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lundi 19 juin 2023

Invendus (4)

Il était impensable, dans un blog respectable surveillé par quasiment 30 lecteurs réguliers et quelques centaines de robots indexeurs, de publier une image du tableau dont il est question dans cette chronique - d’autant qu’une bonne part de la presse sur internet s’en est chargé - nous avons donc pris le parti de ne pas nous éloigner du thème, le nu féminin, tout en restant de bon gout et instructif pour la jeunesse.


Monsieur N. n’a pas de chance. À chaque tentative il aperçoit, à sa portée, le sommet qui finalement se dérobe.

On se souviendra peut-être qu’il était en 2018 l’inventeur (au sens juridique de celui qui découvre) d’un grand nombre d'objets des Arts incohérents datant des années 1880, trouvés dans une malle, dont des raretés comme le célèbre "Combat de nègres de nuit" de Bilhaud en 1882. Les experts du musée d’Orsay en étaient émus. Les autres l'étaient moins. En 2021 certaines des pièces étaient décrétées "trésor national". Des doutes subsistaient cependant (relatés ici). Le journal Libération en fit une enquête en 2022, qui redoubla les suspicions. Finalement le très informé Vincent Noce pense, dans la Gazette de Drouot cette semaine, que monsieur N. pourra, à l’échéance de l’interdiction d’exportation fin 2023, rempocher ses trouvailles et tenter de les vendre à plus crédules.

Cette année, le même inventeur découvrait un tableau de Gustave Courbet, dument signé, qu’il avait acheté pour une misère, sans nom d'auteur, à Drouot. Ces choses arrivent parfois. C’est une femme nue allongée sur une toile de 1,60 mètre devant un peu de verdure et les doigts dans une mare. Tout y est parfaitement laid et maladroit. Des experts, sans doute intéressés, l’excusent en affirmant que c’est une étude, une esquisse du grand maitre de la peinture réaliste (sur 1,60 mètre, qui le croira ?)

Monsieur N., pressé de le vendre un bon prix, déclinait l’invitation par l’institut Courbet d'étudier son authenticité et trouvait l’attachante et serviable famille Rouillac pour y croire (ou le faire croire), et le soumettre aux enchères dans leur célèbre garden-partie annuelle, la 35ème, au château d’Artigny, après une promotion excessive et une étude convaincue de 7 pages dans le catalogue de la vente, sous le numéro 115. Les superlatifs les plus incongrus y sont employés (sulfureux, apogée, ultime témoignage spirituel...) À sa lecture le musée d'Orsay refusant d’être impliqué a demandé que soit retirée l’expression "[Tableau] exposé au musée Courbet à Ornans avec le soutien exceptionnel du musée d’Orsay". Il avait en effet été exposé en 2019 comme authentique aux côtés d’un Courbet d’Orsay patenté. L'expression est toujours dans le catalogue en ligne.

Le 4 juin on s'attendait à des offres de plusieurs centaines de milliers d’euros. Mais personne n’enchérit.
Cela rappelle la 33ème garden-partie et l’épisode des efforts acrobatiques des Rouillac père et fils pour se défaire sans succès d’un tableau de Monet absolument indigeste (narré là).
Ces déceptions adviennent parfois. Elles ne semblent avoir entaché ni le succès des ventes de la garden-partie - peut-être les ont-elles stimulées - ni l’enthousiasme des organisateurs.

Monsieur N. est reparti avec son Courbet sous le bras (façon de parler, le tableau encadré fait plus de 2 mètres). Si près du but, c’est dommage. Et dire que ça pourrait être un tableau authentique de Courbet. On lui en attribue de si mauvais.

lundi 13 juin 2022

Vers l’infini et au-delà (encore)

Le chroniqueur des ventes aux enchères sait que son gagne-pain est assuré pour longtemps, car l’être humain ne s'épanouit que dans le superlatif. Le moindre le navre, l’humilie. 

Et ils sont forts chez Christie’s pour entretenir cette éternelle inflation du marché de l’art ! Rappelons que l’entreprise appartient à un des plus riches spéculateurs et milliardaires français.
En 2017 elle parvenait à vendre aux enchères une vieille croute outrageusement maquillée pour ressembler à un Léonard de Vinci, et empochait à l’occasion environ 60 millions de dollars de frais, sur 450. Pour mémoire, acheté par l'apprenti Staline d’Arabie saoudite, le tableau a depuis disparu dans la nature, abandonné même par les experts qui l’avaient authentifié.

