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mardi 19 novembre 2024

Histoire sans paroles (53)


Le petit coin des papotages et chuchotements dans la basilique de Vézelay (800 000 touristes l’an, le double des Hospices de Beaune disait-on fièrement en 2013).
Ici, à l'abri des murs épais, on se croit dans l’isoloir ou le confessionnal, et on raconte le meilleur et surtout le pire ; le pèlerinage vers Compostelle et le commerce de la région dynamisés par l’arrivée providentielle de reliques de sainte Marie-Madeleine en 882, quelques bouts d'os seulement ; les lourdes servitudes d’hébergement des pèlerins imposées aux habitants de la ville par les abbés de Vézelay ; leurs querelles avec les abbés de Cluny et les comtes de Nevers ; la charge intenable de la taxe de financement des perpétuels travaux de reconstruction de l’église ; enfin la révolte de la population et vers 1106 le meurtre du seigneur, prêtre et abbé de Vézelay, l'abbé Artaud, geste libérateur, mais pour peu de temps, comme toujours. Une trentaine d’années moins insupportables.
Sous la voute du transept on perçoit surtout l'écho des consonnes sifflantes, et se susurre ici le nom de l’assassin du saint homme, un certain Simon, serf à l’abbaye. 

mardi 12 novembre 2024

Sur les remparts de Blaye

Le champ de tir de la forteresse de Blaye sur la Gironde


Conçue par Vauban et construite sur la rive droite de l’estuaire de la Gironde à la fin du 17ème siècle pour éviter que la ville de Bordeaux ne se vende au premier venu anglais ou espagnol, la Citadelle de Blaye aurait dit-on fort peu servi.
Elle a vécu au long des siècles le sort de ce genre d’édifice, d’abord caserne, puis prison pour deux ou trois nobles en disgrâce, geôle pour une poignée de prêtres, légèrement bombardée tout de même en 1814, enfin monument historique, patrimoine mondial de l’UNESCO et attraction touristique modérée (60 000 visites par an, soit un weekend ordinaire pour le Louvre). 
Ceux qui vivent de la sécurité diront qu’elle a joué le rôle essentiel d’une forteresse, qui est de dissuader, et ainsi protégé le florissant commerce de Bordeaux avec les colonies, sucre, café, tabac, épices, esclaves africains.
Sur les remparts qui longent le fleuve quelques canons faisaient semblant de menacer les vaisseaux importuns. Leur portée, insuffisante pour les 3 kilomètres de l’estuaire, avait nécessité la construction de deux autres forts, sur l’autre rive et sur un ilot central, également équipés de canons et parfaitement alignés sur la citadelle histoire de se bombarder mutuellement. En réalité ils n’ont jamais servi. 
Si on voit à peu près le genre de boulet que pouvaient postillonner ces bouches à feu (ci-dessous à  gauche, la batterie des matelots, allée de la poudrière), on s’interroge encore sur les projectiles lâchés sur les assaillants à travers ces grilles qui jouxtent les canons (ci-dessous à droite).

 

dimanche 30 juin 2024

Serra et ses disparitions

Clara-Clara, sculpture de Richard Serra, exposée sur Google Earth en 2024 (et ici à Paris en été 2008).


Tout, ou presque, disparait un jour. C’est un phénomène naturel. Les plus perspicaces des philosophes l’ont remarqué. Hier encore c’était le tour du grand sculpteur étasunien Richard Serra. Les médias en ont parlé à la mesure de sa renommée.
Ce qui est en revanche moins naturel, c’est que certaines de ses œuvres, et non des moindres compte tenu de leurs dimensions, ont aussi disparu, avec les années. Pourtant quand on expose une sculpture de Serra on ne risque pas de la perdre de vue, on est souvent obligé d’abattre des murs, de faire des travaux de terrassement, parfois de consolider les fondations.

Comme Kapoor, Serra était de ces artistes visiblement hantés par l’insignifiance de la condition humaine et qui ne soulagent leur affliction que dans la démesure de leurs créations. Un excès d’humilité, en quelque sorte.
Sur le plan technique, pour un Serra de bonne facture, il faut imaginer une monumentale plaque d’un acier imitation rouille, plus ou moins courbe et en équilibre sur la tranche, débordant l’espace d’une galerie d’art ou trônant au centre d’un lieu public. Les critiques et experts appellent cette période des formes géantes, majeure dans l’œuvre et dans l’esprit de Serra, sa période minimaliste. C’est leur sens de l’humour.

