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dimanche 30 juin 2024

Serra et ses disparitions

Clara-Clara, sculpture de Richard Serra, exposée sur Google Earth en 2024 (et ici à Paris en été 2008).


Tout, ou presque, disparait un jour. C’est un phénomène naturel. Les plus perspicaces des philosophes l’ont remarqué. Hier encore c’était le tour du grand sculpteur étasunien Richard Serra. Les médias en ont parlé à la mesure de sa renommée.
Ce qui est en revanche moins naturel, c’est que certaines de ses œuvres, et non des moindres compte tenu de leurs dimensions, ont aussi disparu, avec les années. Pourtant quand on expose une sculpture de Serra on ne risque pas de la perdre de vue, on est souvent obligé d’abattre des murs, de faire des travaux de terrassement, parfois de consolider les fondations.

Comme Kapoor, Serra était de ces artistes visiblement hantés par l’insignifiance de la condition humaine et qui ne soulagent leur affliction que dans la démesure de leurs créations. Un excès d’humilité, en quelque sorte.
Sur le plan technique, pour un Serra de bonne facture, il faut imaginer une monumentale plaque d’un acier imitation rouille, plus ou moins courbe et en équilibre sur la tranche, débordant l’espace d’une galerie d’art ou trônant au centre d’un lieu public. Les critiques et experts appellent cette période des formes géantes, majeure dans l’œuvre et dans l’esprit de Serra, sa période minimaliste. C’est leur sens de l’humour.

Toujours impressionnantes, les dimensions sont en principe mentionnées dans les revues et catalogues, mais rarement le poids, pour ne pas décourager le client, ou alors en hasardant des valeurs fantaisistes, comme le fait parfois Wikipedia qui ne garantit pas toujours l'exactitude des sources. 

Le calcul est pourtant simple. 
Prenons le cas de Clara-Clara, deux longues plaques d’acier recourbées et posées en miroir l’une en regard de l’autre, comme des parenthèses inversées. Chacune mesurait environ 36 mètres par 4, et 4,5 centimètres d’épaisseur (mais vous trouverez aussi 33m - 3,70m - 5,1cm ou d’autres valeurs encore). Connaissant la densité de l’acier, environ 8 grammes le centimètre cube, vous aviez déjà la réponse avant de la lire, 3600 par 400 par 4,5 par 2 par 8 : Clara-Clara devait peser 104 tonnes, à la louche. Une autre œuvre fameuse, Tilted Arc, moitié moins grande mais plus épaisse - 6,4cm - pesait ainsi 70 tonnes (valeurs confirmées par le Journal des Arts avec respectivement 108 et 73 tonnes).  

Mesurait… pesait, on en parle au passé, parce qu’il y a longtemps qu'on ne les a plus vues. La disparition de leur concepteur a été l’occasion pour les médias de ressortir des placards certains de ces pesants fantômes. 
Il n’y a rien de très mystérieux dans ces occultations. Quand il prend le pouvoir, l’élu qui souhaite lui aussi laisser une trace de son passage, marquer le territoire qui lui appartient désormais, commande alors avec l’argent public une œuvre monumentale à un artiste que ses conseillers favorisent. Assourdis par la fanfare des lendemains qui chantent, personne ne prête attention aux aspects logistiques du geste culturel. Et arrive le jour où on installe le monument.

En 1981, c’était Tilted Arc, à New York, un mur de métal long de 37 mètres et haut de 3,70 érigé au milieu d’une place populeuse au cœur de Manhattan, Federal Plaza. Après 8 ans de laborieux procès, notamment contre le 1er amendement (la liberté d’expression de l’artiste), 8 ans d’outrages pour l’œuvre, devenue dépôt d’ordures, urinoir géant et mur de graffitis, les riverains et usagers de la place en obtenaient l’enlèvement. Serra a toujours refusé qu’elle soit installée ailleurs que sur Federal Plaza. Il déclarait pour sa défense (ses paroles ont sans doute dépassé sa pensée) "L’œuvre doit faire prendre conscience au passant de lui-même et de son mouvement à travers la place […] La fonction de l’art n’est pas de plaire […] L’art n’est pas destiné au peuple."
Découpé en 3 tranches en 1989, le sandwich de 73 tonnes est aujourd’hui dans un site de stockage de la très sérieuse et officielle Administration des services généraux, peut-être à Alexandria près de Washington.

En 1983, c’était Clara-Clara, à Paris. Commandée pour le parvis du musée par le Centre Pompidou, on réalisa qu’elle était trop lourde et qu’elle constituerait un obstacle et un risque pour la circulation sur la moitié de l’espace piétonnier. On la posa alors dans le jardin des Tuileries, place de la Concorde. Dans ce lieu fréquenté, elle ne fut pas toujours respectée par les mouettes, les passants, et les polémistes parisiens, comme tout monument public. Elle résista 2 ans. En 1985 la Mairie de Paris l’achetait et la remisait square de Choisy où elle dérangeait autant et ne fut pas moins déshonorée que ne l’était Tilted Arc au même moment à Manhattan.
Depuis 1990 - excepté un retour aux Tuileries en 2008-2009 - Clara-Clara est entreposée dans une réserve du fonds municipal d’art contemporain de la ville de Paris à Ivry-sur-Seine, en un sandwich de 6 tranches de 12 mètres (notre illustration).  

