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mercredi 20 août 2025

De La Tour, la douche de l’automne (2 de 2)

Avertissement : les reproductions des La Tour sur internet (et aussi dans la plupart des éditions sur papier) sont désastreuses, les couleurs sont vulgaires, souvent fausses, les rouges et les jaunes sur-saturés. Celle du musée de Washington ne fait pas exception. Ce détail en illustration, d’un La Tour du Louvre, n’a rien à voir avec l’exposition d’automne mais au moins ses couleurs sont-elles à peu près justes.


Nous sommes donc restés suspendus, depuis quelques jours, à cette question de la plus haute importance : 
Y aura-t-il un motif réellement raisonnable de risquer une dépression nerveuse en se rendant à Paris au 158 boulevard Haussmann à l’heure d’ouverture des musées à partir du 11 septembre prochain ? 

Qu’en disent les médias ?

On ne trouve en réalité aujourd'hui qu’un article susceptible de nous informer un peu plus sérieusement que le site du musée sur le contenu de cette exposition Georges de La Tour, il est sur le site de la revue Connaissance des Arts. 
Et il titre sans hésiter "Le mystère Georges de La Tour, maître du clair-obscur, bientôt dévoilé dans une exposition exceptionnelle". Vous vous en doutez, c’est un cliché du markéting, il n’y aura ni mystère ni révélation particulière, sauf si vous étiez persuadés que La Tour était un cycliste renommé ou un grand vin de Bordeaux.

Puis on y lit "la première rétrospective en France depuis près de 20 ans" ; en réalité la dernière rétrospective de La Tour date de 30 ans, mais surtout, ne vous attendez pas à une véritable rétrospective, en tout cas dans sa définition habituelle de présentation chronologique ou thématique d’une part représentative d’une œuvre. Et l’article d’insister en précisant "Une vingtaine de toiles conservées partout dans le monde […] soit près de la moitié de celles attribuées au peintre Lorrain !". 
Oh la vilaine menterie !
Si 40 à 43 tableaux sont effectivement attribués à la main de La Tour par les spécialistes, la dernière rétrospective en 1997 au Grand palais de Paris en exposait l’intégralité connue alors, parmi 65 œuvres aux degrés divers d’attribution. La prétendue rétrospective du Boulevard Haussmann n’en présentera au mieux que 9, et autant de mauvaises copies (comme on le verra plus bas).
Quant à leur provenance "partout dans le monde", modérons l’expression : 15 parmi les 18 "La Tour" viendront de France, de province.

Enfin, on nous promet, en plus du petit nombre de La Tour, des toiles, sans doute pas plus d’une quinzaine sinon les murs déborderaient, d’autres peintres dont on ne saura rien, mais qui auront un rapport avec le sujet.

Alors quels La Tour sont annoncés ?

Rappelons que nous ne sommes pas à New York, où le Metropolitan museum met en ligne, avant une exposition, son contenu intégral. Ici, à Paris, chez Culturespace, on communique dans le mesquin, et seulement l’information flatteuse. Le but est d’attirer le consommateur, pas de l’instruire. Alors on justifie l’exposition d’un prétexte creux "on privilégie une approche thématique destinée à cerner l’originalité de La Tour, lié par son épure formelle et son naturalisme subtil à la révolution du caravagisme", qu’on accompagne de 5 images qui font l’essentiel de l’opération de markéting, des images déjà connues voire très connues du public, les seules qui seront fournies aux médias. 

On a tout de même procuré au site partenaire Connaissance des Arts (L'ŒIL) une sorte de liste des La Tour exposés (remise ci-dessous dans un ordre chronologique incertain) :

1 à 11 : Un ensemble représentant le Christ et les apôtres provenant de la cathédrale d’Albi.
Il s’agit de la série des portraits conservés au musée d’Albi. Ce sont les débuts de La Tour, pas des œuvres majeures. Les 11 tableaux feront sans doute le voyage ; ils sont peu demandés. Il faut dire que seulement 2 sont jugés authentiques. Les 9 autres sont de (très) mauvaises copies. 