Toujours impressionnantes, les dimensions sont en principe mentionnées dans les revues et catalogues, mais rarement le poids, pour ne pas décourager le client, ou alors en hasardant des valeurs fantaisistes, comme le fait parfois Wikipedia qui ne garantit pas toujours l'exactitude des sources. 

Le calcul est pourtant simple. 
Prenons le cas de Clara-Clara, deux longues plaques d’acier recourbées et posées en miroir l’une en regard de l’autre, comme des parenthèses inversées. Chacune mesurait environ 36 mètres par 4, et 4,5 centimètres d’épaisseur (mais vous trouverez aussi 33m - 3,70m - 5,1cm ou d’autres valeurs encore). Connaissant la densité de l’acier, environ 8 grammes le centimètre cube, vous aviez déjà la réponse avant de la lire, 3600 par 400 par 4,5 par 2 par 8 : Clara-Clara devait peser 104 tonnes, à la louche. Une autre œuvre fameuse, Tilted Arc, moitié moins grande mais plus épaisse - 6,4cm - pesait ainsi 70 tonnes (valeurs confirmées par le Journal des Arts avec respectivement 108 et 73 tonnes).  

Mesurait… pesait, on en parle au passé, parce qu’il y a longtemps qu'on ne les a plus vues. La disparition de leur concepteur a été l’occasion pour les médias de ressortir des placards certains de ces pesants fantômes. 
Il n’y a rien de très mystérieux dans ces occultations. Quand il prend le pouvoir, l’élu qui souhaite lui aussi laisser une trace de son passage, marquer le territoire qui lui appartient désormais, commande alors avec l’argent public une œuvre monumentale à un artiste que ses conseillers favorisent. Assourdis par la fanfare des lendemains qui chantent, personne ne prête attention aux aspects logistiques du geste culturel. Et arrive le jour où on installe le monument.

En 1981, c’était Tilted Arc, à New York, un mur de métal long de 37 mètres et haut de 3,70 érigé au milieu d’une place populeuse au cœur de Manhattan, Federal Plaza. Après 8 ans de laborieux procès, notamment contre le 1er amendement (la liberté d’expression de l’artiste), 8 ans d’outrages pour l’œuvre, devenue dépôt d’ordures, urinoir géant et mur de graffitis, les riverains et usagers de la place en obtenaient l’enlèvement. Serra a toujours refusé qu’elle soit installée ailleurs que sur Federal Plaza. Il déclarait pour sa défense (ses paroles ont sans doute dépassé sa pensée) "L’œuvre doit faire prendre conscience au passant de lui-même et de son mouvement à travers la place […] La fonction de l’art n’est pas de plaire […] L’art n’est pas destiné au peuple."
Découpé en 3 tranches en 1989, le sandwich de 73 tonnes est aujourd’hui dans un site de stockage de la très sérieuse et officielle Administration des services généraux, peut-être à Alexandria près de Washington.

En 1983, c’était Clara-Clara, à Paris. Commandée pour le parvis du musée par le Centre Pompidou, on réalisa qu’elle était trop lourde et qu’elle constituerait un obstacle et un risque pour la circulation sur la moitié de l’espace piétonnier. On la posa alors dans le jardin des Tuileries, place de la Concorde. Dans ce lieu fréquenté, elle ne fut pas toujours respectée par les mouettes, les passants, et les polémistes parisiens, comme tout monument public. Elle résista 2 ans. En 1985 la Mairie de Paris l’achetait et la remisait square de Choisy où elle dérangeait autant et ne fut pas moins déshonorée que ne l’était Tilted Arc au même moment à Manhattan.
Depuis 1990 - excepté un retour aux Tuileries en 2008-2009 - Clara-Clara est entreposée dans une réserve du fonds municipal d’art contemporain de la ville de Paris à Ivry-sur-Seine, en un sandwich de 6 tranches de 12 mètres (notre illustration).  

