Affichage des articles dont le libellé est Politique. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Politique. Afficher tous les articles

jeudi 14 juillet 2022

Améliorons les chefs-d'œuvre (23)

13 mars 2018. Des membres du collectif "Libérons le Louvre" protestent contre le groupe pétrolier Total devant le Radeau de la Méduse de Géricault. Quel calme dans l’immense salle Mollien, vitrine de toutes les légendes sur l’histoire de la France !

L’affaire, comme à chaque fois, n’est pas passée inaperçue, car le moindre geste hostile contre le plus parfait symbole de la France (bien que d’origine italienne) est un sacrilège, une insulte à la Patrie, à l’Art, à l’Humanité.

Alors se travestir en inoffensive vieille dame handicapée en fauteuil roulant, conquérir, avec la confiance des surveillants, une épaisseur de 15 mètres d’une foule indistincte, puis grignoter 3 mètres encore en étant admis dans la zone de sécurité, se trouver enfin à 2 mètres de l’idole, se lever brusquement en rejetant d’un geste théâtral le voile qui cachait l’arme du crime et, contre la vitre blindée de la cabine où se morfond le buste de la transalpine rombière, projeter une grosse tarte molle essentiellement faite de crème Chantilly ou pâtissière, tout cela constitue pour la justice une tentative de dégradation d’un bien culturel. 

Ce ne sont toujours que des tentatives, rassurez-vous. La Joconde n’a pas une égratignure. Seul le temps peut se vanter de l’outrager encore.

Cependant pour endiguer toute tentative d’imitation qui pourrait dégénérer, l’institution a mis en place au Louvre un processus bien réglé : encerclement courtois par le service d’ordre du musée, remise des coupables aux services de police, dépôt de plainte systématique, fine analyse psychologique à l’infirmerie de la préfecture de police, qui conclut sans délai, et relate à la presse bouche bée que les propos incohérents et les revendications incompréhensibles des personnes révèlent sans conteste un comportement psychotique qui exigera un enfermement d'une durée indéterminée (lire des exemples similaires en 2009 et 2013).

Le 29 mai vers 18 heures, avant d’être emmené par la police, l’entarteur criminel lançait, après sa pâtisserie sur l’idole, des roses dans le public en déclamant "Il y a des gens qui sont en train de détruire la Terre, les artistes, pensez à la Terre, c’est pour ça que je l’ai fait". 
Il a fait comme nombre de désespérés, surtout en Angleterre où ils sont très organisés, qui réagissent au dérapage sans frein de l’économie libérale et de la finance déboutonnée en fomentant des coups d’éclat dans les musées, généralement bénins mais assez voyants pour provoquer un écho dans les médias. 

"Mais pourquoi s’en prendre à ce pauvre morceau de bois sous perfusion ?"

Justement parce qu’il est l’emblème de toute autorité, parce qu’on en a fait l’idole qui n’a pas à prouver sa légitimité, relique intouchable qu’on vénère à distance et qui guide tout le fonctionnement de l’institution. Sans elle le Louvre errerait. 
Y a-t-il symbole plus évident de l’autorité ? Depuis 2005 on sait qu’elle est indestructible, au fond de son aquarium, sous bonne garde, et qu’on n’égratignera qu’un symbole, mais ce sera devant des centaines de badauds et autant d’appareils de prise de vue reliés en permanence aux réseaux d’information (*).

"Soit, mais le stratagème est-il réellement utile, ne fait-il pas seulement la très brève popularité de ces cassandres sans améliorer celle de leur cause ?"

Ah, ils ont tout de même obtenu de petites victoires ! Certains des plus grands musées, de Londres à New York (le Louvre résiste encore), ont renoncé au soutien financier des grandes compagnies pétrolières qui depuis longtemps s’achètent indulgences, bonne conscience et avantages fiscaux au moyen du mécénat (comme les compagnies pharmaceutiques et l’industrie de la mode), et ne font rien pour limiter leur impact sur le dérèglement climatique.
Reconnaissons-le, c’est peu. On griffe l’image de marque de quelques sociétés multinationales, alors que le secrétaire général des Nations-Unies en personne, lui aussi désespéré, vient implicitement de reconnaitre qu’il est déjà trop tard, et de pointer la responsabilité des 20 plus grands pays de la planète.