12 : Portrait de Saint Philippe, prêté par le Chrysler Art museum de Norfolk (USA). C’est la version authentique d’une des 9 copies précédentes. Les deux versions seront-elles présentes, et côte à côte ?  

13 : Vielleur au chien, prêté par le musée du Mont-de-Piété à Bergues (Nord). C’est, comme les n°1-12, un tableau des débuts de La Tour. Énormément restauré, il ne reste plus grand chose de la main du peintre, mais le chien, dont on dit qu’il a été relativement préservé, est magnifique.

14 à 16 : On l’a vu, Culturespace a ratissé les provinces françaises. Après Albi et Bergues, Épinal prête Job raillé par sa femme, récemment restauré, et Nancy, fermé pour des années encore, prête toujours sa Femme à la puce à qui le demande poliment.
Le coup de maitre, c’est d’avoir obtenu du musée de Rennes le célébrissime Nouveau-né, un des 3 plus beaux tableaux du monde (oui, oui, 3), devenu une icône dont toute porte de réfrigérateur même peu cultivée se doit d’accueillir les propriétés magnétiques.
À Rennes, les conditions d’exposition du tableau se sont dégradées au fil des années ; il a été recouvert d’une vitre anti-reflets qui l’affuble de mouvantes lueurs verdâtres devenues plus visibles encore depuis qu’il est relégué dans une pièce à l’éclairage déficient et artificiel. Ça ne sera pas pire au musée Jacquemart, mais alors qu’à Rennes jamais personne ne s’y réfléchit, on peut prédire qu’il sera bientôt dénaturé dans les médias jusqu’à la nausée, et inabordable boulevard Haussmann.    

17 : La Madeleine pénitente, venue de la National Gallery of Art de Washington. Encore une merveille. Ne croyez pas les brun-roux et surtout le jaune inqualifiable de la reproduction américaine. Croyez plutôt cette médiocre photo de la version du musée indéfiniment fermé de Nancy, qui aurait pu être empruntée en même temps que la dame qui s’épuce, pour éviter le voyage Washington-Paris ; quoique plus courte elle est aussi belle ; c’est une version dite d’atelier (mais La Tour n’a pas eu d’atelier, seulement un ou deux élèves). 

18 : Enfin les Joueurs de dés prêté par le Preston park museum de Stockton-on-Tees (GB). Sorte de pastiche surchargé de La Tour, qui divise encore les experts aussi bien sur l’époque d’exécution que sur les mains qui l’auraient réalisé, cet étrange collage contient néanmoins quelques beaux détails.

***
Et voilà le compte-rendu d’une exposition à venir rondement mené. L’information concédée étant fragmentaire, une ou deux surprises restent évidemment possibles.
Entrevoir 4 chefs-d’œuvres, quelques curiosités, et si l’éclairage le permet, les vraies couleurs des tableaux de la Tour : à vous de voir.

Si vous pensez n’avoir jamais le temps d’aller les admirer séparément en province (vous devez, par exemple, courir sauver la planète des méfaits d'un climat récalcitrant), le musée propose des visites de luxe nettement plus calmes, à un groupe de 15 personnes avec guide, les jours de semaine avant l’ouverture, entre 9h et 10h, pour 42€ (au lieu de 18€50). Dans ce cas n'attendez pas, les places libres s'épuisent déjà. 
Il y aura alors peut-être moyen de s’isoler quelques secondes devant un tableau…


***


Mise à jour du 29.08.2025 : Scoupes ! Si l'on croit trois articles récents, le nombre de La Tour de l'exposition serait augmenté de 5 tableaux, mineurs essentiellement, mais modifiant un peu les décomptes puisque le nombre total de La Tour, toujours si on suppose la série d'Albi complète, passerait de 18 à 23, les tableaux de l'étranger passeraient à 6 sur 23, et les La Tour jugés authentiques seraient de 12 sur 23 (au lieu de 9 sur 18). 


