logos qu’ils caricaturent sont fameux, ils héritent une part de leur notoriété. 
Erró (1), Lichtenstein, Warhol notamment, illustraient ainsi les années 1960 et 1970 dans les galeries d’art et les musées.

La génération suivante, empiffrée de réclames sous toute forme, découvrait un moyen de communication plus immédiat et épicé d’un dose d’interdit. Elle exposait directement sur les murs de la ville et les panneaux publicitaires, furtivement. C’était l’art urbain ou Street art.

Ron English exerçait alors ses talents d’affichiste et sa conscience sociale dans les rues, d’abord du Texas, dans les années 1980 et 1990, en stigmatisant surtout les entreprises qui incitent massivement à la consommation de cigarettes et de nourriture bourrée de sucre et de graisse (2).

Reconnu, il expose aujourd’hui comme ses maitres, dans les galeries et les musées, des tableaux peints avec beaucoup de minutie, de couleurs et d’exubérance, voire d’incontinence (détail ci-contre), et dénonce les valeurs consuméristes en se montrant omniprésent dans les médias et en vendant force affiches, vêtements, albums et figurines des personnages qu’il a « détournés dans le but d’éveiller la conscience populaire ».
Tout cela est certainement profitable, car il vient d’emporter aux enchères une œuvre réputée de Banksy, un jeune confrère, pour 730 000 dollars.
 
Banksy, de la dernière génération de l’art urbain, semble être l’inverse de Ron English.
Anglais de Bristol, discret, préservant (avec difficulté) son anonymat depuis 20 ans, il peint au pochoir des silhouettes en noir et blanc. S’ils partagent les mêmes idéaux généreux et simplistes, Banksy, malgré un sentimentalisme un peu facile, affiche un humour nettement plus subtil que celui d'English et un véritable esprit libertaire (3).

Sa technique et son graphisme, sans originalité, doivent tout au français Blek le rat et à travers lui à Ernest Pignon-Ernest, mais ses actions de rue et la mise en scène de ses canulars sont d’une ironie et d’une ingéniosité réjouissantes. La lecture de la liste incomplète de ses faits et gestes dans L’encyclopédie Wikipedia (l’article anglais est plus fourni), donne déjà le frisson de la poésie, d'une sorte de dadaïsme humanitaire.

Qui ne connait pas ce qu’est Banksy, et la frénésie qu’engendrent ses productions dans le public, peut les découvrir dans le chef-d’œuvre documentaire de Chris Moukarbel, « Banksy does New York » (4).
Le film relate en détail les réactions des New-yorkais dans la recherche et la découverte, à l’aide d’indices diffusés sur internet la veille, d’une œuvre nouvelle dissimulée par Banksy chaque jour du mois d’octobre 2013.
Adorateurs, profiteurs, policiers, badauds, finissent généralement par trouver, et détruire ou voler l’œuvre du jour. L’art des rues est éphémère.

La journée du dimanche 13 octobre, en particulier, est un chef-d’œuvre. Dans la matinée à Central Park, un vieil homme installe un stand au milieu d’autres marchands de reproductions. Il propose pour 60$ pièce 34 toiles peintes au pochoir, reconnaissables, signées (au dos ?). Quand il remballe à 18h, il en a vendu 8 dont 2 négociées à 30$. Les chasseurs de trésor, déconfits, apprendront le lendemain que les toiles étaient d’authentiques Banksy. Elles se vendent habituellement plusieurs dizaines, voire centaines, de milliers de dollars aux enchères.

La dernière opération retentissante (*) de Banksy était, en salle des ventes chez Sotheby’s à Londres, le 5 octobre 2018, le découpage rocambolesque d’un de ses tableaux par une broyeuse télécommandée cachée dans le cadre, quelques secondes après son adjudication pour plus d'un million de livres sterling. L’œuvre était un exemplaire de son dessin au pochoir le plus célèbre, la fillette au ballon rouge, sujet mièvre et très consensuel car sans véritable sens. L’évènement a beaucoup ému les médias.
Il reste néanmoins controversé et entouré de commentaires sarcastiques sur l’intégrité de l’artiste parce qu’ayant, bien que démenti, évidemment bénéficié de complicités chez Sotheby’s (c'était le dernier lot de la soirée). La vente n’a pas été annulée et le commissaire-priseur a immédiatement prétendu que la valeur de l’œuvre (ce qu’il en reste) s’en trouverait doublée.