En 1987 débutait la disparition la plus cocasse. Le musée d’art moderne Reina Sofia de Madrid fraichement créé exposait Equal-Parallel-Guernica-Bengasi commandé à Serra par le ministère de la Culture. L’œuvre n’en fait rien paraitre mais son nom est, dit-on, une revendication politique courageuse. Dès 1988, pour satisfaire un besoin d'espace, les 2 murs et les 2 cubes qui la constituaient étaient confiés à une entreprise de stockage.  
17 ans plus tard, en 2005, un inventaire des collections rappelait au musée lui-même l’existence de l’œuvre. Entretemps l’entreprise de gardiennage avait fait faillite, en raison notamment, prétendent les calomniateurs, des impayés de l’administration espagnole, dont le musée Reina Sofia. Aujourd'hui encore personne ne sait ce qu’est devenue l’œuvre, sauf ceux qui l’ont peut-être vendue ou achetée au poids du métal.
En pénitence le musée en commandait alors une réplique, que Serra fit réaliser par une fonderie en Allemagne. Magnanime, il livra ce double pour la moitié du prix de l’original (hors frais de fabrication).
Réalisée en 2008, l’œuvre est néanmoins exposée antidatée de 1986 au musée Reina Sofia, parce que le concept, le plan de fabrication, datent de 1986, la réplique matérielle n’en étant qu’une incarnation passagère, remplaçable, une abstraction de 38 tonnes.

On aura compris à ces exemples que les créations de Serra sont souvent embarrassantes. La dalle du parvis de La Défense, près de Paris, qui supporte un musée à ciel ouvert de sculptures contemporaines de dimensions pourtant respectables, à renoncé à héberger les 25 tonnes de Slat de Serra, et l’a reléguée en contrebas derrière la Grande Arche, où seuls les employés de bureau des tours qui la bordent au nord, les automobilistes égarés ou les locataires du cimetière de Neuilly, peuvent la contempler. 

Et on ne peut pas se débarrasser facilement d'une œuvre de Serra, pour des motifs moraux et politiques, bien sûr, mais aussi pour d’évidentes raisons matérielles. Les tranches d’acier plantées par Serra un peu partout sur la planète, à Toronto, à Bilbao, à Doha, dans le désert Qatari où il a refait le 2001 de Kubrick, ou à Glenstone, resteront pendant des siècles, voire des millénaires, pour d'incertains archéologues du futur, des traces énigmatiques d'une civilisation dématérialisée et agonisante.

***

Anecdote : La dernière sculpture monumentale de Serra passée aux enchères l’a été chez Christie’s en 2013 contre 4,3 millions de dollars. Christie’s la décrivait "presque existentielle, une déclaration sur notre place dans le monde et notre relation avec les choses" et en taisait pudiquement le poids, qu’on peut estimer à 17 tonnes (elle n’était pas présente en salle des ventes), ce qui ne la fait après tout qu’à 253$ le kilo. 250 fois le prix de l’acier brut, mais 20 fois moins que le meilleur caviar, et plus durable.

Ressources : Internet foisonne d’articles, d’analyses approfondies, de photos, de vidéos sur Serra. Chacun(e) les trouvera dans ses réseaux préférés. Signalons une petite vidéo en anglais de 9 minutes sur la destinée de Shift, un mur de Serra oublié dans un champ de pommes de terre canadien depuis 50 ans.


samedi 15 juin 2024

Ce monde est disparu (13)

Précaution : si les mystères du vieux pont de Londres vous attirent, prévoyez un peu de temps, les liens de cette chronique sont copieux. Le mot mystère est là pour vous aguicher.



Cette vision funèbre du vieux pont de Londres (Old London Bridge) - la moitié sud du pont - a disparu le 7 décembre 2023 chez Christie’s contre une enchère équivalant à 297 000$, plus de 3 fois l’estimation. 
Dans la description du tableau, Christie’s a recyclé en partie une longue étude faite à l’occasion de la vente le 4 juillet 2019 d’une autre vue du même pont par le même peintre, Claude de Jongh. La vue panoramique de plus d’un mètre avait doublé les estimations : 1,39 million de dollars.