Un article promotionnel de Connaissance des Arts sur les expositions de septembre ajoute évasivement un tableau à la liste des La Tour, le Reniement de Pierre, de Nantes. C'est hélas de très loin le moins intéressant des 3 La Tour que conserve le musée de Nantes. Comme le tableau de Stockton, le seul point où s'accordent les spécialistes est qu'il contient très peu de la main du peintre, avec quelques petits détails réussis invisibles sur les mauvais clichés disponibles. 


On lit également dans un copieux article de 10 pages sur La Tour dans la revue Connaissance des Arts "Au sein de l’exposition, seul l’admirable Saint Jérôme du musée de Grenoble ..." Ainsi Grenoble aurait prêté son La Tour. C'est un La Tour des débuts déjà bien maitrisés, des débuts cruels et véristes qu'on peut moins aimer que les formes épurées de la maturité mais qui restent impressionnants de virtuosité.


Un long article sur La Tour dans BeauxArts Magazine de septembre recense, dans un petit encadré sur l'exposition, les La Tour de l'étranger parmi lesquels 3 "nouveaux" :

Les larmes de saint Pierre, du musée de Cleveland, un des rares La Tour datés (1645), un des rares peints avec du bleu sombre et du bleu-vert, un peu démonstratif pour un La Tour mais attrayant. 

- Un couple de vieillards en deux grands portraits, du MFA de San Francisco. Ils dateraient des débuts du peintre, comme le vielleur au chien de Bergues. Certains spécialistes doutent de leur attribution.  


Tout cela reste à vérifier, au moins en librairie dans le catalogue de l'exposition.


***


Mise à jour du 07.09.2025 : Deux nouveaux articles viennent d'ajouter 9 tableaux à la liste des La Tour de l’exposition ! Et pas uniquement des tableaux mineurs, au point qu’on se demande comment peuvent être exposés les 32 La Tour et quelques autres (comme Adam de Coster, parait-il) dans les quatre petites pièces du musée. Les chiffres passent ainsi, sous réserve d’inventaire, de 23 à 32 La Tour, les étrangers de 6 à 12, et les La Tour certainement authentiques de 12 à 16.


Est-ce que cela peut modifier votre décision ? Non, évidemment si vous aviez décidé d’y renoncer à cause des conditions de visite, qui ne peuvent qu’empirer, mais oui, éventuellement, si vous pensiez vous abstenir en raison de la proportion importante de tableaux mineurs et de copies (mais vous ne verrez pas plus des grands chefs-d’œuvre nocturnes)


Les 2 nouveaux articles : ilgiornaledellarte, Connaissance des Arts.
Les 9 nouveaux tableaux :
- Les deux versions de Jérôme pénitent (Stockholm et Grenoble). Excellente chose que de pouvoir les comparer
- Les deux versions des Tricheurs (Louvre et Fort Worth). Même remarque que ci-dessus. Les couleurs de la version américaine, qu'on connait peu, sont rares et d'une remarquable délicatesse. 
- Sébastien soigné par Irène, du musée d’Orléans, assez triste copie.
- Fillette au braisier, du Louvre d'Abu Dabi, très peu sinon rien de la main de La Tour.
- L'argent versé (Lvov ou Lviv, Ukraine), les tout débuts de La Tour.
- Souffleur à la pipe (Tokyo, musée Fuji), plutôt joli mais de gros défauts de dessin (la bouche notamment), certainement de la main d'Étienne, fils de La Tour.
- Saint Grégoire (Lisbonne ???), trois points d'interrogation suffiront.
- Saint Jacques découvert très récemment, on invoque encore les mains d'un atelier hypothétique. 

Décidément, on n’en finira jamais avec cette exposition, on racle les fonds de tiroir, à quelques jours de l’ouverture, comme si les musées étrangers ou de province pas vraiment sûrs de leur La Tour se précipitaient pour leur ajouter un peu d’authenticité dans une grande "rétrospective".
Allez, ajoutons pour faire un mauvais jeu de mots et arriver aux "33 La Tour" le douteux Vielleur de Remiremont

mercredi 13 août 2025

De La Tour, la douche de l’automne (1 de 2)

Georges de La Tour, La bonne aventure (New York Metropolitan museum),
ce qui nous attend le 11 septembre prochain (détail).

