Améliorons les chefs-d'œuvre (23)
13 mars 2018. Des membres du collectif "Libérons le Louvre" protestent contre le groupe pétrolier Total devant le Radeau de la Méduse de Géricault. Quel calme dans l’immense salle Mollien, vitrine de toutes les légendes sur l’histoire de la France !
L’affaire, comme à chaque fois, n’est pas passée inaperçue, car le moindre geste hostile contre le plus parfait symbole de la France (bien que d’origine italienne) est un sacrilège, une insulte à la Patrie, à l’Art, à l’Humanité.
Alors se travestir en inoffensive vieille dame handicapée en fauteuil roulant, conquérir, avec la confiance des surveillants, une épaisseur de 15 mètres d’une foule indistincte, puis grignoter 3 mètres encore en étant admis dans la zone de sécurité, se trouver enfin à 2 mètres de l’idole, se lever brusquement en rejetant d’un geste théâtral le voile qui cachait l’arme du crime et, contre la vitre blindée de la cabine où se morfond le buste de la transalpine rombière, projeter une grosse tarte molle essentiellement faite de crème Chantilly ou pâtissière, tout cela constitue pour la justice une tentative de dégradation d’un bien culturel.
Ce ne sont toujours que des tentatives, rassurez-vous. La Joconde n’a pas une égratignure. Seul le temps peut se vanter de l’outrager encore.
Cependant pour endiguer toute tentative d’imitation qui pourrait dégénérer, l’institution a mis en place au Louvre un processus bien réglé : encerclement courtois par le service d’ordre du musée, remise des coupables aux services de police, dépôt de plainte systématique, fine analyse psychologique à l’infirmerie de la préfecture de police, qui conclut sans délai, et relate à la presse bouche bée que les propos incohérents et les revendications incompréhensibles des personnes révèlent sans conteste un comportement psychotique qui exigera un enfermement d'une durée indéterminée (lire des exemples similaires en 2009 et 2013).
Le 29 mai vers 18 heures, avant d’être emmené par la police, l’entarteur criminel lançait, après sa pâtisserie sur l’idole, des roses dans le public en déclamant "Il y a des gens qui sont en train de détruire la Terre, les artistes, pensez à la Terre, c’est pour ça que je l’ai fait".
Il a fait comme nombre de désespérés, surtout en Angleterre où ils sont très organisés, qui réagissent au dérapage sans frein de l’économie libérale et de la finance déboutonnée en fomentant des coups d’éclat dans les musées, généralement bénins mais assez voyants pour provoquer un écho dans les médias.
"Mais pourquoi s’en prendre à ce pauvre morceau de bois sous perfusion ?"
Justement parce qu’il est l’emblème de toute autorité, parce qu’on en a fait l’idole qui n’a pas à prouver sa légitimité, relique intouchable qu’on vénère à distance et qui guide tout le fonctionnement de l’institution. Sans elle le Louvre errerait.
Y a-t-il symbole plus évident de l’autorité ? Depuis 2005 on sait qu’elle est indestructible, au fond de son aquarium, sous bonne garde, et qu’on n’égratignera qu’un symbole, mais ce sera devant des centaines de badauds et autant d’appareils de prise de vue reliés en permanence aux réseaux d’information (*).
"Soit, mais le stratagème est-il réellement utile, ne fait-il pas seulement la très brève popularité de ces cassandres sans améliorer celle de leur cause ?"
Ah, ils ont tout de même obtenu de petites victoires ! Certains des plus grands musées, de Londres à New York (le Louvre résiste encore), ont renoncé au soutien financier des grandes compagnies pétrolières qui depuis longtemps s’achètent indulgences, bonne conscience et avantages fiscaux au moyen du mécénat (comme les compagnies pharmaceutiques et l’industrie de la mode), et ne font rien pour limiter leur impact sur le dérèglement climatique.
Reconnaissons-le, c’est peu. On griffe l’image de marque de quelques sociétés multinationales, alors que le secrétaire général des Nations-Unies en personne, lui aussi désespéré, vient implicitement de reconnaitre qu’il est déjà trop tard, et de pointer la responsabilité des 20 plus grands pays de la planète.
Mais le citoyen est trop gentil. Il rit sans retenue quand il voit un représentant de l’autorité souillé par la réception d'un objet mou gorgé de crème. Il pense que bafouer l’autorité en la ridiculisant publiquement suffira à le soulager de ses humiliations.
Or ça n’est qu’une illusion qui ne fait que les prolonger, et l’autorité le sait bien qui lui permet de libérer la soupape de son ressentiment à date fixe, dans des festivités supervisées inscrites au calendrier.
Dans Chroniques du village global, Umberto Eco se demandait "une lutte armée est-elle possible un dimanche de championnat ?"
Bonne fête du 14 juillet !
***
* C’est d’ailleurs là, pour le service d’ordre, la limite de la courtoisie. On aura peut-être noté à l’écoute attentive de la fin de l’extrait central de la vidéo que deux membres de la sécurité enjoignent à l'auteur de la vidéo d’arrêter de filmer.
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