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lundi 14 avril 2025

Notre-Dame-des-Chiffres

Façade ouest de la cathédrale de Paris, sur les voussures du portail central, à droite, ces personnages infernaux, malgré leur figuration inventive et fantaisiste, et leur peu de similitude avec les gargouilles romantiques inventées par Viollet-le-Duc, ne datent pas du 13ème siècle. Ils ont bien été sculptés d’après les dessins du célèbre architecte, vers 1850-1860. Quoi qu’il en soit, les signes de la douleur changent peu à travers les siècles, et on imagine bien, à leurs grimaces, les tourments qu’éprouvent encore aujourd’hui, au début du 3ème millénaire, ces milliers de touristes qui les contemplent, et les envient peut-être à piétiner dans le vent glacé sur le parvis durant des heures les mains pleines de la mayonnaise qui dégouline des cornets de frites.   


Comme l’a démontré avec brio le professeur Darwin, la vie se contrefout de la morale ; Liberté et Égalité pour elle sont des lubies ; tout juste pratique-t-elle un peu la Fraternité, limitée à l’espèce, et encore. Alors les humains, pour ne pas se massacrer trop vite et prétendre à un traitement égal pour tous, ont inventé des lois. Ils ont fixé pour toute action des valeurs de seuil et de plafond à respecter, ce qui permet aux machines de juger les contrevenants à leur place, et leur épargne d’éreintantes dépenses intellectuelles. Ainsi sur la planète entière notre vie en société est-elle gouvernée par les nombres. 

Mais pour évaluer justement et juger un comportement il faut avoir sur lui des données fiables. Et là, reconnaissons que dans certains domaines règne une libre improvisation.  

Prenons exemple sur le calcul des nombres de visites dans les établissements culturels, publics ou privés, indispensable à la prévention de la sécurité des personnes et des biens. On a déjà beaucoup écrit sur le sujet : la surenchère systématique dans la course au record qui dégrade les conditions de visite, les chiffres noyés dans des systèmes de comptage à dessein invérifiables, jusqu’à la falsification des chiffres de fréquentation des expositions et des musées ; et les médias, qui ne servent plus qu’à passer les plats fournis par les institutions publiques ou privées, et qui ne songent même plus à s’interroger sur leur cohérence.


Tous les nombres qui suivent, dont les sources sont souvent douteuses, seront très sérieusement arrondis, parfois au million.



Le 6 avril 2025 paraissait sur le site italien du Journal de l’Art (ilgiornaledellarte), quotidien très sensible aux données chiffrées et ému par la vision du parvis de Notre-Dame de Paris, un article sur la création d’un "Musée de l’œuvre Notre-Dame", promesse du président français, et qui exposerait près de la cathédrale les chefs-d’œuvre relatifs à son histoire, fouilles, donations, trésors, comme cela se pratique pour beaucoup de cathédrales en Europe, répartissant ainsi le nombre toujours croissant de visiteurs dans deux établissements au lieu d’un, prétend l’article. 


Il annonce des chiffres sur la fréquentation de la cathédrale depuis sa réouverture au public le 16 décembre 2024 : après 3 mois la cathédrale aurait reçu 2,4 millions de visites à raison de 30 000 par jour (le calcul serait plus proche de 26 000). Il ajoute que le diocèse escompte 13 à 15 millions de visites cette année. Or à raison de 30 000 par jour, une année pleine n’atteindrait pas 11 millions de visites. Ailleurs le diocèse a déclaré avoir atteint la capacité d’accueil maximale du monument avec 30 à 35 000 visites par jour. Là encore on serait en dessous de 13 millions par an. Par surcroit, l’ouverture d’un monument public voit toujours sa fréquentation initiale fortement amplifiée grâce à l’effort promotionnel occasionnel, et les années suivantes se calmer (le Louvre-Lens dont la première année complète, 2013, a enregistré 860 000 visites, est tombé à une moyenne de 450 000 sur les 6 années suivantes).


Beaucoup d’autres chiffres ont été annoncés. Cnews attendait 40 000 visites par jour, et Paris-city-vision arrondissait le tout à 50 000 les jours de fête religieuse. BfmParis déclarait le 30 décembre 250 000 visiteurs depuis mi-décembre, soit moins de 17 000 par jour, et la téméraire France3 comptait les visiteurs par minute, calcul certainement épuisant et sans doute incertain, quand on note qu'elle écrivait le nombre 10 000 de cette façon baroque : 10.00. 

Globalement la revue des médias pour les 4 premiers mois d’ouverture présente la moyenne quotidienne entre 25 000 et 33 000 visites.   

Avec beaucoup d’optimisme, le diocèse par son extrapolation de 13 à 15 millions par an prévoit donc qu’il pourrait friser tous les jours de 2025 les 40 000 visites (en moyenne s’entend, ce qui ne dit rien des jours de grande marée populaire). Dépasser tous les jours sa soi-disant capacité d’accueil maximale de 20% à 30% ne semble pas émouvoir le diocèse. Il est habitué à tous ces zéros. De mémoire le chiffre de visites qui circulait sur le parvis, avant l’incendie de 2019, était déjà 12 millions, parfois 14 millions. 