Fidèle à une habitude ancienne - parler des expositions après qu’elles ont fermé leurs portes - Ce Blog innovera aujourd'hui dans l’inactuel, en jugeant une exposition qui n’a pas encore eu lieu. 
Elle ouvrira dans un mois, le 11 septembre 2025, et pour 4 mois et demi, au musée Jacquemart-André, au cœur de Paris. Et il faut dire que des fées - hélas pas totalement dégrisées - se sont penchées sur son berceau.

La première fée, celle qui, depuis que l’Institut de France lui a confié les clefs du musée Jacquemart en 1996, organise ses expositions, c’est la fameuse Culturespace, cette entreprise qui vulgarise les œuvres déjà populaires des musées, en en projetant des reproductions mouvantes sur les murs de lieux divers et inappropriés, inondées des musiques et des commentaires appropriés. 
Filiale d’Engie, anciennement Gaz de France, on imagine sa science de la peinture. Qu’on se rappelle sa catastrophique exposition Caravage sans Caravage en 2018, et en 2025 dans le même musée, cet éloge de la médiocre fille du peintre Orazio Gentileschi. Sa spécialité est le markéting et le montage de faux évènements culturels. Avec ses déboires auprès de la justice (entre autre pour parasitisme) et ses pratiques douteuses, c’est un peu le retour de la Pinacothèque de Paris de triste mémoire. 

La seconde fée, soutien financier de l’exposition, c’est la fameuse banque Natixis, experte également, mais plutôt spécialisée dans les erreurs de gestion, de management, et de placements dit l’encyclopédie, sauvée de la crise financière de 2008 par les "finances publiques".

Dans les locaux exigus du musée Jacquemart illuminés par ces deux insignes magiciennes, on se prépare à vivre une "rétrospective inédite", dit la presse passe-plat ; trois ou quatre tableaux illustres parmi une vingtaine d’œuvres mineures d’un peintre inestimable et rare, saucissonnées avec d'autres toiles secondaires dans 4 petites pièces (environ 200 mètres carrés au total). Imaginez, ou revivez peut-être, ce que cela représente de faire entrer au chaussepied 30 ou 40 personnes dans une pièce de 50 mètres carrés.

Alors vous vous interrogez : comment pensent-ils nous attirer dans pareil traquenard, quel baume y apaiserait un tel calvaire ?
C’est là qu’interviennent la méthode de Culturespace, et les médias, même spécialisés, qui diffusent les yeux fermés sa publicité prémâchée, additionnant erreurs, mensonges et omissions. 

Et c’est la question que nous examinerons dans la prochaine chronique :
Y a-t-il une bonne raison d’aller se détruire l'humeur au musée Jacquemart-André cet automne ?



Georges de La Tour, La bonne aventure (autre détail).

lundi 28 juillet 2025

Van Eyck au Louvre, une expérience

Cette photo du panneau de Jan van Eyck tel qu’il est exposé au Louvre depuis sa restauration a été corrigée pour refléter le mieux possible l’impression ressentie sur place, notamment la luminosité et les couleurs, mais n'y cherchez pas les détails, vous savez maintenant où les trouver en taille réelle et en gigapixels. 



La décision

 
S’il économise depuis des décennies sur la maintenance du bâtiment, des canalisations, des ascenseurs, des sanitaires, et sur le personnel de surveillance - d’où un nombre toujours plus important de salles régulièrement fermées - le musée du Louvre est animé depuis une dizaine d’année par une frénésie de restaurations où il se dépense sans compter. On le pensait paralysé par la peur de la bavure, figé à jamais dans ses alignements de tableaux enténébrées, et on le découvre téméraire, s’attaquant aux défis les plus risqués, aux œuvres les plus sensibles, restaurant même des tableaux de l’intouchable Léonard de Vinci.

