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lundi 14 avril 2025

Notre-Dame-des-Chiffres

Façade ouest de la cathédrale de Paris, sur les voussures du portail central, à droite, ces personnages infernaux, malgré leur figuration inventive et fantaisiste, et leur peu de similitude avec les gargouilles romantiques inventées par Viollet-le-Duc, ne datent pas du 13ème siècle. Ils ont bien été sculptés d’après les dessins du célèbre architecte, vers 1850-1860. Quoi qu’il en soit, les signes de la douleur changent peu à travers les siècles, et on imagine bien, à leurs grimaces, les tourments qu’éprouvent encore aujourd’hui, au début du 3ème millénaire, ces milliers de touristes qui les contemplent, et les envient peut-être à piétiner dans le vent glacé sur le parvis durant des heures les mains pleines de la mayonnaise qui dégouline des cornets de frites.   


Comme l’a démontré avec brio le professeur Darwin, la vie se contrefout de la morale ; Liberté et Égalité pour elle sont des lubies ; tout juste pratique-t-elle un peu la Fraternité, limitée à l’espèce, et encore. Alors les humains, pour ne pas se massacrer trop vite et prétendre à un traitement égal pour tous, ont inventé des lois. Ils ont fixé pour toute action des valeurs de seuil et de plafond à respecter, ce qui permet aux machines de juger les contrevenants à leur place, et leur épargne d’éreintantes dépenses intellectuelles. Ainsi sur la planète entière notre vie en société est-elle gouvernée par les nombres. 

Mais pour évaluer justement et juger un comportement il faut avoir sur lui des données fiables. Et là, reconnaissons que dans certains domaines règne une libre improvisation.  

Prenons exemple sur le calcul des nombres de visites dans les établissements culturels, publics ou privés, indispensable à la prévention de la sécurité des personnes et des biens. On a déjà beaucoup écrit sur le sujet : la surenchère systématique dans la course au record qui dégrade les conditions de visite, les chiffres noyés dans des systèmes de comptage à dessein invérifiables, jusqu’à la falsification des chiffres de fréquentation des expositions et des musées ; et les médias, qui ne servent plus qu’à passer les plats fournis par les institutions publiques ou privées, et qui ne songent même plus à s’interroger sur leur cohérence.


Tous les nombres qui suivent, dont les sources sont souvent douteuses, seront très sérieusement arrondis, parfois au million.



Le 6 avril 2025 paraissait sur le site italien du Journal de l’Art (ilgiornaledellarte), quotidien très sensible aux données chiffrées et ému par la vision du parvis de Notre-Dame de Paris, un article sur la création d’un "Musée de l’œuvre Notre-Dame", promesse du président français, et qui exposerait près de la cathédrale les chefs-d’œuvre relatifs à son histoire, fouilles, donations, trésors, comme cela se pratique pour beaucoup de cathédrales en Europe, répartissant ainsi le nombre toujours croissant de visiteurs dans deux établissements au lieu d’un, prétend l’article. 


Il annonce des chiffres sur la fréquentation de la cathédrale depuis sa réouverture au public le 16 décembre 2024 : après 3 mois la cathédrale aurait reçu 2,4 millions de visites à raison de 30 000 par jour (le calcul serait plus proche de 26 000). Il ajoute que le diocèse escompte 13 à 15 millions de visites cette année. Or à raison de 30 000 par jour, une année pleine n’atteindrait pas 11 millions de visites. Ailleurs le diocèse a déclaré avoir atteint la capacité d’accueil maximale du monument avec 30 à 35 000 visites par jour. Là encore on serait en dessous de 13 millions par an. Par surcroit, l’ouverture d’un monument public voit toujours sa fréquentation initiale fortement amplifiée grâce à l’effort promotionnel occasionnel, et les années suivantes se calmer (le Louvre-Lens dont la première année complète, 2013, a enregistré 860 000 visites, est tombé à une moyenne de 450 000 sur les 6 années suivantes).


Beaucoup d’autres chiffres ont été annoncés. Cnews attendait 40 000 visites par jour, et Paris-city-vision arrondissait le tout à 50 000 les jours de fête religieuse. BfmParis déclarait le 30 décembre 250 000 visiteurs depuis mi-décembre, soit moins de 17 000 par jour, et la téméraire France3 comptait les visiteurs par minute, calcul certainement épuisant et sans doute incertain, quand on note qu'elle écrivait le nombre 10 000 de cette façon baroque : 10.00. 

Globalement la revue des médias pour les 4 premiers mois d’ouverture présente la moyenne quotidienne entre 25 000 et 33 000 visites.   

Avec beaucoup d’optimisme, le diocèse par son extrapolation de 13 à 15 millions par an prévoit donc qu’il pourrait friser tous les jours de 2025 les 40 000 visites (en moyenne s’entend, ce qui ne dit rien des jours de grande marée populaire). Dépasser tous les jours sa soi-disant capacité d’accueil maximale de 20% à 30% ne semble pas émouvoir le diocèse. Il est habitué à tous ces zéros. De mémoire le chiffre de visites qui circulait sur le parvis, avant l’incendie de 2019, était déjà 12 millions, parfois 14 millions. 