Il ne suffit évidemment pas de poser un compteur de fidèles sous le porche du Jugement dernier, s’en laver les mains, attendre que la trompette sonne le 40 000ème entré et repousser les suivants, car un autre critère de calcul intervient : Combien de personnes peuvent se tenir simultanément dans la cathédrale ?

Les architectes, qui ne doivent pas visiter bien souvent les bâtiments qu’ils construisent une fois qu’ils sont habités, annoncent fièrement : 9000. La surface habitable de Notre-Dame étant de 4800m² - pour simplifier les surfaces meublées n’ont pas été déduites - ils caseraient ainsi 2 personnes sur un m² ; ça demande un certain degré d'intimité.

Les normes de sécurité ne sont pas si enthousiastes. Les lieux de culte sont soumis aux règles de sécurité des établissements recevant du public (ERP), à quelques aménagements près. Et quels aménagements ! La surface obligatoire d’au moins 5 m² par personne dans un musée tombe, pour les lieux de culte, à 1 m². On a le droit de tasser 5 fois plus de croyants que d’athées dans un espace équivalent. Nous n’en déduirons rien de particulier, mais ne l’ébruitez pas trop chez les fidèles.

Les normes de sécurité autorisent donc 4800 personnes au même moment dans la cathédrale de Paris. En réalité, le diocèse dit avoir fixé, avec les services de la préfecture, une jauge maximale de 3000 personnes. C’est beaucoup si la toiture s’effondre mais cela peut être raisonnable si les procédures d'alerte et d’évacuation d’urgence sont éprouvées…


Ainsi le compteur de fidèles devra également calculer le nombre de sorties de l’édifice et le soustraire au nombre d’entrées pour savoir à tout moment le nombre de présents dans le monument et suspendre les entrées s'il atteint 3000. 

On suppose que le diocèse le fait et le faisait déjà avant 2019, automatiquement par des capteurs ou à la main par ses dizaines de bénévoles.


Attendez, ne partez pas, vous croyiez que c’était terminé ? 


On a donc une valeur sure, la jauge maximale fixe de 3000 personnes simultanément dans la cathédrale, mais le nombre de visites par jour reste très approximatif, 30 000, 40 000… et par conséquent encore plus imprécises les prévisions de visites annuelles, ce chiffre qu’on exhibe partout comme un trophée et qui rend depuis longtemps les concurrents de la cathédrale, le Louvre, la tour Eiffel et même Versailles verts de jalousie (excepté entre 2019 et 2024, vous vous en doutez). 

Or ces estimations sont approximatives parce qu’elles dépendent d’un paramètre mystérieux, difficile à cerner : Combien de temps reste chaque personne dans la cathédrale ? Question métaphysique à laquelle le Louvre dit qu'il a constaté chez lui une durée moyenne de 2h30, alors qu'encore récemment il ne savait même pas calculer son nombre d'entrées.


Eh bien l’Office de tourisme de Paris connait ce nombre magique pour la cathédrale, il le tiendrait d’un certain Paris Je t’aime, qui n’est autre que l’Office de tourisme de Paris, lui-même (oui, ça n’est pas simple). Et ce nombre est ………… 32 minutes ! 

Mais comment l’a-t-il obtenu ? C’est un mystère. Et il est possible qu'il soit faux.

Tentons une approximation de plus en simplifiant les calculs, plaçons-nous dans une situation idéale où le nombre de personnes disponibles pour la visite ne serait jamais épuisé, ce qui semble avoir été le cas à entendre les témoignages des heures passées à patienter sur internet pour réserver ou dans les files d’attente transies sur le parvis.

La cathédrale est ouverte durant 11h15 par jour (675 minutes), soit 21 fois les 32 minutes de visite de l’Office de tourisme, elle peut par conséquent recevoir idéalement 63 000 personnes par jour (21 x 3000). Or, comme elle n’en a accueilli que 30 000 en moyenne pendant ces 4 mois où elle a pourtant fait le plein, on pourra en conclure que la durée moyenne d’une visite n’était pas de 32 minutes, mais du double, ce qui est plus vraisemblable.


Peut-être connaitra-t-on un jour la miraculeuse règle de calcul. En tout cas, 30 ou 60 minutes pour une visite de la cathédrale, c’est à peine le temps de se faufiler sur le parcours de 300 mètres de l’entrée à la sortie du gigantesque édifice en jouant des coudes sur ses propres 1,6 m², comme s’il n’y avait finalement pas grand chose à y voir.


jeudi 14 avril 2016

Anecdotes autour d'une cathédrale



La cathédrale de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) est ténébreuse. C’est la crasse disent les visiteurs. Les Auvergnats objectent que c’est la couleur grise de la pierre volcanique de Volvic.

En effet il y a peu à l'échelle géologique, le puy de la Nugère qui surplombe Volvic digérait mal et se laissait aller à d’épaisses coulées d’une lave sombre. 9000 ans plus tard, après s’être assurés que le tout était bien refroidi, les paroissiens du coin se servirent abondamment pour édifier non loin une splendide cathédrale à la gloire de leur dieu et de ses soi-disant représentants sur terre. C’était entre les 13ème et 14ème siècles de l’ère actuelle.