Mais le citoyen est trop gentil. Il rit sans retenue quand il voit un représentant de l’autorité souillé par la réception d'un objet mou gorgé de crème. Il pense que bafouer l’autorité en la ridiculisant publiquement suffira à le soulager de ses humiliations. 
Or ça n’est qu’une illusion qui ne fait que les prolonger, et l’autorité le sait bien qui lui permet de libérer la soupape de son ressentiment à date fixe, dans des festivités supervisées inscrites au calendrier.
Dans Chroniques du village global, Umberto Eco se demandait "une lutte armée est-elle possible un dimanche de championnat ?"

Bonne fête du 14 juillet !

***
* C’est d’ailleurs là, pour le service d’ordre, la limite de la courtoisie. On aura peut-être noté à l’écoute attentive de la fin de l’extrait central de la vidéo que deux membres de la sécurité enjoignent à l'auteur de la vidéo d’arrêter de filmer.

samedi 19 mars 2022

Fin d'un monde


Ce tableau de Canaletto, vue architecturale d’une ville portuaire imaginaire sous un portique et une lanterne, ne serait pas de Canaletto. Les catalogues de l’œuvre du peintre et le Chicago Art Institute, musée qui le détient (avec un pendant), l’attribuent à un suiveur anonyme, sans justifier cet avis, ou parfois l’ignorent. C’est toutefois une reprise, à la fois très fidèle pour certaines parties, et totalement réinventée pour d’autres, d’une gravure incontestée de Canaletto. Est-ce qu’un copiste aurait pris ces libertés ? Et on y retrouve le plus beau style du peintre, les nuances nacrées des coloris et ses touches cursives et liquides traçant les effets de la lumière sur les détails ensoleillés.


Du temps de Canaletto, Venise déclinait déjà. Ses tableaux, si détaillés, en témoignent ; les murs se fissurent, se couvrent de moisissures, l’humidité ronge. La cité n’est plus qu’un décor mélancolique encadré d’or dans les salons ou les souvenirs de riches touristes anglais.

Tout aura été tenté pour sauver Venise, jusqu’au projet titanesque, au 21ème siècle, de stopper les hautes eaux en fermant la lagune pour empêcher l’eau d’entrer, projet fourni avec les détournements, manigances politiques et malversations diverses qui siéent
Mais ces efforts sont inutiles. On ne peut rien contre l’eau, qui ne connait pas d’obstacle. C’est à cause de l’insouciance de la liaison des atomes d’hydrogène dans les molécules d’eau, dit la chimie, qui a réponse à tout.

Et puis le niveau global des mers monte irrémédiablement. Année après année les prévisions s’aggravent. 50 centimètres avant la fin du siècle. Le deuxième volet du dernier rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) l’affirme. Mais qui lit les rapports du GIEC ?
Au moins le secrétaire général des Nations-Unies, puisque l’organisme dépend de son administration. Et sa dernière lecture l’a bouleversé. Il n’a pu se retenir de l’annoncer dans une poignante déclaration de 99 secondes, le 28 février 2022.

Personne ne l’a écouté, ou si peu. C’est son problème, au secrétaire général de la planète Terre, tout le monde se fout de ses recommandations. Alors forcément ça le navre, quand ses centaines de climatologues lui annoncent qu’on a passé un point de non retour, et qu’on atteindra inévitablement un minimum de réchauffement de 1,5° en 2030, 2° en 2050 et 3° en 2100, escorté de toutes les catastrophes naturelles collatérales, et en tenant compte pourtant des promesses des États (qui ne seront jamais tenues).