Il ne suffit évidemment pas de poser un compteur de fidèles sous le porche du Jugement dernier, s’en laver les mains, attendre que la trompette sonne le 40 000ème entré et repousser les suivants, car un autre critère de calcul intervient : Combien de personnes peuvent se tenir simultanément dans la cathédrale ?

Les architectes, qui ne doivent pas visiter bien souvent les bâtiments qu’ils construisent une fois qu’ils sont habités, annoncent fièrement : 9000. La surface habitable de Notre-Dame étant de 4800m² - pour simplifier les surfaces meublées n’ont pas été déduites - ils caseraient ainsi 2 personnes sur un m² ; ça demande un certain degré d'intimité.

Les normes de sécurité ne sont pas si enthousiastes. Les lieux de culte sont soumis aux règles de sécurité des établissements recevant du public (ERP), à quelques aménagements près. Et quels aménagements ! La surface obligatoire d’au moins 5 m² par personne dans un musée tombe, pour les lieux de culte, à 1 m². On a le droit de tasser 5 fois plus de croyants que d’athées dans un espace équivalent. Nous n’en déduirons rien de particulier, mais ne l’ébruitez pas trop chez les fidèles.

Les normes de sécurité autorisent donc 4800 personnes au même moment dans la cathédrale de Paris. En réalité, le diocèse dit avoir fixé, avec les services de la préfecture, une jauge maximale de 3000 personnes. C’est beaucoup si la toiture s’effondre mais cela peut être raisonnable si les procédures d'alerte et d’évacuation d’urgence sont éprouvées…


Ainsi le compteur de fidèles devra également calculer le nombre de sorties de l’édifice et le soustraire au nombre d’entrées pour savoir à tout moment le nombre de présents dans le monument et suspendre les entrées s'il atteint 3000. 

On suppose que le diocèse le fait et le faisait déjà avant 2019, automatiquement par des capteurs ou à la main par ses dizaines de bénévoles.


Attendez, ne partez pas, vous croyiez que c’était terminé ? 


On a donc une valeur sure, la jauge maximale fixe de 3000 personnes simultanément dans la cathédrale, mais le nombre de visites par jour reste très approximatif, 30 000, 40 000… et par conséquent encore plus imprécises les prévisions de visites annuelles, ce chiffre qu’on exhibe partout comme un trophée et qui rend depuis longtemps les concurrents de la cathédrale, le Louvre, la tour Eiffel et même Versailles verts de jalousie (excepté entre 2019 et 2024, vous vous en doutez). 

Or ces estimations sont approximatives parce qu’elles dépendent d’un paramètre mystérieux, difficile à cerner : Combien de temps reste chaque personne dans la cathédrale ? Question métaphysique à laquelle le Louvre dit qu'il a constaté chez lui une durée moyenne de 2h30, alors qu'encore récemment il ne savait même pas calculer son nombre d'entrées.


Eh bien l’Office de tourisme de Paris connait ce nombre magique pour la cathédrale, il le tiendrait d’un certain Paris Je t’aime, qui n’est autre que l’Office de tourisme de Paris, lui-même (oui, ça n’est pas simple). Et ce nombre est ………… 32 minutes ! 

Mais comment l’a-t-il obtenu ? C’est un mystère. Et il est possible qu'il soit faux.

Tentons une approximation de plus en simplifiant les calculs, plaçons-nous dans une situation idéale où le nombre de personnes disponibles pour la visite ne serait jamais épuisé, ce qui semble avoir été le cas à entendre les témoignages des heures passées à patienter sur internet pour réserver ou dans les files d’attente transies sur le parvis.

La cathédrale est ouverte durant 11h15 par jour (675 minutes), soit 21 fois les 32 minutes de visite de l’Office de tourisme, elle peut par conséquent recevoir idéalement 63 000 personnes par jour (21 x 3000). Or, comme elle n’en a accueilli que 30 000 en moyenne pendant ces 4 mois où elle a pourtant fait le plein, on pourra en conclure que la durée moyenne d’une visite n’était pas de 32 minutes, mais du double, ce qui est plus vraisemblable.


Peut-être connaitra-t-on un jour la miraculeuse règle de calcul. En tout cas, 30 ou 60 minutes pour une visite de la cathédrale, c’est à peine le temps de se faufiler sur le parcours de 300 mètres de l’entrée à la sortie du gigantesque édifice en jouant des coudes sur ses propres 1,6 m², comme s’il n’y avait finalement pas grand chose à y voir.


jeudi 27 février 2025

Histoire sans paroles (55)


Dans La connerie, un moteur de l'histoire, extrait du recueil Histoire universelle de la connerie, JF Dortier écrit :

"À Beauvais, l’évêque décide de construire la plus haute tour de toute la chrétienté : "Nous construirons une flèche si haute, qu’une fois terminée, ceux qui la verront penseront que nous étions fous." [en réalité cette citation, répétée par tant de sites qui parlent de Beauvais, est apocryphe. Elle n'existe dans aucune source d'époque et fleure bon la sensiblerie romantique] Terminée en 1569, la flèche de la cathédrale atteignait 153 mètres de haut. Elle n’est restée debout que quatre ans. Le jour de l’Ascension [1573], à la sortie de la messe, on entend un grondement : en quelques secondes, la flèche et le clocher [qu'elle surmontait] s’effondrent. Elle ne fut jamais reconstruite."