À l’exception évidemment de la Joconde, qui ne sera jamais restaurée et conservera définitivement ce teint bilieux au fond de son bocal, par crainte de perdre d’un coup les 20 000 visiteurs par jour (ou 30 000 selon les sources) qui ne viennent que pour l’entrapercevoir sur l’écran de leur téléphone.

D’où lui vient cette témérité ? L’évolution des techniques, des procédures, l’exemple des grands musées étrangers, l’arrivée d’Aglaé l'accélérateur de particules enterré sous le bâtiment ? 
Peu importe, elle a éveillé, pour qui avait renoncé aux visites devenues insupportables, suffisamment de désir pour accepter d’endurer encore une fois l’expérience épouvantable de la visite au Louvre. Car comment résister à contempler, presque dans l’état où ils ont été vus par le peintre, des chefs-d’œuvre comme le seul Van Eyck visible en France, le portrait d’Anne de Clèves par Holbein, le Gilles (ou Pierrot) de Watteau, et même la Nef des fous de Bosch, tous restaurés entre 2022 et 2024 ?  

Ne parlons pas des grandes machines de Delacroix que le Louvre lessive en série, si mal peints qu’ils devraient être restaurés en permanence.

Après des mois d’hésitation, vous vous décidez. Pour assurer la réussite de l’expérience, vous vous limitez aux 4 tableaux cités plus haut et ajoutez 2 friandises optionnelles que vous souhaitez revoir, disons l’Astronome de Vermeer et le portrait de madame Lenoir de Duplessis.  
 
La planification

Viennent alors la préparation de l’itinéraire et la détermination de la date de visite. C’est l’étape déterminante de l’opération. Vous devrez vous munir d’un accès à internet (obligatoire pour la réservation), d’un écran confortable, puis, sur le site du musée, du Plan d’ouverture des salles, et, sur le site du catalogue des Collections du Louvre, de la page consacrée à chacun des tableaux élus, où vous trouverez, pour chaque œuvre, le numéro de la salle où elle parait, que vous conserverez pour optimiser votre itinéraire. Sélectionner le lien sur ce numéro vous conduira à sa position sur le plan général du musée (aile et niveau).

Hélas le Plan d’ouverture des salles n’est pas un plan d’ouverture des salles. Il indique seulement l’ouverture ou non des secteurs qui regroupent les grandes périodes de l’histoire de l’art, et il n’existe aucun lien logique entre le numéro de salle et le secteur ; ainsi on ne vous dit pas "la salle 818 - où le catalogue situe le panneau de Van Eyck - est ouverte" ; on vous dit que le secteur intitulé "Peintures, Europe du Nord 1400-1650" est ouvert ; à vous de savoir que Van Eyck était un peintre d’Europe du nord actif sur cette période.
L’exercice devient délicat si vous cherchez un tableau d’un peintre suisse actif dans la 1ère moitié du 17ème siècle, Samuel Hoffman par exemple. Vous le supposez rangé dans le secteur Europe du Nord (puisque les autres choix ne sont que France ou Italie), mais vous hésitez entre "Europe du Nord 1400-1650" et "Europe du Nord 1600-1850", d’abord parce que le tableau date des années 1640, donc potentiellement dans les deux secteurs (oui, les périodes se chevauchent !) et surtout parce que le premier secteur est fermé le mercredi et ouvert le jeudi, quand c’est l’inverse pour le second. 
Si vous jérémiez on vous répliquera "Réservez votre entrée pour le dimanche, les deux secteurs sont ouverts, il reste sans doute quelques places disponibles." 

Vous l’aurez compris, cette étape demande un peu de concentration et beaucoup de temps à perdre. Alors limitez votre visite à quelques œuvres. En s’arrêtant aux 4 tableaux récemment restaurés visés ici, vous constaterez déjà, en excluant les irrespirables weekends surpeuplés et la saison touristique, qu’ils ne peuvent être vus, en une seule visite, que les vendredis (et même pas en nocturne), et que l’itinéraire, en papillonnant un peu, occupera pleinement votre visite.  