En 1987 débutait la disparition la plus cocasse. Le musée d’art moderne Reina Sofia de Madrid fraichement créé exposait Equal-Parallel-Guernica-Bengasi commandé à Serra par le ministère de la Culture. L’œuvre n’en fait rien paraitre mais son nom est, dit-on, une revendication politique courageuse. Dès 1988, pour satisfaire un besoin d'espace, les 2 murs et les 2 cubes qui la constituaient étaient confiés à une entreprise de stockage.  
17 ans plus tard, en 2005, un inventaire des collections rappelait au musée lui-même l’existence de l’œuvre. Entretemps l’entreprise de gardiennage avait fait faillite, en raison notamment, prétendent les calomniateurs, des impayés de l’administration espagnole, dont le musée Reina Sofia. Aujourd'hui encore personne ne sait ce qu’est devenue l’œuvre, sauf ceux qui l’ont peut-être vendue ou achetée au poids du métal.
En pénitence le musée en commandait alors une réplique, que Serra fit réaliser par une fonderie en Allemagne. Magnanime, il livra ce double pour la moitié du prix de l’original (hors frais de fabrication).
Réalisée en 2008, l’œuvre est néanmoins exposée antidatée de 1986 au musée Reina Sofia, parce que le concept, le plan de fabrication, datent de 1986, la réplique matérielle n’en étant qu’une incarnation passagère, remplaçable, une abstraction de 38 tonnes.

On aura compris à ces exemples que les créations de Serra sont souvent embarrassantes. La dalle du parvis de La Défense, près de Paris, qui supporte un musée à ciel ouvert de sculptures contemporaines de dimensions pourtant respectables, à renoncé à héberger les 25 tonnes de Slat de Serra, et l’a reléguée en contrebas derrière la Grande Arche, où seuls les employés de bureau des tours qui la bordent au nord, les automobilistes égarés ou les locataires du cimetière de Neuilly, peuvent la contempler. 

Et on ne peut pas se débarrasser facilement d'une œuvre de Serra, pour des motifs moraux et politiques, bien sûr, mais aussi pour d’évidentes raisons matérielles. Les tranches d’acier plantées par Serra un peu partout sur la planète, à Toronto, à Bilbao, à Doha, dans le désert Qatari où il a refait le 2001 de Kubrick, ou à Glenstone, resteront pendant des siècles, voire des millénaires, pour d'incertains archéologues du futur, des traces énigmatiques d'une civilisation dématérialisée et agonisante.

***

Anecdote : La dernière sculpture monumentale de Serra passée aux enchères l’a été chez Christie’s en 2013 contre 4,3 millions de dollars. Christie’s la décrivait "presque existentielle, une déclaration sur notre place dans le monde et notre relation avec les choses" et en taisait pudiquement le poids, qu’on peut estimer à 17 tonnes (elle n’était pas présente en salle des ventes), ce qui ne la fait après tout qu’à 253$ le kilo. 250 fois le prix de l’acier brut, mais 20 fois moins que le meilleur caviar, et plus durable.

Ressources : Internet foisonne d’articles, d’analyses approfondies, de photos, de vidéos sur Serra. Chacun(e) les trouvera dans ses réseaux préférés. Signalons une petite vidéo en anglais de 9 minutes sur la destinée de Shift, un mur de Serra oublié dans un champ de pommes de terre canadien depuis 50 ans.


jeudi 28 mai 2015

Histoire sans paroles (16)

19 chaises dans le jardin des Tuileries, Paris 1er.

mercredi 13 août 2014

L'éternité avec plein de zéros


Le cadavre d’un artiste admiré des plus importants spécialistes de l’art a été retrouvé le 12 juin 2014 dans un verger près de Suncheon, décomposé, méconnaissable parmi les prunes. Près de lui étaient disposés des indices qui permettaient de l’identifier.