Pour mémoire, la voute du chœur de ladite cathédrale, terminée en 1272, encore aujourd'hui la plus haute parmi les cathédrales gothiques, à 48,5 mètres, s'était en partie effondrée en 1284 (voir quelques images de l'intérieur de l'infirme après 750 ans. Âmes sensibles s'abstenir).

Mise à jour le 18.05.2025 : de gros travaux initialisés en 2022 aboutiront, dit-on, à la suppression totale des énormes poutres de soutènement vers 2027.

vendredi 10 janvier 2025

Histoire sans paroles (54)

Sumac vinaigrier, château d'Angers, 19 octobre 2022

Youpi ! Encore un record ! C'est la fête !

D’accord il y a les guerres, les massacres, les virus, les présidents cinglés, les ouragans, les catastrophes, tout se multiplie, mais il y a aussi des performances toujours croissantes, des records continuels, des gros titres dans les journaux ! 
C’est une satisfaction, on restera informés jusqu’à la fin.

 

mardi 12 mars 2024

Ce monde est disparu (11)

Les principaux ingrédients indispensables à la réalisation d'un bon Magritte à 43 millions.

Impossible de ne pas comprendre, à la lecture de l'essai écrit par la maison de ventes Christie’s pour la promotion de L’ami intime de Magritte, qu'on a affaire au tableau le plus poétique de l’histoire de la peinture, et même de l’histoire de la poésie. La poésie y est invoquée 13 fois et le mystère 10 fois, ces mots flous destinés à faire croire que des idées sont profondes quand elles ne sont que creuses.

Parce que Christie’s aurait bien aimé battre tous les records. Il lui semblait que le tableau concentrait les thèmes les plus populaires de Magritte, et qu’en additionnant le nombre de ses œuvres représentant, comme dans L'ami intime, un ciel nuageux (861), un mur (533), un homme vu de dos (131), un chapeau melon (106), un verre (39) et une baguette de pain (29), on obtenait 1699, soit 87% du total des 1957 œuvres au catalogue du peintre, promesse de battre des records d’adjudication (pour mémoire Christie’s en empoche entre 15 et 30%).

Le décompte des objets dans les tableaux de Magritte provient de la base de données créée par une équipe de chercheurs canadiens déçus de n’avoir pas obtenu le droit de reproduire même de simples vignettes des tableaux dans leur étude sur l’œuvre de Magritte (nous en parlions en 2018).

L’erreur de calcul de Christie’s aura sauté aux yeux de tout spécialiste de la peinture belge, cependant la maison de ventes avait d'une certaine façon vu juste. Car L’ami intime, qui est pourtant le tableau fade d’un Magritte en manque d’inspiration et fabriquant un pastiche de lui-même, a disparu sans dispute en deux minutes contre l’enchère très respectable de 43 millions de dollars. Largement dépassé par L’Empire des lumières de 1961 du même Magritte (80M$ en 2022 chez Sotheby’s), L’ami intime entre cependant dans le cénacle convoité des 150 tableaux les plus chers de l’histoire des ventes, où il élève ainsi à 5 le nombre de Magritte, preuve de la popularité croissante des baguettes de pain et des chapeaux melons dans le monde de la spéculation.

Profitons-en pour annoncer aux amateurs de Magritte que son site officiel et médiocre vient de changer d’adresse sur internet mais qu’il est toujours aussi indigent en images. Sa biographie, curieusement tronquée, n’indique nulle part ni ailleurs sur le site la date de la mort du peintre. Geste manqué des ayants droit qui aimeraient secrètement toucher éternellement la rente des droits d’auteur ? En réalité Magritte est mort en 1967 et, selon la législation européenne d’aujourd’hui, son œuvre devrait devenir libre de droits et reproductible sans frais dans les blogs impécunieux dès le 1er janvier 2038 (à moins d’un subterfuge juridique qui le prolongerait indéfiniment, comme savent le faire maintenant les grandes marques).

lundi 20 février 2023

Comptes de faits (6)

"6000 personnes par jour qui se bousculent pour aller voir les Vermeer… À quoi ça ressemble ? Ce sont les mêmes qui vont au salon de l’auto."
Chaval, entretiens avec Pierre Ajame, automne 1966.

Johannes Vermeer, peintre connu et apprécié à Delft de son vivant, était oublié depuis deux siècles et confondu aux peintres plus ou moins anonymes du même genre et de la même région, quand un journaliste plus curieux que les autres le distingua de ses confrères et se mit à le rechercher sans répit dans les collections et les ventes, à convaincre lentement des personnes fortunées et en vue, bientôt suivies par des écrivains, puis par les journaux, et enfin, récemment, par le cinéma populaire. Tout cela prit un bon siècle, mais depuis, le moindre barbouillage supposé de la main de Vermeer est devenu un chef-d’œuvre (pour mémoire on ne reconnait pas un chef-d’œuvre par l'objet même, qui peut être indifférent, mais par un mouvement de foule autour de lui, une onde faite d’humains attirés individuellement vers l'objet parce qu'il le croient aimé par les autres)

Et Taco Dibbits le sait bien. Directeur du Rijksmuseum d'Amsterdam, organisateur depuis 20 ans des expositions les plus courues en Hollande, détenteur d’un record personnel de 4780 visiteurs par jour autour de Rembrandt, il claironnait depuis 2021 qu’il allait exposer en 2023 à Amsterdam quasiment tous les Vermeer connus, et que personne n’en reverrait jamais autant réunis au même endroit.