L’expérience

Vous réservez donc votre visite pour un vendredi matin dès 9 heures, ou au moins dans la matinée, afin de pouvoir contempler sereinement vos favoris ; les écoles française et d’Europe du nord du 15ème au 18ème siècles sont toujours calmes et quasi désertes en semaine, le matin, et les files d’attente très nettement réduites.

Pour éviter de parcourir un nombre épuisant de kilomètres, vous aurez sans faute optimisé les étapes de votre itinéraire sur le plan du musée ; il est immense et les salles dont les numéros se suivent ne se suivent pas nécessairement sur le plan ; il n’est pas rare, sur place, de ne jamais retrouver, sans l’aide du personnel surveillant, la salle qui suit ou précède numériquement celle où vous vous trouvez.  

Une fois dans le musée, vous serez harcelés par les impondérables : un ascenseur rétif, des toilettes en travaux, une personne de surveillance qui ajoute, en vous indiquant la direction d'une salle : "elle est probablement fermée, il est tôt, la personne n’est pas arrivée."
Vous y serez psychologiquement préparés, parce que vous aurez lu dans la téméraire enquête de M. Rykner qu'au Louvre, ça n’est pas parce qu’une salle est ouverte sur le plan qu’elle l’est dans la réalité, qu’un coup de chaleur intempestif (dans une salle à la climatisation déficiente), ou des travaux imprévus (souvent fictifs), ou un manque inattendu (mais chronique) de personnel, ne sont pas évènements si rares.

Malgré tout vous noterez, après avoir essuyé toutes ces épreuves, que votre sentiment devant ces merveilles est indicible, que la lumière est belle, que votre vêtement clair se reflète parfaitement dans les vitres dites "anti-reflets" qui protègent les œuvres, que votre appareil photo n’arrivera jamais à reproduire ce que vous voyez, et que la science de Van Eyck, en réalité sa magie, ne sera jamais dépassée.   

(et que la qualité des reproductions dans le catalogue des collections du musée est encore plus honteuse que vous ne le pensiez, pire que des photos de touriste) 

Enfin vous remarquerez que l’Astronome de Vermeer n’était pas là, exilé pour de longs mois dans une exposition au Mucem de Marseille, alors qu'on avait refusé de le prêter à la monumentale rétrospective d'Amsterdam en 2023, que madame Lenoir, qui pourtant a toujours été d’une exemplaire fidélité, n’était pas au rendez-vous, conviée jusqu’à l’automne à une rétrospective Duplessis à Carpentras, et que vous auriez dû préparer un peu plus soigneusement votre visite.

lundi 14 avril 2025

Notre-Dame-des-Chiffres

Façade ouest de la cathédrale de Paris, sur les voussures du portail central, à droite, ces personnages infernaux, malgré leur figuration inventive et fantaisiste, et leur peu de similitude avec les gargouilles romantiques inventées par Viollet-le-Duc, ne datent pas du 13ème siècle. Ils ont bien été sculptés d’après les dessins du célèbre architecte, vers 1850-1860. Quoi qu’il en soit, les signes de la douleur changent peu à travers les siècles, et on imagine bien, à leurs grimaces, les tourments qu’éprouvent encore aujourd’hui, au début du 3ème millénaire, ces milliers de touristes qui les contemplent, et les envient peut-être à piétiner dans le vent glacé sur le parvis durant des heures les mains pleines de la mayonnaise qui dégouline des cornets de frites.   


Comme l’a démontré avec brio le professeur Darwin, la vie se contrefout de la morale ; Liberté et Égalité pour elle sont des lubies ; tout juste pratique-t-elle un peu la Fraternité, limitée à l’espèce, et encore. Alors les humains, pour ne pas se massacrer trop vite et prétendre à un traitement égal pour tous, ont inventé des lois. Ils ont fixé pour toute action des valeurs de seuil et de plafond à respecter, ce qui permet aux machines de juger les contrevenants à leur place, et leur épargne d’éreintantes dépenses intellectuelles. Ainsi sur la planète entière notre vie en société est-elle gouvernée par les nombres. 

Mais pour évaluer justement et juger un comportement il faut avoir sur lui des données fiables. Et là, reconnaissons que dans certains domaines règne une libre improvisation.  