On avait alors appris de l’histoire longue et mouvementée de ce premier pont de pierre sur la Tamise, seul à Londres pendant plus de 5 siècles, de 1209 à 1750, qu’il était large de 8 mètres et long de 282 mètres, qu’il comprenait 19 arches dont les voutes étaient en arcs brisées ou en lancettes de hauteur et de largeur irrégulières, qu’il avait supporté jusqu’à 200 immeubles, parfois de 7 étages, et nombre d’incendies, avant sa démolition en 1831.

L’artiste, Claude de Jongh, actif entre 1620 et 1650 à Haarlem et Utrecht aux Pays-Bas - ne pas confondre avec son collègue presque contemporain de Rotterdam, Ludolf de Jongh - était peintre surtout de paysages, si on se fie au peu qui reste sur sa vie et son œuvre.
Il subsiste néanmoins une bonne part de ce qui a été son grand succès, et même sa petite industrie, la série des représentations panoramiques du vieux pont de Londres.

Il en a d’abord fait un grand dessin au trait de 99 centimètres, les ombres y sont à peine indiquées, daté du 18 avril 1627, aujourd’hui à la bibliothèque Guildhall à Londres, visible uniquement sur rendez-vous. De nombreuses huiles sur panneau reproduiront par la suite ce dessin originel avec peu de variations.

Les versions actuellement documentées du pont de Londres par Claude de Jongh :
▶︎ 1630, aujourd’hui au Kenwood English Heritage, huile sur panneau de 168cm, signature et date non vérifiables sur les trop petites reproductions (voir une importante mise à jour en bas de page), mais un excellent site animé autour de ce tableau, très documenté sur l’histoire du pont et du tableau, en montre de beaux détails dans son défilement.
▶︎ 1632, aujourd’hui au Yale center for British art de New Haven aux États-Unis, huile sur panneau de 109cm, signature et date en bas à droite sur une planche flottante.
▶︎ 1636, localisation inconnue (vente Christie’s 07.12.2023, notre illustration), huile sur panneau de 56cm, peut-être la moitié droite d’un panorama complet, signature et date en bas à droite sur un pilier de bois.
▶︎ 1645 (?), petite variation fantaisiste pour les bourses plus modestes, aujourd’hui au Musée royal de Cornouailles, huile sur panneau de 64cm, signature et date peut-être en bas à gauche.
▶︎ 1650, aujourd’hui au Victoria & Albert museum à Londres, non exposé, huile sur panneau de chêne de 126cm, signature et date en bas à gauche entre le quai et la surface de l’eau (image téléchargeable).
▶︎ 1650, localisation inconnue (vente Christie’s 04.07.2019), huile sur panneau de 102cm, signature et date en bas à gauche sur le mur.

Où était le peintre ? 

Pour la réalisation du dessin originel, on doit pouvoir identifier avec un peu de persévérance l’emplacement du dessinateur, sur la rive nord de la Tamise, ici peut-être. Le vieux pont était situé quelques dizaines de mètres à l'est de l'actuel London bridge, à l'église Saint Magnus-the-Martyr. 3 ponts sont depuis venus s'intercaler.
Quant aux panneaux à l’huile, il les a sans doute tous réalisés de retour en Hollande, à l’aide de son propre dessin (les dimensions coïncident assez bien) ; l’étude de Christie’s remarque que l’aspect et la couleur des nuages sur l’ensemble des tableaux évoquent sans hésitation les ciels mis la mode par l’école des peintres de Haarlem aux Pays-Bas, où De Jongh a vécu quelque temps.

L’étude souligne également l’inconstante fidélité du peintre à la réalité. Négociant ses tableaux avec des amateurs des Pays-Bas, De Jongh n’avait pas besoin de respecter très précisément la topographie et l’architecture londoniennes. Il pouvait se permettre de faire du pont un paysage exotique, fantastique, presque imaginaire. Ainsi, il a représenté sur le panorama de 1650 (Christie’s), à gauche au nord du pont, un groupe de maisons qui n’existait plus depuis le grand incendie de 1633 (ce qui empêcha l’incendie suivant en 1666 de se propager par le pont).