Taco Dibbits savait probablement qu’en automne 1966, à Paris, l’exposition "Dans la lumière de Vermeer" à l’Orangerie, avec ses 12 Vermeer, avait accueilli (contenu) 6000 visiteurs par jour. 
Taco Dibbits savait certainement que la rétrospective de 1996 au Mauritshuis de La Haye (à 57 kilomètres d’Amsterdam), avec 23 Vermeer, avait supporté 5000 visites par jour et avait été contrainte en catastrophe de se réorganiser avec une salle supplémentaire (25% en surface), dès la première semaine. 
Taco Dibbits savait sans doute qu’en février 2017, le jour de l’ouverture de l’exposition "Vermeer et les maitres de la peinture de genre" au Louvre, les 12 Vermeer exposés avaient attiré 9400 visiteurs dont une bonne partie, munie cependant de droits d’entrée (l’impayable billet unique), avait été refoulée, créant un capharnaüm dont le musée mit des semaines à se remettre et qui reste dans les mémoires comme un des sommets de la logistique muséologique. 

Taco Dibbits savait tout cela en organisant son exposition ultime. Alors il a tout fait pour la fluidité du flux. 
(Précisons que la description qui suit ne prétend pas traduire une exacte réalité qui aurait été constatée sur place, elle n'est faite que de la lecture de la presse en ligne).

Quand le Louvre en 2017 avait regroupé 60 tableaux hollandais autour des 12 Vermeer, le Rijksmuseum en 2023 avait seulement 28 Vermeer à répartir dans 9 grandes salles, par thème, certains tableaux, comme la Femme lisant une lettre ou la Femme versant du laitse retrouvant seuls. Les vastes pièces aux murs presque vides en ont pris un aspect de salle d’attente, comme aux guichets de la poste.
Les tableaux ont été éloignés au mieux les uns des autres, les cartels explicatifs éloignés des tableaux et les articles plus longs, analytiques et biographiques, traditionnellement affichés à l’entrée de l'exposition, ont été déplacés près de la sortie. 
Pour éviter qu’on ne s’en approche trop, chaque tableau a été protégé par un arceau de sécurité autorisant "8 à 10 spectateurs simultanés" déclare Taco Dibbits, estimation optimiste, les hollandais ne souffrent peut-être pas du même embonpoint que les visiteurs du Nouveau Monde. 

Enfin la durée de l’exposition a été optimisée : 114 jours en continu, sans fermeture, 8 heures par jour du dimanche au mercredi, et 13 heures sans interruption du jeudi au samedi (avec nocturne donc). 


D’après le site de "Connaissance des Arts" Taco Dibbits pensait alors accorder un total de 350 000 entrées, en moyenne 3000 par jour. En réalité il en a distribué 450 000, soit 4000 par jour, avant de décider la fermeture définitive des guichets, et dès l’inauguration de l'exposition le site de vente de billets affichait complet, mais promettait de faire tous ses efforts pour chercher à offrir plus d’entrées.

Car le musée peut encore, en effet, ajouter 4 nocturnes hebdomadaires (Il est peut-être plus facile de négocier des heures supplémentaires avec le personnel du musée que des jours de rallonge avec les assurances et les musées prêteurs). Il passerait alors de 71 à 91 heures d'ouverture par semaine, une augmentation de 28% qui se répercuterait directement sur le nombre de visiteurs, de sorte que si Taco Dibbits réagit à temps, il pourra pulvériser son propre record d’entrées, dépasser le Graal des 5000 visites par jour, et dès lors prétendre - il est jeune encore - à la direction des musées les plus prestigieux.

Enfin, le nombre de visites n’est pas tout, et le pragmatique directeur s’est couvert, pour pondérer les effets néfastes d'éventuelles circonstances imprévues, en renforçant le prix du billet d’entrée, qui est de 30 euros ! Toutefois, ça ne met le Vermeer qu'à 1,07€, ce qui est en fin de compte assez peu. Pour mémoire les 12 Vermeer du Louvre en 2017 étaient à 17€, soit 1,42€ pièce, et même à ce prix on n’était pas certain de les voir. 

***
Pendant ce temps très à l'ouest, dans les musées des arts de Nantes et de Rennes, les deux plus beaux tableaux du monde (bon d’accord, deux des trois plus beaux), faits de la main d’un peintre du même siècle et au même destin posthume que Vermeer, voient passer, les jours de semaine, quelques dizaines de touristes égarés, parfois moins.
On ne dira bien entendu pas son nom, afin d'éviter que la trentaine de fidèles de Ce Glob ne se trouve à l’origine d’un incontrôlable mouvement de foule.

mercredi 3 août 2022

"Détruire, disent-elles", une variante

Marc Chagall est un peintre très apprécié parce que ses tableaux sont frais et enfantins, que tout le monde s’aime et y vole dans les airs, humains, chevaux, et même les anges, et joue du violon. Les vaches aussi. Et il y a des couleurs, du bleu, du jaune, du rouge et du vert, notamment. C’est en quelque sorte le Peynet de la peinture moderne. Une telle simplicité suscite inévitablement des imitateurs.