Quand l’assiduité de ses riches clients anglais mollissait, Canaletto trompait parfois son ennui sur des gravures ou de petits tableaux d'architectures disparates, des caprices dont il avait découvert l’idée à Rome chez Codazzi et Panini. Il mêlait des vestiges de toute époque et de tout lieu, arches, temples romains, palais vénitiens, en un point imaginaire où seraient venues s’engloutir l’une après l’autre toutes les civilisations de la Terre.

Dans ses cauchemars Monsieur le secrétaire général de la Planète erre sans doute parmi ces ruines.


Canaletto, vue architecturale d’une ville portuaire imaginaire sous un portique et une lanterne (gravure)

jeudi 10 mars 2022

Monuments singuliers (10)



Quelle noble invention que l’idée de personne morale, regroupement d’individus ayant un même objectif. On crée une entreprise commerciale, un parti, voire une nation, on « nomme » quelques personnes physiques pour l’administrer, et pouf ! comme par miracle, l'entité abstraite ainsi créée échappe aux obligations morales de sociabilité et de civilité des individus qui la composent, elle n’a plus à éprouver le moindre sentiment de respect, d’empathie, de responsabilité, de culpabilité envers les individus, y compris ses membres. À bonne distance de la réalité, elle peut décider sans être suspectée de sensiblerie. C’est une chose très utile quand on doit par exemple mobiliser un pays et l’envoyer se faire tuer près de la frontière.

Ainsi, quelques années après la première guerre mondiale, dans les courants d’air des grandes plaines du nord-est de la France, on ramassait encore à la petite cuillère les morceaux éparpillés et anonymes de la Nation. Essentiellement des ossements, sans identité.
Les familles éprouvées n’avaient toujours pas de lieu où cristalliser et conjurer leur peine. On en profita pour les faire souscrire au financement d’un monument aux morts à l’initiative des survivants.

C’est le Monument aux morts des armées de Champagne, l’ossuaire de Navarin, Nécropole nationale. Simple chapelle en forme de pyramide, posée en 1924 dans un champ, portail sur une crypte qui abrite dit-on 10 000 individus, nombre symbolique, car personne ne garantit que toutes les pièces attribuées à chacun lui ont précisément appartenu. Beaucoup d’autres ossements y ont été déposés depuis qui ont été trouvés sur les champs de bataille alentour, et de rares personnalités les ont rejoints, comme le général Gouraud, grand homme de la colonisation, commandant de la 4ème armée, qui, mort à Paris presque 30 ans plus tard, voulut être « enterré parmi les soldats qu’il avait tant aimés ».

Et on a posé au sommet de cet austère monument consacré au recueillement, pour parfaire l’ensemble, un énorme socle de grès rose surmonté d’une statue considérable figurant trois soldats géants aux intentions manifestement belliqueuses, menaçant une armée d'ennemis invisibles d’un fusil, d’une grenade, de trois paires de sourcils virilement froncés et d’une petite valise.

Fantaisie funéraire lourdement saugrenue ? On comprendra peut-être en détaillant l’objet.

À droite le sculpteur a représenté Quentin, jeune fils du président américain Théodore Roosevelt, et abattu dans son avion non loin de là en 1918. Il porte une mitrailleuse avec nonchalance et une petite valise. Pourquoi ? Pour souligner qu’il est venu de très loin soutenir la France ?
Au centre, le général Gouraud, rencontré plus haut, et enterré plus bas, surpris à lancer depuis 98 ans une grenade certainement dégoupillée.
Enfin à gauche, un des frères du sculpteur, tombé à 25 kilomètres de Châlons-sur-Marne, d’après la borne à ses pieds, ou peut-être lors d’une des offensives du boucher du Chemin des dames, le général Nivelle, avec ses 150 000 soldats français envoyés au suicide, ses mutineries consécutives et ses exécutions d’innocents pour l’exemple en résultant.