Prenons exemple sur le calcul des nombres de visites dans les établissements culturels, publics ou privés, indispensable à la prévention de la sécurité des personnes et des biens. On a déjà beaucoup écrit sur le sujet : la surenchère systématique dans la course au record qui dégrade les conditions de visite, les chiffres noyés dans des systèmes de comptage à dessein invérifiables, jusqu’à la falsification des chiffres de fréquentation des expositions et des musées ; et les médias, qui ne servent plus qu’à passer les plats fournis par les institutions publiques ou privées, et qui ne songent même plus à s’interroger sur leur cohérence.


Tous les nombres qui suivent, dont les sources sont souvent douteuses, seront très sérieusement arrondis, parfois au million.



Le 6 avril 2025 paraissait sur le site italien du Journal de l’Art (ilgiornaledellarte), quotidien très sensible aux données chiffrées et ému par la vision du parvis de Notre-Dame de Paris, un article sur la création d’un "Musée de l’œuvre Notre-Dame", promesse du président français, et qui exposerait près de la cathédrale les chefs-d’œuvre relatifs à son histoire, fouilles, donations, trésors, comme cela se pratique pour beaucoup de cathédrales en Europe, répartissant ainsi le nombre toujours croissant de visiteurs dans deux établissements au lieu d’un, prétend l’article. 


Il annonce des chiffres sur la fréquentation de la cathédrale depuis sa réouverture au public le 16 décembre 2024 : après 3 mois la cathédrale aurait reçu 2,4 millions de visites à raison de 30 000 par jour (le calcul serait plus proche de 26 000). Il ajoute que le diocèse escompte 13 à 15 millions de visites cette année. Or à raison de 30 000 par jour, une année pleine n’atteindrait pas 11 millions de visites. Ailleurs le diocèse a déclaré avoir atteint la capacité d’accueil maximale du monument avec 30 à 35 000 visites par jour. Là encore on serait en dessous de 13 millions par an. Par surcroit, l’ouverture d’un monument public voit toujours sa fréquentation initiale fortement amplifiée grâce à l’effort promotionnel occasionnel, et les années suivantes se calmer (le Louvre-Lens dont la première année complète, 2013, a enregistré 860 000 visites, est tombé à une moyenne de 450 000 sur les 6 années suivantes).


Beaucoup d’autres chiffres ont été annoncés. Cnews attendait 40 000 visites par jour, et Paris-city-vision arrondissait le tout à 50 000 les jours de fête religieuse. BfmParis déclarait le 30 décembre 250 000 visiteurs depuis mi-décembre, soit moins de 17 000 par jour, et la téméraire France3 comptait les visiteurs par minute, calcul certainement épuisant et sans doute incertain, quand on note qu'elle écrivait le nombre 10 000 de cette façon baroque : 10.00. 

Globalement la revue des médias pour les 4 premiers mois d’ouverture présente la moyenne quotidienne entre 25 000 et 33 000 visites.   

Avec beaucoup d’optimisme, le diocèse par son extrapolation de 13 à 15 millions par an prévoit donc qu’il pourrait friser tous les jours de 2025 les 40 000 visites (en moyenne s’entend, ce qui ne dit rien des jours de grande marée populaire). Dépasser tous les jours sa soi-disant capacité d’accueil maximale de 20% à 30% ne semble pas émouvoir le diocèse. Il est habitué à tous ces zéros. De mémoire le chiffre de visites qui circulait sur le parvis, avant l’incendie de 2019, était déjà 12 millions, parfois 14 millions. 


Il ne suffit évidemment pas de poser un compteur de fidèles sous le porche du Jugement dernier, s’en laver les mains, attendre que la trompette sonne le 40 000ème entré et repousser les suivants, car un autre critère de calcul intervient : Combien de personnes peuvent se tenir simultanément dans la cathédrale ?