Madame X, riche, distinguée et américaine, avait acheté aux enchères chez Sotheby’s en 1994, contre 180 000$ d'aujourd'hui, une aquarelle du maitre dont elle s’était amourachée jusqu’à l’accrocher dans sa chambre à coucher.
Pour la maison de ventes le pédigrée de l’œuvre ne faisait alors aucun doute et elle jugea inutile de le présenter au comité Chagall, organe créé en 1988, après la mort du peintre, par ses petites-filles devenues légalement juges ultimes en matière d’authenticité des œuvres de leur grand-père.

En 2020, par manque de place et par désaffection, madame X, toujours conseillée par Sotheby’s, décidait de se défaire de l’œuvre. Sotheby’s proposait de la soumettre à l’expertise du comité Chagall, simple formalité qui renforcerait grandement sa valeur marchande, et faisait signer à l’ingénue intéressée la clause classique d’irresponsabilité de la maison de ventes quant aux résultats de l’expertise.

Hélas, trop accaparée par une longue vie de réceptions et de bienfaisance, madame X n’avait pas eu le temps de lire notre chronique du 26 avril 2014, où la même maison d'enchères avait vendu en 1992, pour 240 000$ actualisés, un tableau du même peintre à un collectionneur anglais, et où croyant en tirer quelque profit, ledit amateur insulaire l’avait soumis 20 ans plus tard au comité du même nom, et s’était vu en retour prié par la justice de détruire l’œuvre devant huissier en tant que faux, et de payer tous les frais de procédure.

Le respect de la réglementation sur les droits d’auteurs interdit de reproduire ici des œuvres de Marc Chagall avant l'an 2056. C'est regrettable, c'est imbécile, mais c'est la loi. Il faut bien que les héritières du comité Chagall aient les moyens de payer les timbres des centaines de lettres de refus (parfois surtaxées vers l'étranger) et d'entretenir le bucher des œuvres qu'elles excluent du catalogue. En compensation, voici une photo de vacances absolument incongrue qui aurait mieux illustré notre rubrique d’histoires sans paroles stagnante depuis juillet 2021.


Le comité déclara en 2020 que l’aquarelle de madame X présentait effectivement les thèmes récurrents chers à Chagall, les amoureux, le bouquet, le cheval, le coq, le croissant de lune, mais qu’ils "manquaient de réelle présence" et que c’était un faux inspiré d’autres tableaux du maitre. Les mêmes causes ayant, en règle générale, à peu près les mêmes effets, le comité prévoyait, conformément à la loi française, d'en demander à la justice la saisie et la destruction. 

Évidemment fort déçue, madame X poursuit maintenant la société de ventes en justice.
Sotheby’s, qui en a vu d’autres, rétorque que l’action n’a aucun fondement juridique puisque le délai pendant lequel elle garantit l’authenticité des œuvres, qui est de 5 ans, est ici largement dépassé. Cependant magnanime, elle accorde à madame X un avoir de 18 500$, qui représenterait le bénéfice fait sur la vente de 1994.

Nous retiendrons donc de cette mésaventure qu’en matière d’œuvres d’art l’authenticité expire précisément 5 ans après la vente, après quoi elles peuvent bien être attribuées à n'importe qui, mais qu’une certaine part de repentir ou d'excuse du vendeur, représentant environ 20% du montant de la transaction, reste envisageable après ce délai, geste qui permet de réduire d'autant la déception de l’acheteur. 

Retenons également des bévues de la maison Sotheby’s sur Chagall qu’elle n’est pas véritablement experte en la matière. Depuis 9 ans, elle n’a proposé à la vente qu'environ 3200 Chagall dits authentiques, dont seulement 80 à 90 ont dépassé un million de dollars, et c’est un hasard si les 2 Chagall jusqu’à présent les plus chers en vente publique l’ont été le 14 novembre 2017, lors d’une même vente, pour 16 000 000$ et 28 500 000$, exactement à New York chez Sotheby’s.

lundi 13 juin 2022

Vers l’infini et au-delà (encore)

Le chroniqueur des ventes aux enchères sait que son gagne-pain est assuré pour longtemps, car l’être humain ne s'épanouit que dans le superlatif. Le moindre le navre, l’humilie. 

Et ils sont forts chez Christie’s pour entretenir cette éternelle inflation du marché de l’art ! Rappelons que l’entreprise appartient à un des plus riches spéculateurs et milliardaires français.
En 2017 elle parvenait à vendre aux enchères une vieille croute outrageusement maquillée pour ressembler à un Léonard de Vinci, et empochait à l’occasion environ 60 millions de dollars de frais, sur 450. Pour mémoire, acheté par l'apprenti Staline d’Arabie saoudite, le tableau a depuis disparu dans la nature, abandonné même par les experts qui l’avaient authentifié.