Voilà un sculpteur inspiré ! 
Il signe, sous la borne, Real Del Sarte, et se prénomme Maxime. Sur place un panneau précise qu’il a réalisé la sculpture avec un seul bras. De mauvaises langues diront que cela se remarque. Il avait perdu une bonne partie de son bras gauche dans le coin en 1916.
Et s’il a couvert la France de ses pesantes réalisations, statues de Jeanne d’Arc et quantité de monuments aux morts (ils furent innombrables après la Grande Guerre à profiter de l’aubaine), il est surtout connu pour avoir dirigé, de 1908 à 1936, les Camelots du roi, service d’ordre et hommes de main du parti l’Action française, qui regroupait ce qui se faisait alors de plus réactionnaire, monarchiste, nationaliste, anti-dreyfusard, antidémocratique et belliciste. On comprend mieux son inspiration.

Aujourd’hui l’ossuaire avoisine, de l’autre côté de la route, un champ de tirs permanents de l’armée, planté de panneaux rouge vif menaçant tout contrevenant d’un danger de mort.
Du haut de leur piédestal, sous un ciel de plomb, les trois militaires géants encouragent leurs 10 000 squelettes, et on croit entendre le vent d’automne hurler « Allez, debout tout le monde, on y retourne ! »



samedi 8 mai 2021

Investir sous le coronavirus, épisode 5

Un des plus beaux détails de la vue de Marrakech peinte par Churchill en 1943.

Le Journal des Arts.fr - L’ŒIL, comparant la production artistique des trois plus célèbres peintres politiciens, George W. Bush, Adolf Hitler et Winston Churchill, affirmait en 2014 que les tableaux du dernier sont « moins naïfs » que ceux du premier et « moins amateurs » que ceux du deuxième. Nous ne contesterons pas ce jugement de valeur qui relève de l’expertise d’une revue spécialisée, et qui est si difficile à prononcer lorsqu’il s’agit de départager trois styles si proches des sommets de la médiocrité.

D’aucuns diront que le bilan humain (ou inhumain) de ces politiciens peut altérer la neutralité du jugement artistique sur leur peinture. Indiscutablement, les 60 à 80 millions de morts causés directement par la folie du deuxième ou les croisades mercantiles militaires et mortifères du premier, en Irak notamment, ne peuvent être comparés aux quelques déclarations publiques excessives du dernier, dues à l’emportement dans l’action et certainement regrettées ensuite. 
En effet Churchill, dont certaines effigies de bronze ont été outragées pour ce motif, n’était probablement pas fondamentalement raciste. Mais derrière le peintre il y avait un politicien, et qui pouvait parfois laisser aller ses propos, par électoralisme, ou simplement pour le plaisir d’un bon mot accompagné d’un cigare et d’un verre de bourbon. Héros, il n’en était pas moins homme.

Et ce n’est pas dénigrer la préférence esthétique du Journal des Arts que de soupçonner qu’elle était peut-être biaisée par les succès déjà croissants des œuvres de Sir Winston auprès des investisseurs en peinture, préférence couronnée par la vente record, le 1er mars dernier chez Christie’s, d’une vue de Marrakech peinte à l’huile et au pédigrée attendrissant. 
 
En janvier 1943, en pleine guerre mondiale, le président américain Roosevelt et Churchill alors premier ministre anglais se rencontrent au Maroc pour décider du sort des pays ennemis. Ils font un petit détour touristique par Marrakech. Churchill y peint un paysage qu’il enverra peu après, une fois sec, à Roosevelt en cadeau d'anniversaire. Touchant, non ?
 
Et ça n’est pas fini. Ledit tableau, sur le marché de l’art en 2011, était alors offert par un acteur américain célèbre à une starlette très populaire, qui, une fois le couple divorcé, le mettait en vente chez Christie’s le 1er mars.
Bel investissement ! Acquis sans doute à l'époque pour 1 à 2 millions de dollars, il vient de dépasser les 10 millions 10 ans après.

dimanche 23 décembre 2018

Banksy crache dans la soupe

Toute génération a ses pasticheurs, qui s’emparent des icônes de l'époque et les recyclent en les parodiant. Ils justifient ce détournement par des revendications politiques ou humanitaires. Comme les personnages et les logos qu’ils caricaturent sont fameux, ils héritent une part de leur notoriété. 
Erró (1), Lichtenstein, Warhol notamment, illustraient ainsi les années 1960 et 1970 dans les galeries d’art et les musées.