L’auteur attribue aussi à la liberté d'interprétation du peintre l'aspect des voutes des arches, et affirme qu’elles étaient en réalité des arcs brisés ou en lancette, et de hauteur et largeur variées, alors que De Jongh les a toujours représentées arrondies en anses de panier et de dimensions régulières. 
En fait, si on fait confiance aux collègues peintres et illustrateurs du pont médiéval au long des siècles, la remarque est discutable.

▶︎ Le célèbre panorama de Londres par Claes Visscher en 1616 (vue de la porte sud) aligne des arches régulières et arrondies comme celles de De Jongh. 
On notera pour l’anecdote, sur la terrasse de l’arc d’entrée des passants sur le pont (Southwark Gate), un charmant détail : disproportionnées par le dessinateur au bout de longues piques, les têtes des suppliciés récalcitrants aux volontés royales, parmi lesquelles furent exposées un moment celles de William Wallace et de Thomas More. En scrutant bien, on retrouvera ces têtes d’épingle sur tous les panoramas de De Jongh, à droite, au sommet de l’immeuble de la 4ème arche.

▶︎ Un peu plus tard, en 1677, Abraham Hondius dessinait les arches comme celles de De Jongh, sur une Tamise transformée en glacier.

▶︎ Quand Canaletto dessina le pont (image téléchargeable ici), entre 1746 et 1758 (date de la démolition des immeubles), poutres et étais soutenaient son grand âge et masquaient en partie les arches, mais celles qui restaient visibles, bien que de dimensions irrégulières, étaient arrondies en anses de panier, voire en berceau. Cependant on sait que Canaletto chamboulait à discrétion la topographie des villes, même dans ses vues les plus connues de Venise. 
Ici par exemple il éclaire la scène avec un soleil nettement à gauche c’est à dire très au nord - voir l’ombre de la tour grise, le château d’eau, sur les premières maisons du pont - situation impossible, même au soir du solstice d’été ! On notera que De Jongh s’est également laissé aller à placer l’origine de la lumière du soleil au nord sur 2 tableaux parmi 5 (1630 et 1650 Christie’s). Sur les autres, les façades de la rive sud sont à l’ombre, naturellement, et celles de la rive nord éclairées.

▶︎ Par contre, sur une aquarelle de 1794 et une feuille de dessins de 1824, William Turner est affirmatif : les dimensions des arches sont variées et les voutes sont des arc brisés, comme dans cette gravure de Goodall d’après Turner en 1827, peu avant la destruction du pont (seule la grande arche au centre, construite tardivement pour remplacer le pont-levis, est en berceau). 
La tendance actuelle des illustrations historiquement informées est de montrer les arcs brisés et inégaux, comme Turner.

Qui croire ?

On en conclura surtout de n'accorder qu’une confiance très relative aux illustrateurs qui paraissent réalistes, et on leur en voudra de nous faire perdre notre temps pour de telles fariboles.



Mise à jour le 16.06.2024 : une splendide reproduction de 8000 pixels et presque 2 fois les dimensions réelles du panorama de 1630, découverte juste après publication de la chronique, ne donne pas plus d'informations sur l'emplacement de la signature et la date. Peut-être le vague tracé blanc situé à 3 ou 4 centimètres du coin en bas à gauche.

dimanche 28 avril 2024

Histoire sans paroles (51)


On reprochera peut-être au photographe de s’être préoccupé d’une plaque d’égout et des traces d’une sortie de garage, alors qu’il avait à 50 mètres un point de vue sur la façade occidentale de la cathédrale Saint-Maurice, à Angers.
C’était peut-être volontaire, elle est à moitié dans les cartons depuis si longtemps - ici en octobre 2022.