La maison d’enchères vient de récidiver avec le deuxième record en vente publique, en refilant contre 195 millions de dollars, dont plus de 35 dans sa poche, un "portrait de Marilyn par Warhol" - expression abusive puisqu'il s'agit d'une photo dont l’auteur n’est pas cité, et que Warhol a usurpée et reproduite en sérigraphie en la badigeonnant de couleurs vulgaires.  
De l’argent bien gagné. On dit que certains observateurs en furent déçus cependant. L’estimation était plutôt de 235 millions (frais compris), d’autant qu’une autre des Marilyn de la série par Warhol avait été achetée en vente privée en 2018 par un milliardaire américain contre 250 millions. C’est un peu vexant, mais les temps sont durs pour tout le monde. 
4 minutes d’enchères, parait-il. Un seul enchérisseur. Curieusement, l’acheteuse est la galerie Gagosian, qui avait déjà vendu cette même sérigraphie, au vendeur actuel, en 1986. Ça doit être une coïncidence.

Comment, vous ne connaissez pas la galerie Gagosian ? C’est que vous ne vous intéressez pas à la spéculation, ni à la fraude en col blanc.

Depuis les années 1980 Larry Gagosian a ouvert une vingtaine de galeries d’art au cœur des villes renommées de la planète, New York, Londres, Rome, Paris, Genève, Hong Kong, Le Bourget (on ne refuse pas un grand espace d’exposition-vente dans l’enceinte d’un aéroport).
Et quand Gagosian expose dans une de ses galeries, les prix enflent en un rien de temps. Tous les plus chers, talent ou pas, y sont passés, Kiefer, Mc Carthy, Basquiat, Koons, Twombly, Paik, Murakami, Serra, Hirst… 

Le procédé est très ordinaire. Il suffit d’un espace où exposer des choses. Et on attire les médias, donc le client, en provoquant un petit scandale mondain autour d'une exposition.
Si parfois les prix ne montent pas assez vite, on les poussera éventuellement en achetant une œuvre à un prix inattendu, par l’entremise de prête-noms, sociétés multinationales ou célébrités qui seront ravies qu’on parle d’elles. La nouvelle cote de l’artiste, gonflée artificiellement, revalorisera l’ensemble de l’œuvre. Alléché par l'odeur de plus-values rapides et considérables, le spéculateur grégaire accourra les yeux fermés. 

C’est le procédé employé par Damien Hirst, entrepreneur que les revues d’art appellent encore artiste, et que Gagosian exposait régulièrement, notamment en 2012 simultanément dans 11 de ses galeries, avec 300 toiles blanches couvertes de points de couleur aléatoire régulièrement espacés, parmi 1500 toiles sur le même motif réalisées par l’atelier de sous-traitants du peintre. 
En 2008, voyant sa cote baisser sensiblement, Hirst organisait chez Sotheby’s une massive vente aux enchères de ses propres œuvres, très remarquée et relayée par les médias.
Il a dû admettre récemment, au moins à propos du célèbre crâne tapissé de diamants de 2007, soi-disant acheté 89 millions de dollars (ou d’euros lit-on aussi), qu’il n’avait en réalité jamais été vendu et appartenait toujours au groupe d'investisseurs dont il fait partie.

Détail d’un des 107 tableaux de la série Cerisiers en fleurs. Après avoir licencié une partie (60 personnes) de son atelier pléthorique pendant la pandémie de 2020, Damien Hirst est forcé d’apprendre à peindre. Il commence par des taches roses sur fond bleu. C’est mièvre, un peu écœurant mais on sent qu’il fait des efforts. Il les exposait récemment (avec un préambule abyssal de son cru) chez un grand bijoutier parisien pour enfin s'acheter des pinceaux plus fins et se payer des cours sur internet. 
Dans la presse ce ne sont qu’émerveillement, éloges, dithyrambe ! Il y a certainement une raison.

Parmi les exploits de la galerie Gagosian, en oubliant les scandales fabriqués autour des œuvres exposées, notons ses différends avec la justice dès 1990 pour fraude fiscale, en 2009 sa curieuse exposition de "lingots d’or frauduleux", en 2011 l’exposition à New York des peintures du prix Nobel en 2016, Bob Dylan, dont il a été rapidement prouvé qu’elles étaient des reproductions de photos trouvées sur internet et copiées sans l’autorisation ni la rémunération des auteurs, ou en 2014, l’exposition, encore sans l’accord des auteurs, de photographies téléchargées d’Instagram par Richard Prince et vendues des dizaines de milliers de dollars.

Il est difficile d’être étonné par cette persévérance à manipuler la crédulité de ses semblables, à une époque où l’on met en examen sous contrôle judiciaire le président du plus grand musée de l’univers (remplacé dans ce poste juste à temps fin 2021), dans une affaire internationale de trafic d’antiquités proche-orientales, ou quand le ministère de la Culture déclare "Trésor national" un ensemble d’objets réunis par quelques farceurs Incohérents à la fin du 19ème siècle (on en parlait ici), ensemble qui pourrait bien être, d’après une enquête du journal Libération, une mystification, le canular d’un canular, une fumisterie au carré.

jeudi 14 avril 2022

Les visites de Monsieur G.

Les musées des beaux-arts de province sont bien souvent héritiers des grands "cabinets de curiosités". Ici, dans le musée Unterlinden de Colmar, connu pour héberger l’illustre retable d’Issenheim de Matthias Grünewald, le rayon consacré à la ferblanterie, ustensiles et outillages divers.