Vint la Révolution.
On sait que la pierre de Volvic peut durer des millénaires, mais rien, ni l’évidence ni la raison pas plus qu’un puissant édifice de pierre, ne peut résister à la fureur d’une population qui se libère de siècles de frustration pour consentir à d'autres servitudes.
Et la cathédrale ne doit d’avoir à moitié survécu qu’aux négociations d’un habile prélat et à quelques concessions humiliantes, dont un acte de foi inscrit au printemps 1794 sur le fronton de la façade nord qui déclare « LE PEUPLE FRANÇAIS RECONNOIT L’ÊTRE SUPRÊME ET L’IMMORTALITÉ DE L’ÂME ». Il est vrai que l’affirmation pouvait s’appliquer indifféremment à l’ancienne comme à la nouvelle croyance, en restant vague sur la définition de l’Être Suprême.
Robespierre, effrayé par les louches complaisances iconoclastes du culte de la Raison, avait alors repris les choses en main et proclamé le culte de l’Être Suprême. C’était un ensemble disparate de valeurs censées moraliser périodiquement le peuple, tous les dimanches. On y trouvait entre autres la liberté du monde, la haine des traitres, l’agriculture, la pudeur, la bonne foi et l’immortalité.

C’était l’époque de la Terreur. 
Au cours de somptueuses festivités populaires organisées par le peintre J.L. David on brulait des statues de l’Athéisme, de l’Ambition et de la fausse Simplicité. On s’amusait vraiment bien. 
Gossec avait composé l’hymne à l’Être suprême, les paroles de Désorgues disaient :

« Père de l’Univers, suprême intelligence, 
Bienfaiteur ignoré des aveugles mortels, 
Tu révélas ton être à la reconnaissance, 
Qui seule éleva tes autels
[…]  
Ton temple est sur les monts, sur les airs, dans les ondes, 
Tu n’as point de passé, tu n’as point d’avenir, 
Et sans les occuper tu remplis tous les mondes, 
Qui ne peuvent te contenir. »

La complexité du concept, notamment les deux derniers vers, donnait des migraines aux plus zélés et laissait les autres indifférents. Le culte disparut après quelques mois, fin 1795.





Enfin Viollet-le-Duc, architecte habité par le Moyen Âge, fut chargé de la restauration de l’édifice à partir de 1866. Les deux flèches, deux travées, la façade occidentale et une grande partie de la statuaire seront refaites suivant ses instructions.

Comme Alfred Hitchcock dans nombre de ses films, l’architecte avait coutume de déposer sa propre effigie un peu partout sur les monuments qu’il restaurait. On le retrouve en apôtre de bronze sur la flèche de Notre-Dame de Paris, en pierre sur la façade du même monument tenant un bouquet de violettes, pèlerin sur la chapelle de Pierrefonds ou accroupi sur la flèche de la cathédrale d’Amiens.

On le trouvera sculpté en pied et en saint Paul flanqué d’une épée sur la façade occidentale de la cathédrale de Clermont-Ferrand.


samedi 9 janvier 2016

Le monument des monuments (1 de 2)

Musée des monuments français, Paris palais de Chaillot.

Aux pieds de la tour Eiffel, au cœur du décor le plus prestigieux de Paris piétiné chaque jour par une vingtaine de milliers de touristes et quelques militaires surarmés justifiés par « l’état d’urgence », il existe un lieu absolument désert et silencieux, vaste comme plusieurs cathédrales, où l’on n'entend que l’écho de ses propres pas et le chuchotement des gardiens qui passent la journée, tant ils s’y ennuient, à téléphoner à voix basse dans des langues lointaines.

Imaginée par Viollet-le-Duc en 1879 comme une arche de Noë de l’architecture, l’immense nef s’est emplie en une vingtaine d’années de moulages de plâtre grandeur nature des plus beaux portails, tympans, linteaux, piliers, chapiteaux, et statues des monuments de France, Moissac, Vézelay, Autun, Strasbourg

Au fil des années le Musée des monuments français s’est enrichi d’un dédale de fausses voutes romanes décorées par des vestiges de peintures murales.
Il a vécu un incendie le 22 juillet 1997, une fermeture pour travaux qui menaçait d’être définitive vu le taux de fréquentation du public, enfin une réouverture en 2007, augmenté d’une galerie consacrée à l’architecture moderne, et honoré du titre de « Cité de l’architecture et du patrimoine ».

Mais sous la douce lumière zénithale du Paris d’aujourd’hui on y déambule toujours comme dans un autre siècle. Le brouhaha s’est tu. Les diables et les saints sont si vieux que la patine a fini par les faire ressembler aux œuvres qu’ils imitent, et paradoxalement, protégées des intempéries, les copies sont devenues plus authentiques que les originaux rongés par l’humidité, la pollution et les aléas.

Touriste, continue d'éviter soigneusement l’endroit, pour que soit possible longtemps encore cette promenade intemporelle.