Henri Loyrette, ex-président à vie du musée du Louvre en retraite dorée au Conseil d’État, expert en rien de particulier, avait dit de lui « Il y a des moments dans la vie ou l’exceptionnel survient … Il [l’artiste] nous invite à voir l’extraordinaire dans l’apparemment ordinaire ». C’était en mars 2012, dans la préface du catalogue d’une exposition du photographe coréen Ahae, organisée par le musée du Louvre au jardin des Tuileries.
Ahae y présentait sur d’immenses tirages photographiques des scènes bucoliques et atmosphériques, plates et insipides comme on les voit pousser par millions dans les réseaux sociaux de partage d’images, à l’heure des retours de weekend ou de congés payés.
Ce qui n’empêcha pas l'omnipotente madame Pégard, présidente du château de Versailles, d'y partager l’émotion artistique de M. Loyrette au point d’inviter l’artiste à exposer durant l’été 2013 dans la prestigieuse Orangerie du château de Versailles. D'enthousiasme elle parlait de la « magie de l’instant qui se mêle à l’éternité ».
Il faut dire que depuis quelques années le monde de Florence à Londres, de Prague à Paris convoitait les exhibitions de photos du dénommé Ahae, sans avoir jamais vu l’artiste, qui se faisait toujours représenter par son fils.

Curieux de démasquer cet homme énigmatique qui parvenait à rallier les personnalités les plus influentes autour de ses médiocres clichés, Bernard Hasquenoph, animateur du site LouvrePourTous, enquêta et dévoila en aout 2013 la véritable identité d’Ahae.
Il s’appelait en réalité monsieur Yoo, milliardaire coréen du sud, homme d’affaires et aventurier, inventeur d’une poire à lavements, prédicateur biblique mêlé à des affaires de suicide collectif et de détournements de fonds, et condamné à 4 ans de prison.
Il avait en outre la faiblesse de se trouver du talent, soudoyait à coups de millions des décideurs du monde culturel et finançait ainsi des événements médiatiques exceptionnels autour de ses photos de vacances.
Enfin, impliqué dans le naufrage en 2014 d’un bateau coréen noyant 300 passagers il était recherché depuis au titre d’un mandat d’arrêt international assorti d'une forte récompense.

Ainsi on comprend, quand M. Loyrette parlait de l’exceptionnel, ou Mme Pégard de magie, qu’ils considéraient surtout les donations monumentales que M. Yoo avait prodiguées au bénéfice du musée du Louvre et du château de Versailles. Car comment rester sourd à l’appel de l’extraordinaire et de l’éternité, quand il est garni de tant de zéros (6 ou 7 dit-on) ?

Aujourd’hui le pseudonyme de M. Yoo est gravé en lettres dorées sur un mur de la rotonde de Mars, au cœur du Louvre, en tant que donateur exceptionnel d’un montant sans affectation. On dit que la donation pour Versailles n’a pas été réalisée, et ne le sera probablement pas, vu l’état du mécène, et de sa famille en partie écrouée. Enfin Monsieur le conseiller d’État est devenu président d’une sorte de groupe d’influence qui grenouille dans le mécénat d’entreprises.

Dans l’inutile charte éthique du musée du Louvre est toujours écrit « le Louvre s’efforcera de rechercher toute information susceptible de l’éclairer quant à la nature exacte des activités du donateur potentiel »

Mise à jour du 27 octobre 2014 : une lettre très informée (signalée par LouvrePourTous) écrite en juin dernier à la ministre de la Culture par la Communauté alternative des Coréens résume parfaitement le contenu de cette affaire, et montre que, malgré le scandale, l'argent de la corruption continue à profiter en France, notamment à Versailles.

Style de cliché agreste et poético-météorologique qu'exposait le grand artiste.
Quelquefois passaient une biche ou une volée de canards.

jeudi 8 janvier 2009

Privés de jardins publics

Inconscients et volages, les enfants des villes modernes ne savent pas le bonheur que les adultes responsables leur façonnent patiemment. Par exemple, depuis quelques années, tous les parcs et jardins publics sont systématiquement fermés (*) au premier flocon de neige un peu tenace. La chute d'une branche alourdie par la neige pourrait blesser quelqu'un.


La subversion objecte qu'on interdit ainsi aux enfants qui n'ont pas les moyens de s'offrir des vacances de ski le spectacle magique qu'est un parc recouvert de cette féerie ouatée.

Rétorquons qu'il reste dans les villes bon nombre de lieux où les enfants peuvent exercer leur désir irrépressible de modeler des bonhommes de neige, de pratiquer des glissades effrénées ou d'engager des batailles de boules de neige : ce sont les kilomètres de trottoirs de la ville. Naturellement, comme tout le monde retrouve un esprit joueur dès que la neige revient, il n'est pas impossible qu'ils y croisent un automobiliste fantasque égaré en travers du trottoir ou éparpillé autour d'un lampadaire. Il conviendra d'être prudents.


(*) À Paris tous les parcs et jardins publics de la Ville sont fermés. Les jardins des Tuileries et du Luxembourg qui appartiennent respectivement à l'Établissement Public du Louvre et au Sénat sont ouverts...

***
Pour les oreilles : The West Coast Sound (Vol. 1), un album rare de «West coast jazz» de 1953, rythmé, allant, inventif et mélodique, avec Art Pepper (saxo alto), Jimmy Giuffre (saxo baryton) et quelques autres sous la baguette de Shelly Manne. «Afrodesia» ou «You and the Night and the Music» sont des bijoux.