Coincés dans l'espace-temps, si en plus, c'est en province... 
(J.M. Gourio, Brèves de comptoir)

À la levée des contraintes sanitaires, on rêvait d’un retour vers les grands musées dans des conditions de visite plus humaines qu’avant la pandémie. Beaucoup d’habitués, notamment les plus âgés et les touristes étrangers, n’ont pas repris leur transhumance culturelle vers Paris, encore terrorisés par la massive campagne d’information sur le virus, disait le discours ambiant. On s’imaginait déjà flânant dans le tranquille Louvre de nos 20 ans, pas à la manière des souvenirs névrotiques d’un Proust dans sa tasse de thé, mais dans la réalité même, en y faisant résonner crânement nos pas dans les longs couloirs vides, pour s’en convaincre.

Mais l’annonce récente de la quantité de visiteurs ayant défilé pendant 6 mois à Paris devant quelques peintures françaises, de peintres qui pullulent déjà dans les musées parisiens, mais provenant ici d’une collection russe exotique - exposition à la mode luxueuse confectionnée par un marchand de sacs à main - cette annonce fait frémir. 9000 visiteurs par jour. Soit une dizaine de personnes agglomérées en permanence devant chaque tableau (*)
Et on nous disait que la reprise était laborieuse ? Pour ces visiteurs, certainement. On a beau savoir ouvertement pipeautés les chiffres de fréquentation des expositions les plus médiatisées, l’ordre de grandeur est tout de même là !
(*) Considérant des journées de 10 heures et des visites de 2 heures par personne (36 secondes par tableau, multipliées par 200)

C’est décidé, on reprendra sagement la route des musées de province. Ils sont souvent déserts (quand ils ne sont pas fermés pour une longue durée). Ils s'efforcent de nous captiver par l'assemblage hétéroclite d'objets résolument inopinés, ils ne regorgent pas de chefs-d’œuvre, mais lorsqu’on en croise un, ils nous laissent le temps d’en savourer sereinement les détails, de s’y fondre le temps qu'il faut. On les aime parce qu'ils classent et rangent pour nous les choses révolues, les souvenirs, et qu'ils nous laissent les visiter au petit bonheur, comme on feuillète un dictionnaire illustré. Bien plus que des musées, ils sont un art de vivre.

Or depuis 2007 Monsieur G., qui a visité pour nous près de 250 de ces musées de province, en a fait modestement mais systématiquement les pages de son blog, devenu indispensable au voyageur sans prétention. Il y détaille, commente et illustre à chaque fois presque tout le contenu du musée. C’est plus agréable, pratique et complet que le site officiel (quand il existe) et beaucoup moins hasardeux que de fouiller la base Joconde du ministère de la Culture (quand elle fonctionne).

Il y manque encore quelques musées, Colmar, Strasbourg, Marseille, Lyon, mais les sites de ces derniers, parfois très estimables, permettront de patienter en attendant que monsieur G. y passe et les scrute.
Il a déjà documenté près du tiers des 768 musées d’art de France. 
3 fois plus que dans l’encyclopédie Wikipedia !  


Mise à jour le 24.01.2025
 
: Monsieur G. ne visitera plus pour nous les musées de Colmar, Strasbourg, Lyon... et tant d'autres villes. Il a disparu 1e 13 aout 2024.



samedi 2 avril 2022

Fraises des bois, Marilyn et mondanités

Les médias ont été, derrière les agences de presse, unanimement superlatifs. 

Pour Connaissance des Arts, qui sait dénicher les records les plus farouches, on vient d’assister à un triple record. Notez bien : record d’enchère pour un tableau français du 18ème siècle, record de vente de l’artiste, et record du département Maitres anciens de la salle de ventes, Artcurial. Ils avaient trouvé un quatrième record, celui du nombre de records pour une œuvre dans leur propre revue, mais l’ont retiré lorsque leur comptable, qui se pique de logique, leur eut signalé, la définition du record étant auto-référentielle et récursive, que ce nombre risquait de tendre vers l’infini. 

Dans le Quotidien de l’art, on s’est exclamé fraises propulsées à 20 millions […] nouveau record 2022 […] record mondial pour un peintre français du 18ème siècle ! 
Chez l'excellent Étienne Dumont, dans Bilan.ch, un prix historique […] pour un petit tableau ! […] il a pulvérisé les prix.

Pulvériser ? N’exagérons pas. 24,3 millions d’euros avec les frais soit 30 millions de dollars. Pas même deux fois les estimations. Bien entendu c’est un montant astronomique pour un fragile morceau de toile peinte de 46 centimètres, mais il n’entre même pas dans le livre des 100 tableaux les plus chers. Un peu faible, le petit Chardin, pour rehausser l’honneur de la France dans l’art de la fraise des bois ! 
Et admettons, comme le reconnait Diderot cité par Pierre Larousse (dans Gd dict. Univ. du 19ème vol.3 p.979, 1867), que sa peinture n’est pas toujours très nette « Son faire est particulier ; il a de commun avec la manière heurtée, dans ses compositions de nature morte, que de près on ne sait parfois ce que c'est, et qu'à mesure qu'on s'éloigne l'objet se crée et finit par être celui de la nature même. Quelquefois aussi il plait également de près et de loin. »

Restez cependant à l’écoute de notre blog car une surprise vous attend sous peu. Une quatrième chronique sur le sujet des fraises des bois se profile déjà, car les médias disent que l’acquéreur américain du Chardin ne serait que l’intermédiaire d’un musée masqué, que la France peut toujours refuser l’autorisation d’exporter le tableau, et que la toute nouvelle présidente nommée à la tête du musée du Louvre le voudrait à tout prix (lire le postscriptum)
En voilà de l’information. On se croirait devant les statistiques sanitaires d’état d’urgence du ministère de la Santé. 