La maison d’enchères vient de récidiver avec le deuxième record en vente publique, en refilant contre 195 millions de dollars, dont plus de 35 dans sa poche, un "portrait de Marilyn par Warhol" - expression abusive puisqu'il s'agit d'une photo dont l’auteur n’est pas cité, et que Warhol a usurpée et reproduite en sérigraphie en la badigeonnant de couleurs vulgaires.  
De l’argent bien gagné. On dit que certains observateurs en furent déçus cependant. L’estimation était plutôt de 235 millions (frais compris), d’autant qu’une autre des Marilyn de la série par Warhol avait été achetée en vente privée en 2018 par un milliardaire américain contre 250 millions. C’est un peu vexant, mais les temps sont durs pour tout le monde. 
4 minutes d’enchères, parait-il. Un seul enchérisseur. Curieusement, l’acheteuse est la galerie Gagosian, qui avait déjà vendu cette même sérigraphie, au vendeur actuel, en 1986. Ça doit être une coïncidence.

Comment, vous ne connaissez pas la galerie Gagosian ? C’est que vous ne vous intéressez pas à la spéculation, ni à la fraude en col blanc.

Depuis les années 1980 Larry Gagosian a ouvert une vingtaine de galeries d’art au cœur des villes renommées de la planète, New York, Londres, Rome, Paris, Genève, Hong Kong, Le Bourget (on ne refuse pas un grand espace d’exposition-vente dans l’enceinte d’un aéroport).
Et quand Gagosian expose dans une de ses galeries, les prix enflent en un rien de temps. Tous les plus chers, talent ou pas, y sont passés, Kiefer, Mc Carthy, Basquiat, Koons, Twombly, Paik, Murakami, Serra, Hirst… 

Le procédé est très ordinaire. Il suffit d’un espace où exposer des choses. Et on attire les médias, donc le client, en provoquant un petit scandale mondain autour d'une exposition.
Si parfois les prix ne montent pas assez vite, on les poussera éventuellement en achetant une œuvre à un prix inattendu, par l’entremise de prête-noms, sociétés multinationales ou célébrités qui seront ravies qu’on parle d’elles. La nouvelle cote de l’artiste, gonflée artificiellement, revalorisera l’ensemble de l’œuvre. Alléché par l'odeur de plus-values rapides et considérables, le spéculateur grégaire accourra les yeux fermés. 

C’est le procédé employé par Damien Hirst, entrepreneur que les revues d’art appellent encore artiste, et que Gagosian exposait régulièrement, notamment en 2012 simultanément dans 11 de ses galeries, avec 300 toiles blanches couvertes de points de couleur aléatoire régulièrement espacés, parmi 1500 toiles sur le même motif réalisées par l’atelier de sous-traitants du peintre. 
En 2008, voyant sa cote baisser sensiblement, Hirst organisait chez Sotheby’s une massive vente aux enchères de ses propres œuvres, très remarquée et relayée par les médias.
Il a dû admettre récemment, au moins à propos du célèbre crâne tapissé de diamants de 2007, soi-disant acheté 89 millions de dollars (ou d’euros lit-on aussi), qu’il n’avait en réalité jamais été vendu et appartenait toujours au groupe d'investisseurs dont il fait partie.

Détail d’un des 107 tableaux de la série Cerisiers en fleurs. Après avoir licencié une partie (60 personnes) de son atelier pléthorique pendant la pandémie de 2020, Damien Hirst est forcé d’apprendre à peindre. Il commence par des taches roses sur fond bleu. C’est mièvre, un peu écœurant mais on sent qu’il fait des efforts. Il les exposait récemment (avec un préambule abyssal de son cru) chez un grand bijoutier parisien pour enfin s'acheter des pinceaux plus fins et se payer des cours sur internet. 
Dans la presse ce ne sont qu’émerveillement, éloges, dithyrambe ! Il y a certainement une raison.

Parmi les exploits de la galerie Gagosian, en oubliant les scandales fabriqués autour des œuvres exposées, notons ses différends avec la justice dès 1990 pour fraude fiscale, en 2009 sa curieuse exposition de "lingots d’or frauduleux", en 2011 l’exposition à New York des peintures du prix Nobel en 2016, Bob Dylan, dont il a été rapidement prouvé qu’elles étaient des reproductions de photos trouvées sur internet et copiées sans l’autorisation ni la rémunération des auteurs, ou en 2014, l’exposition, encore sans l’accord des auteurs, de photographies téléchargées d’Instagram par Richard Prince et vendues des dizaines de milliers de dollars.