Aujourd’hui le moindre geste de Banksy fait grimper le cours de Banksy, et provoque jalousies et inimitiés, notamment chez les confrères moins renommés, qui se disent alors défenseurs d’un art urbain vertueux et incorruptible.
Ainsi Ron English, peintre du plastique et de la guimauve qui aimerait être le Salvador Dalí de l’art populaire, a clamé qu’il sauverait l’honneur de l’art éphémère en couvrant le Banksy qu’il vient d’acheter de peinture blanche, afin de lui rendre son état de mur originel, puis qu’il le vendrait un million de dollars, histoire de rentabiliser l’opération.

Peintes illégalement et volées sur les murs, même signées, ces œuvres n’ont pas d’auteur légal, c’est pourquoi les musées ne les achètent pas (pour le moment). Les seules preuves de leur authenticité sont des déclarations et des clichés déposés par un certain Banksy sur un site internet ou sur Instagram. Pourrait-il s’opposer à cette dégradation, par l’intermédiaire d’un prête-nom et d’un quelconque artifice juridique, que Banksy n’y trouverait pas d’intérêt. Ses œuvres au pochoir sont reproductibles sans effort et la fanfaronnade d’English ne fera, une fois réalisée, qu’amplifier la réputation du nom Banksy.
D’ailleurs, les notoires rivalités claniques dans le milieu de l’art urbain ne sont peut-être qu’une façade (5). Il est possible que Banksy et English soient de connivence.

Peu importe, si cela les incite à rappeler à chaque coin de rue qu’il existe un autre monde, flottant au dessus de la réalité, qui parle et décide au nom de l’espèce humaine, et qui prétend savoir conduire sa destinée quand c'est vers le chaos qu'il l'entraine, que ce monde n’est pas intouchable, et qu’il s'agit de le faire taire en prenant la parole à sa place, sans en demander l’autorisation.

Mise à jour le 15 octobre 2021 : La fade fillette au ballon rouge, la version du happening du 5 octobre 2018 qui pendouille à moitié déchiquetée sous son cadre retors (*), vient de constituer un nouveau record de vente aux enchères pour un Banksy (25,5 millions de dollars, 17 fois l'enchère de 2018).


*** 
(1) Le lecteur et la lectrice excuseront le nombre considérable de liens dans cette chronique, le sujet étant si riche. Ils en profiteront pour excuser les liens vers les longues vidéos en anglais et sans sous-titres (voir ci-dessous), l'internet en français étant toujours aussi pauvre.
(2) Voir « POPaganda: The Art and Crimes of Ron English », documentaire de Pedro Carvajal (en anglais, 74 minutes), qui retrace les années d'English dans la rue.
(3) Voir « The Antics Roadshow », le documentaire cocasse et fourretout qu’il a réalisé en 2011 sur le thème de la désobéissance civile (vidéo en anglais, 47 minutes), et aussi « Who is Banksy », courte vidéo de 14 minutes en anglais (mais Youtube crée les sous-titres anglais approximatifs à la volée). Son rythme épileptique vous obligera à faire de fréquents retours en arrière et son orientation « people » insiste sur l'identité de Banksy, mais il résume tout son art en images de très bonne qualité.
(4) On trouve le film « Banksy does New York » en version originale anglaise sur Youtube (80 minutes), et sous-titré en français sur certain site de partage illégal et torrentueux.
(5) Le film « Robbo vs Banksy, Graffiti war », en version originale anglaise sur Youtube (47 minutes), est la relation nettement orientée d'un combat de palimpsestes entre un obscur graffeur médiocre mais légendaire et Banksy, considéré comme un usurpateur vendu aux forces du mal.

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