Pour résumer la situation - n’oublions pas qu’on est dans une Histoire sans paroles - il y avait dans le temps un porche, une vaste galerie qui prolongeait la nef de la cathédrale, un narthex, un caquetoire, voire une galilée disent les vrais spécialistes en désaccord avec Monsieur Larousse sur le genre de la chose. De style vaguement gothique construite à la Renaissance elle protégeait un épisode de l’Apocalypse de Jean, sculpté autour du tympan du portail et peint de diverses couleurs dont certaines du 12ème siècle. Très dégradée la galerie avait été détruite en 1806, offrant l’Apocalypse aux intempéries. Cependant les sculptures avaient été recouvertes d’un badigeon de chaux protecteur, qui s’encrassait depuis deux siècles.
Un jour quelque décideur s’intéressa au portail. C’était, voilà une quinzaine d’années, le début d’une longue période d’analyses et d’expertises. Il fut décidé de restaurer le portail et ses sculptures et de les protéger temporairement dans un coffre de planches en attendant l’édification d’une solution architecturale moderne, œuvre d’un célèbre architecte japonais choisi par le ministère de la Culture. 
L’ambitieux projet a pris naturellement un retard pour l’instant modeste. L’inauguration de la nouvelle galerie envisagée vers l'été 2024 se ferait plutôt vers la fin 2025. 

Le photographe pourra alors immortaliser cette façade occidentale occultée depuis 15 ans, embellie par un geste architectural contemporain, où l’artiste japonais dit avoir respecté les proportions du nombre d’or, ce qui, comme tout placebo, ne peut pas faire de mal, et où il affirme, contredisant avec bonne humeur un architecte inquiet et un peu trop minutieux assistant à sa conférence, que la lumière du soleil des soirs d’été ne touchera jamais de ses néfastes rayons directs les sculptures aux couleurs ressuscitées.

samedi 24 juin 2023

dimanche 26 février 2023

Nuages (47)


Que serais-je, que ferais-je sans les nuages ? Je passe le plus clair de mon temps à les regarder passer.
Cioran, Cahiers le 20 février 1958

samedi 19 mars 2022

Fin d'un monde


Ce tableau de Canaletto, vue architecturale d’une ville portuaire imaginaire sous un portique et une lanterne, ne serait pas de Canaletto. Les catalogues de l’œuvre du peintre et le Chicago Art Institute, musée qui le détient (avec un pendant), l’attribuent à un suiveur anonyme, sans justifier cet avis, ou parfois l’ignorent. C’est toutefois une reprise, à la fois très fidèle pour certaines parties, et totalement réinventée pour d’autres, d’une gravure incontestée de Canaletto. Est-ce qu’un copiste aurait pris ces libertés ? Et on y retrouve le plus beau style du peintre, les nuances nacrées des coloris et ses touches cursives et liquides traçant les effets de la lumière sur les détails ensoleillés.


Du temps de Canaletto, Venise déclinait déjà. Ses tableaux, si détaillés, en témoignent ; les murs se fissurent, se couvrent de moisissures, l’humidité ronge. La cité n’est plus qu’un décor mélancolique encadré d’or dans les salons ou les souvenirs de riches touristes anglais.

Tout aura été tenté pour sauver Venise, jusqu’au projet titanesque, au 21ème siècle, de stopper les hautes eaux en fermant la lagune pour empêcher l’eau d’entrer, projet fourni avec les détournements, manigances politiques et malversations diverses qui siéent
Mais ces efforts sont inutiles. On ne peut rien contre l’eau, qui ne connait pas d’obstacle. C’est à cause de l’insouciance de la liaison des atomes d’hydrogène dans les molécules d’eau, dit la chimie, qui a réponse à tout.

Et puis le niveau global des mers monte irrémédiablement. Année après année les prévisions s’aggravent. 50 centimètres avant la fin du siècle. Le deuxième volet du dernier rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) l’affirme. Mais qui lit les rapports du GIEC ?
Au moins le secrétaire général des Nations-Unies, puisque l’organisme dépend de son administration. Et sa dernière lecture l’a bouleversé. Il n’a pu se retenir de l’annoncer dans une poignante déclaration de 99 secondes, le 28 février 2022.

Personne ne l’a écouté, ou si peu. C’est son problème, au secrétaire général de la planète Terre, tout le monde se fout de ses recommandations. Alors forcément ça le navre, quand ses centaines de climatologues lui annoncent qu’on a passé un point de non retour, et qu’on atteindra inévitablement un minimum de réchauffement de 1,5° en 2030, 2° en 2050 et 3° en 2100, escorté de toutes les catastrophes naturelles collatérales, et en tenant compte pourtant des promesses des États (qui ne seront jamais tenues).

