Monuments singuliers (10)
Quelle noble invention que l’idée de personne morale, regroupement d’individus ayant un même objectif. On crée une entreprise commerciale, un parti, voire une nation, on « nomme » quelques personnes physiques pour l’administrer, et pouf ! comme par miracle, l'entité abstraite ainsi créée échappe aux obligations morales de sociabilité et de civilité des individus qui la composent, elle n’a plus à éprouver le moindre sentiment de respect, d’empathie, de responsabilité, de culpabilité envers les individus, y compris ses membres. À bonne distance de la réalité, elle peut décider sans être suspectée de sensiblerie. C’est une chose très utile quand on doit par exemple mobiliser un pays et l’envoyer se faire tuer près de la frontière.
Ainsi, quelques années après la première guerre mondiale, dans les courants d’air des grandes plaines du nord-est de la France, on ramassait encore à la petite cuillère les morceaux éparpillés et anonymes de la Nation. Essentiellement des ossements, sans identité.
Les familles éprouvées n’avaient toujours pas de lieu où cristalliser et conjurer leur peine. On en profita pour les faire souscrire au financement d’un monument aux morts à l’initiative des survivants.
C’est le Monument aux morts des armées de Champagne, l’ossuaire de Navarin, Nécropole nationale. Simple chapelle en forme de pyramide, posée en 1924 dans un champ, portail sur une crypte qui abrite dit-on 10 000 individus, nombre symbolique, car personne ne garantit que toutes les pièces attribuées à chacun lui ont précisément appartenu. Beaucoup d’autres ossements y ont été déposés depuis qui ont été trouvés sur les champs de bataille alentour, et de rares personnalités les ont rejoints, comme le général Gouraud, grand homme de la colonisation, commandant de la 4ème armée, qui, mort à Paris presque 30 ans plus tard, voulut être « enterré parmi les soldats qu’il avait tant aimés ».
Et on a posé au sommet de cet austère monument consacré au recueillement, pour parfaire l’ensemble, un énorme socle de grès rose surmonté d’une statue considérable figurant trois soldats géants aux intentions manifestement belliqueuses, menaçant une armée d'ennemis invisibles d’un fusil, d’une grenade, de trois paires de sourcils virilement froncés et d’une petite valise.
Fantaisie funéraire lourdement saugrenue ? On comprendra peut-être en détaillant l’objet.
À droite le sculpteur a représenté Quentin, jeune fils du président américain Théodore Roosevelt, et abattu dans son avion non loin de là en 1918. Il porte une mitrailleuse avec nonchalance et une petite valise. Pourquoi ? Pour souligner qu’il est venu de très loin soutenir la France ?
Au centre, le général Gouraud, rencontré plus haut, et enterré plus bas, surpris à lancer depuis 98 ans une grenade certainement dégoupillée.
Enfin à gauche, un des frères du sculpteur, tombé à 25 kilomètres de Châlons-sur-Marne, d’après la borne à ses pieds, ou peut-être lors d’une des offensives du boucher du Chemin des dames, le général Nivelle, avec ses 150 000 soldats français envoyés au suicide, ses mutineries consécutives et ses exécutions d’innocents pour l’exemple en résultant.
Voilà un sculpteur inspiré !
Il signe, sous la borne, Real Del Sarte, et se prénomme Maxime. Sur place un panneau précise qu’il a réalisé la sculpture avec un seul bras. De mauvaises langues diront que cela se remarque. Il avait perdu une bonne partie de son bras gauche dans le coin en 1916.
Et s’il a couvert la France de ses pesantes réalisations, statues de Jeanne d’Arc et quantité de monuments aux morts (ils furent innombrables après la Grande Guerre à profiter de l’aubaine), il est surtout connu pour avoir dirigé, de 1908 à 1936, les Camelots du roi, service d’ordre et hommes de main du parti l’Action française, qui regroupait ce qui se faisait alors de plus réactionnaire, monarchiste, nationaliste, anti-dreyfusard, antidémocratique et belliciste. On comprend mieux son inspiration.
Aujourd’hui l’ossuaire avoisine, de l’autre côté de la route, un champ de tirs permanents de l’armée, planté de panneaux rouge vif menaçant tout contrevenant d’un danger de mort.
Du haut de leur piédestal, sous un ciel de plomb, les trois militaires géants encouragent leurs 10 000 squelettes, et on croit entendre le vent d’automne hurler « Allez, debout tout le monde, on y retourne ! »
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