La génération suivante, empiffrée de réclames sous toute forme, découvrait un moyen de communication plus immédiat et épicé d’un dose d’interdit. Elle exposait directement sur les murs de la ville et les panneaux publicitaires, furtivement. C’était l’art urbain ou Street art.

Ron English exerçait alors ses talents d’affichiste et sa conscience sociale dans les rues, d’abord du Texas, dans les années 1980 et 1990, en stigmatisant surtout les entreprises qui incitent massivement à la consommation de cigarettes et de nourriture bourrée de sucre et de graisse (2).

Reconnu, il expose aujourd’hui comme ses maitres, dans les galeries et les musées, des tableaux peints avec beaucoup de minutie, de couleurs et d’exubérance, voire d’incontinence (détail ci-contre), et dénonce les valeurs consuméristes en se montrant omniprésent dans les médias et en vendant force affiches, vêtements, albums et figurines des personnages qu’il a « détournés dans le but d’éveiller la conscience populaire ».
Tout cela est certainement profitable, car il vient d’emporter aux enchères une œuvre réputée de Banksy, un jeune confrère, pour 730 000 dollars.
 
Banksy, de la dernière génération de l’art urbain, semble être l’inverse de Ron English.
Anglais de Bristol, discret, préservant (avec difficulté) son anonymat depuis 20 ans, il peint au pochoir des silhouettes en noir et blanc. S’ils partagent les mêmes idéaux généreux et simplistes, Banksy, malgré un sentimentalisme un peu facile, affiche un humour nettement plus subtil que celui d'English et un véritable esprit libertaire (3).

Sa technique et son graphisme, sans originalité, doivent tout au français Blek le rat et à travers lui à Ernest Pignon-Ernest, mais ses actions de rue et la mise en scène de ses canulars sont d’une ironie et d’une ingéniosité réjouissantes. La lecture de la liste incomplète de ses faits et gestes dans L’encyclopédie Wikipedia (l’article anglais est plus fourni), donne déjà le frisson de la poésie, d'une sorte de dadaïsme humanitaire.

Qui ne connait pas ce qu’est Banksy, et la frénésie qu’engendrent ses productions dans le public, peut les découvrir dans le chef-d’œuvre documentaire de Chris Moukarbel, « Banksy does New York » (4).
Le film relate en détail les réactions des New-yorkais dans la recherche et la découverte, à l’aide d’indices diffusés sur internet la veille, d’une œuvre nouvelle dissimulée par Banksy chaque jour du mois d’octobre 2013.
Adorateurs, profiteurs, policiers, badauds, finissent généralement par trouver, et détruire ou voler l’œuvre du jour. L’art des rues est éphémère.

La journée du dimanche 13 octobre, en particulier, est un chef-d’œuvre. Dans la matinée à Central Park, un vieil homme installe un stand au milieu d’autres marchands de reproductions. Il propose pour 60$ pièce 34 toiles peintes au pochoir, reconnaissables, signées (au dos ?). Quand il remballe à 18h, il en a vendu 8 dont 2 négociées à 30$. Les chasseurs de trésor, déconfits, apprendront le lendemain que les toiles étaient d’authentiques Banksy. Elles se vendent habituellement plusieurs dizaines, voire centaines, de milliers de dollars aux enchères.

La dernière opération retentissante (*) de Banksy était, en salle des ventes chez Sotheby’s à Londres, le 5 octobre 2018, le découpage rocambolesque d’un de ses tableaux par une broyeuse télécommandée cachée dans le cadre, quelques secondes après son adjudication pour plus d'un million de livres sterling. L’œuvre était un exemplaire de son dessin au pochoir le plus célèbre, la fillette au ballon rouge, sujet mièvre et très consensuel car sans véritable sens. L’évènement a beaucoup ému les médias.
Il reste néanmoins controversé et entouré de commentaires sarcastiques sur l’intégrité de l’artiste parce qu’ayant, bien que démenti, évidemment bénéficié de complicités chez Sotheby’s (c'était le dernier lot de la soirée). La vente n’a pas été annulée et le commissaire-priseur a immédiatement prétendu que la valeur de l’œuvre (ce qu’il en reste) s’en trouverait doublée.