Quand l’assiduité de ses riches clients anglais mollissait, Canaletto trompait parfois son ennui sur des gravures ou de petits tableaux d'architectures disparates, des caprices dont il avait découvert l’idée à Rome chez Codazzi et Panini. Il mêlait des vestiges de toute époque et de tout lieu, arches, temples romains, palais vénitiens, en un point imaginaire où seraient venues s’engloutir l’une après l’autre toutes les civilisations de la Terre.

Dans ses cauchemars Monsieur le secrétaire général de la Planète erre sans doute parmi ces ruines.


Canaletto, vue architecturale d’une ville portuaire imaginaire sous un portique et une lanterne (gravure)

samedi 25 juillet 2020

Les Christo vivent encore

Les Christo, célèbre duo d’entrepreneurs américains spécialisé dans le divertissement populaire de grande envergure, connus pour leur impressionnante habileté à obtenir l’appui des élites et dirigeants politiques et pour l’autofinancement de leurs réalisations, est mort définitivement, avec le décès de Christo le 31 mai dernier (si cette phrase donne l’impression de flotter grammaticalement entre le pluriel et les singuliers, l’auteur n’y est pour rien, c’est un problème courant avec les duos).

Le duo était composé de Jeanne-Claude Denat de Guillebon, porte-parole qui s’occupait surtout de la commercialisation des documents préparatoires et du financement et de la logistique des installations, et de Christo Javacheff, qui réalisait les études techniques, les plans, esquisses, dessins et maquettes des projets. Les investisseurs étaient rémunérés en œuvres de Christo.
En 1994, après 20 ans de collaboration, Jeanne-Claude (madame Christo) obtenait que son nom soit systématiquement cité à égalité au générique de leurs projets, ce qui était bien naturel. Elle mourut en 2009.

Le duo était renommé pour la création d’évènements populaires, d’une durée de 16 jours (pour faire 3 weekends), autour de l’emballage sous toile plastifiée de monuments en vue, comme la statue de Victor Emmanuel 2 à Milan en 1970, le Pont-neuf de Paris en 1985, l’imposant Reichstag de Berlin en 1995, mais aussi pour quelques autres réalisations aquatiques à succès comme les merveilleux quais flottants sur le lac d’Iseo en Lombardie, en 2016. Ces évènements étaient toujours gratuits pour le public.  


Avec le succès vinrent la mode et les imitateurs. À la saison froide, les statues des sites historiques du Domaine public français se mettent à copier Christo, comme ici au château de Fontainebleau.

Christo était obsédé par le phénomène du drapé, d’où sa compulsion pour les emballages gigantesques. C’est un engouement très partagé. Le drapé cache les objets, mais les évoque, en montrant leurs formes élémentaires, comme la neige adoucit et simplifie les volumes d’un paysage. Il permet tous les fantasmes sur la réalité qu’il masque.
Certains, iconoclastes, pensent même que l’emballage par Christo embellissait les monuments laids et massifs qu’il dissimulait.

Fatalement, avec le succès, les Christo eurent des ambitions artistiques, égocentriques, voire pharaoniques, jusqu'à multiplier les esquisses, maquettes, modèle réduit, d’un tombeau dans le style égyptien, plus haut que la pyramide de Khéops, constitué de centaines de milliers de barils de pétrole, et qu’ils souhaitaient ériger en plein désert d’une des petites dictatures familiales de la péninsule arabique, l’émirat d’Abu Dhabi.
Contrairement à leurs autres réalisations toujours éphémères, ils l’imaginaient éternel.

Cela ne se fit pas, mais le duo conclura cependant bientôt son existence par un geste posthume triomphal, si tout va bien.
Car le survivant devait être à l’honneur au printemps dernier avec l’emballage de l’Arc de triomphe de Paris, sur la place de l’Étoile, combiné à une exposition au Centre national d’art et de culture de Beaubourg. Mais les méfaits du virus à couronne puis la mort de Christo ont bouleversé ce programme.

Finalement, l’occultation monumentale est renvoyée au 18 septembre 2021, et l’exposition est ouverte depuis le 1er juillet 2020, dans un Beaubourg en travaux. Étienne Dumont l’a visitée, et le relate sur son blog avec son habituelle liberté de ton. Il n’a pas été emballé.