Les architectes, qui ne doivent pas visiter bien souvent les bâtiments qu’ils construisent une fois qu’ils sont habités, annoncent fièrement : 9000. La surface habitable de Notre-Dame étant de 4800m² - pour simplifier les surfaces meublées n’ont pas été déduites - ils caseraient ainsi 2 personnes sur un m² ; ça demande un certain degré d'intimité.

Les normes de sécurité ne sont pas si enthousiastes. Les lieux de culte sont soumis aux règles de sécurité des établissements recevant du public (ERP), à quelques aménagements près. Et quels aménagements ! La surface obligatoire d’au moins 5 m² par personne dans un musée tombe, pour les lieux de culte, à 1 m². On a le droit de tasser 5 fois plus de croyants que d’athées dans un espace équivalent. Nous n’en déduirons rien de particulier, mais ne l’ébruitez pas trop chez les fidèles.

Les normes de sécurité autorisent donc 4800 personnes au même moment dans la cathédrale de Paris. En réalité, le diocèse dit avoir fixé, avec les services de la préfecture, une jauge maximale de 3000 personnes. C’est beaucoup si la toiture s’effondre mais cela peut être raisonnable si les procédures d'alerte et d’évacuation d’urgence sont éprouvées…


Ainsi le compteur de fidèles devra également calculer le nombre de sorties de l’édifice et le soustraire au nombre d’entrées pour savoir à tout moment le nombre de présents dans le monument et suspendre les entrées s'il atteint 3000. 

On suppose que le diocèse le fait et le faisait déjà avant 2019, automatiquement par des capteurs ou à la main par ses dizaines de bénévoles.


Attendez, ne partez pas, vous croyiez que c’était terminé ? 


On a donc une valeur sure, la jauge maximale fixe de 3000 personnes simultanément dans la cathédrale, mais le nombre de visites par jour reste très approximatif, 30 000, 40 000… et par conséquent encore plus imprécises les prévisions de visites annuelles, ce chiffre qu’on exhibe partout comme un trophée et qui rend depuis longtemps les concurrents de la cathédrale, le Louvre, la tour Eiffel et même Versailles verts de jalousie (excepté entre 2019 et 2024, vous vous en doutez). 

Or ces estimations sont approximatives parce qu’elles dépendent d’un paramètre mystérieux, difficile à cerner : Combien de temps reste chaque personne dans la cathédrale ? Question métaphysique à laquelle le Louvre dit qu'il a constaté chez lui une durée moyenne de 2h30, alors qu'encore récemment il ne savait même pas calculer son nombre d'entrées.


Eh bien l’Office de tourisme de Paris connait ce nombre magique pour la cathédrale, il le tiendrait d’un certain Paris Je t’aime, qui n’est autre que l’Office de tourisme de Paris, lui-même (oui, ça n’est pas simple). Et ce nombre est ………… 32 minutes ! 

Mais comment l’a-t-il obtenu ? C’est un mystère. Et il est possible qu'il soit faux.

Tentons une approximation de plus en simplifiant les calculs, plaçons-nous dans une situation idéale où le nombre de personnes disponibles pour la visite ne serait jamais épuisé, ce qui semble avoir été le cas à entendre les témoignages des heures passées à patienter sur internet pour réserver ou dans les files d’attente transies sur le parvis.

La cathédrale est ouverte durant 11h15 par jour (675 minutes), soit 21 fois les 32 minutes de visite de l’Office de tourisme, elle peut par conséquent recevoir idéalement 63 000 personnes par jour (21 x 3000). Or, comme elle n’en a accueilli que 30 000 en moyenne pendant ces 4 mois où elle a pourtant fait le plein, on pourra en conclure que la durée moyenne d’une visite n’était pas de 32 minutes, mais du double, ce qui est plus vraisemblable.


Peut-être connaitra-t-on un jour la miraculeuse règle de calcul. En tout cas, 30 ou 60 minutes pour une visite de la cathédrale, c’est à peine le temps de se faufiler sur le parcours de 300 mètres de l’entrée à la sortie du gigantesque édifice en jouant des coudes sur ses propres 1,6 m², comme s’il n’y avait finalement pas grand chose à y voir.