Il est difficile d’être étonné par cette persévérance à manipuler la crédulité de ses semblables, à une époque où l’on met en examen sous contrôle judiciaire le président du plus grand musée de l’univers (remplacé dans ce poste juste à temps fin 2021), dans une affaire internationale de trafic d’antiquités proche-orientales, ou quand le ministère de la Culture déclare "Trésor national" un ensemble d’objets réunis par quelques farceurs Incohérents à la fin du 19ème siècle (on en parlait ici), ensemble qui pourrait bien être, d’après une enquête du journal Libération, une mystification, le canular d’un canular, une fumisterie au carré.

samedi 5 février 2022

Le retour des joyeux blagueurs nihilistes

Un rendez-vous au pont Royal par Le Roy Saint-Laurent (médium non précisé)illustration gravée dans le catalogue d'exposition du 3ème salon des Arts incohérents en 1884, galerie Vivienne à Paris.

Entre 1870 et 1900, alors que s’insultaient dans les salons parisiens les partisans des peintures académiques, impressionnistes et leurs succédanés, un air moqueur, iconoclaste, anarchiste, soufflait sur les arts. Balayant le sérieux et la mièvrerie bien-pensante des mouvements artistiques du temps débarquèrent Fumistes, Jemenfoutistes (revue d'un seul numéro), Zutistes, Hydropathes ou Hirsutes, courants d’abord littéraires, à la suite d’Alfred Jarry, Alphonse Allais, Érik Satie, Félix Fénéon, Tristan Bernard, Jean Richepin et d'autres.

De 1882 à 1893, Jules Lévy, éditeur hydropathe, exposait au long de 7 anti-salons plus ou moins annuels, sous le nom d’Arts incohérents, des œuvres créées par des « gens ne sachant pas dessiner », notamment le célèbre tableau-calembour titré combat de nègres la nuit, toile uniformément noire du poète Paul Bilhaud, mais aussi des pieds sculptés en marbre de gruyère, un bas de femme collé sur une planche intitulé Bas-relief, des objets quotidiens détournés, des tableaux vivants… 
Succès immédiat, 20 000 entrées payantes en 1883 annonce l’amusant avant-propos du catalogue de 1884.

On a souvent lu que ces manifestations n'étaient que les déconnades de provocateurs qui ne prennent rien au sérieux, et que leurs divagations ne constituaient pas des œuvres d’art.
Sans doute, et la preuve de cet esprit réellement libertaire est qu’on ne trouve d’œuvre des Arts incohérents dans aucun musée, alors qu’on y sacralise le moindre objet dadaïste, suprématiste ou surréaliste des Tzara, Picabia, Malevich, Duchamp ou Breton, qui suivirent leurs traces 30 ou 40 ans plus tard, mais en se prenant cette fois au sérieux.

Or cette absence des musées sera peut-être bientôt comblée, car en 2018, J. Naldi, galeriste marchand et expert, découvrait miraculeusement dans une malle chez d’innocents propriétaires de la banlieue parisienne, 17 objets qui figurent dans les catalogues d'exposition des Arts incohérents, dont le tableau noir de Paul Bilhaud, numéro 15 du premier salon en octobre 1882.

Ces objets pourraient bien être des reconstitutions forgées d’après les catalogues subsistants, mais le marchand et les spécialistes des plus grands musées n’ont aucun doute sur les nombreux indices d’authenticité. Et ils ont expertisé le tableau noir, qui s’est révélé peint avec des ingrédients de l'époque. Le musée d’Orsay n'a pas caché sa convoitise.
Le marchand en a profité pour rajouter 44 pièces, soit un total de 61 objets qu’il a déclarés inséparables, dit Le Monde, et arrondir la facture de l’ensemble à 10 millions d’euros, précisément. Enfin pour hâter la transaction et cimenter le poids historique du lot, il a demandé au ministère de la Culture son autorisation de sortie du territoire français. 
Suite logique, ce dernier qualifiait un sous-ensemble de 19 pièces de Trésor national le 7 mai 2021 (AFP), réservant ainsi au musée d’Orsay jusqu’en décembre 2023 la priorité sur son acquisition.

Une enquête sur le voyage fait par cette malle et ses reliques en 140 ans aurait été captivante, mais le marchand a désapprouvé, déclarant que c'était une impasse…

Et si tout cela n’était pourtant qu’un canular néo-jemenfoutiste ?
Quel esprit farceur ne se verrait pas avec délices entrant dans une salle de musée, à côté de touristes émerveillés venus exprès de Chine ou du Japon, et admirant religieusement dans une vitrine chichement éclairée trois ou quatre objets épars, étiquetés Salon des Arts incohérents 188…, mais qu’il aurait confectionnés lui-même il y a peu dans son garage, à partir d'ustensiles ayant appartenu à une grand-mère ?

Mais n’allons pas troubler cette entente harmonieuse, si rare, entre un vendeur persuadé et un acheteur convaincu.