Goutez ici en prime les inénarrables 8 minutes de la vente, dans une salle où plus personne ne respire (particulièrement le commissaire et l'expert qui toucheront un gros pourcentage), devant une petite image colorée, décentrée, au fond, sur un grand mur blanc.  

***


Vous avez aimé ce potin ? Eh bien préparez-vous à plus merveilleux encore ! 

Car la maison Christie’s vient d’annoncer mettre en vente, en mai, une copie d’un superbe portrait de Marilyn Monroe photographiée en 1953 par Frank Powolny (1902-1986), pour la publicité du film Niagara (Réf. du cliché F-999-S-364, voir notre illustration, un peu rognée)

Mais pas n’importe quelle copie ; une reproduction imprimée par procédé sérigraphique sur une toile colorée à l’acrylique bleu ou vert sauge, et badigeonnée de quelques couleurs kitschs en aplat, rouge rubis, jaune paille et rose bonbon, notamment. C’est Andy Warhol qui l’a réalisée en personne et en 1964. Christie’s l’estime modestement et unilatéralement à 200 millions de dollars minimum (ne vous récriez pas, il n’y a pas d’erreur dans le nombre de zéros). 

La maison de ventes l’explique parce qu’elle est plus célèbre que la photo originale (dont Warhol ni personne ne cite jamais l’auteur), la déclare la peinture la plus importante du 20e siècle en soulignant qu’il ne reste plus que le sourire énigmatique qui la relie à un autre sourire mystérieux d’une dame distinguée, la Joconde. Cela ne veut rien dire, mais ça fait fichtrement poétique, et évocateur d’une montagne de billets, aussi. Christie’s ajoute enfin que tout le produit de la vente ira à une œuvre de charité
On se doutait bien naviguer déjà sur les eaux profondes de la philanthropie. Et l’opération risque fort de réussir. 

L'encyclopédie Wikipédia mentionne qu’en produisant ses séries reprographiées Warhol disait se rebeller contre la marchandisation des artistes dans la société de consommation.
Quel dommage, c’est raté.


Mise à jour le 20.04.2022 : la vente du nouveau record du monde de Warhol aura lieu le 9 mai 2022 à 19h.  

vendredi 31 décembre 2021

C’est trop injuste

Quatre tableaux rouges, bruns et noirs de Mark Rothko. L'exactitude des couleurs n'est pas garantie, les bonnes reproductions sont rares sur internet.

Mark Rothko est un artiste envoutant, passé par les étapes courantes des peintres du 20ème siècle, de la figuration simplifiée, genre Matisse, aux grandes plages de couleurs vives superposées de la maturité (la période préférée du public et du marché de l’art), puis, définitivement insatisfait malgré le succès et affaibli par la maladie, aux surfaces brunes, grises et noires. il s’est suicidé à 67 ans.


Un tableau rouge, brun et noir de Philippe de Champaigne, peint en 1664 et vendu chez sotheby’s le 10 novembre 2021.
 
Philippe de Champaigne, « bon peintre et bon chrétien », à l’art rigoureux et dépouillé comme celui de Rothko, avec les mêmes couleurs, aurait peint 11 portraits du cardinal de Richelieu, d’après Wikipedia. Sa manière n’a pas sensiblement changé au long de sa vie. Il est mort renommé à 72 ans.

Au 17ème siècle, peindre était un artisanat. Il exigeait un long apprentissage. Après 350 à 400 ans les tableaux de Champaigne sont intacts. On n’en dira peut-être pas autant des toiles de Rothko dans trois siècles. 

Le portrait de Jérôme Bignon reproduit ci-dessus, peint en 1664 par Champaigne, vient d’être acquis aux enchères chez Sotheby’s pour l’équivalent de 65 000 dollars, dans la fourchette de l’estimation. Ça n’est pas un record pour le peintre, mais un bon indicateur. 
La moindre toile de Mark Rothko sur le marché ne s’enlève pas à moins d’un million de dollars, et on trouve 5 fois le nom du peintre dans le palmarès des œuvres de plus de 50 millions de dollars, à l’égal de Van Gogh, et pas loin de Picasso.
En résumé, pour le prix d’un tableau de Rothko, on en achètera environ 1000 de Philippe de Champaigne (c’est une hyperbole, bien entendu, Champaigne n’a jamais peint tout ça).

Comment les œuvres de ces deux artistes, à qui on reconnait autant de talent et qui mirent le même raffinement à peindre d’austères formes colorées sur des toiles tendues, peuvent-elles avoir aujourd’hui des valeurs si éloignées ? 
On nous répondra que les cotes et les prix sont le reflet des désirs du moment, qui dépendent des inclinations d’une société, des engouements de la mode, et qui sont injustes puisqu’ils font des choix.

Soit.