Aujourd’hui le moindre geste de Banksy fait grimper le cours de Banksy, et provoque jalousies et inimitiés, notamment chez les confrères moins renommés, qui se disent alors défenseurs d’un art urbain vertueux et incorruptible.
Ainsi Ron English, peintre du plastique et de la guimauve qui aimerait être le Salvador Dalí de l’art populaire, a clamé qu’il sauverait l’honneur de l’art éphémère en couvrant le Banksy qu’il vient d’acheter de peinture blanche, afin de lui rendre son état de mur originel, puis qu’il le vendrait un million de dollars, histoire de rentabiliser l’opération.

Peintes illégalement et volées sur les murs, même signées, ces œuvres n’ont pas d’auteur légal, c’est pourquoi les musées ne les achètent pas (pour le moment). Les seules preuves de leur authenticité sont des déclarations et des clichés déposés par un certain Banksy sur un site internet ou sur Instagram. Pourrait-il s’opposer à cette dégradation, par l’intermédiaire d’un prête-nom et d’un quelconque artifice juridique, que Banksy n’y trouverait pas d’intérêt. Ses œuvres au pochoir sont reproductibles sans effort et la fanfaronnade d’English ne fera, une fois réalisée, qu’amplifier la réputation du nom Banksy.
D’ailleurs, les notoires rivalités claniques dans le milieu de l’art urbain ne sont peut-être qu’une façade (5). Il est possible que Banksy et English soient de connivence.

Peu importe, si cela les incite à rappeler à chaque coin de rue qu’il existe un autre monde, flottant au dessus de la réalité, qui parle et décide au nom de l’espèce humaine, et qui prétend savoir conduire sa destinée quand c'est vers le chaos qu'il l'entraine, que ce monde n’est pas intouchable, et qu’il s'agit de le faire taire en prenant la parole à sa place, sans en demander l’autorisation.

Mise à jour le 15 octobre 2021 : La fade fillette au ballon rouge, la version du happening du 5 octobre 2018 qui pendouille à moitié déchiquetée sous son cadre retors (*), vient de constituer un nouveau record de vente aux enchères pour un Banksy (25,5 millions de dollars, 17 fois l'enchère de 2018).


*** 
(1) Le lecteur et la lectrice excuseront le nombre considérable de liens dans cette chronique, le sujet étant si riche. Ils en profiteront pour excuser les liens vers les longues vidéos en anglais et sans sous-titres (voir ci-dessous), l'internet en français étant toujours aussi pauvre.
(2) Voir « POPaganda: The Art and Crimes of Ron English », documentaire de Pedro Carvajal (en anglais, 74 minutes), qui retrace les années d'English dans la rue.
(3) Voir « The Antics Roadshow », le documentaire cocasse et fourretout qu’il a réalisé en 2011 sur le thème de la désobéissance civile (vidéo en anglais, 47 minutes), et aussi « Who is Banksy », courte vidéo de 14 minutes en anglais (mais Youtube crée les sous-titres anglais approximatifs à la volée). Son rythme épileptique vous obligera à faire de fréquents retours en arrière et son orientation « people » insiste sur l'identité de Banksy, mais il résume tout son art en images de très bonne qualité.
(4) On trouve le film « Banksy does New York » en version originale anglaise sur Youtube (80 minutes), et sous-titré en français sur certain site de partage illégal et torrentueux.
(5) Le film « Robbo vs Banksy, Graffiti war », en version originale anglaise sur Youtube (47 minutes), est la relation nettement orientée d'un combat de palimpsestes entre un obscur graffeur médiocre mais légendaire et Banksy, considéré comme un usurpateur vendu aux forces du mal.