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dimanche 26 février 2023

Nuages (47)


Que serais-je, que ferais-je sans les nuages ? Je passe le plus clair de mon temps à les regarder passer.
Cioran, Cahiers le 20 février 1958

lundi 19 décembre 2022

Améliorons les chefs-d'œuvre (26)

Alternance de la nativité de Piero della Francesca avant et après restauration (cliquez pour les détails)
 
La bienpensante National Gallery de Londres sort au moment propice sa surprise de Noël. Elle expose pendant les fêtes, dans un nouveau cadre et isolée dans une petite salle, la naissance de Jésus, peinte en Toscane par Piero della Francesca vers 1480 et invisible depuis 2019 pour restauration.
Réalisée vers la fin de sa vie elle résume parfaitement le style épuré, limpide, solennel et désincarné de Piero.

Dans l’illustration animée ci-dessus (un va-et-vient de 2 secondes au format Gif), on remarquera en zoomant que les choses se déplacent légèrement entre les deux états du tableau. C’est dû aux défauts des reproductions photographiques, car en principe une restauration ne modifie un tableau que dans l’épaisseur. Mais il y a des exceptions, et c’est le cas ici. Les deux versions du tableau n’ont pas la même largeur. Elle a été augmentée de 2 ou 3 millimètres. 
La restauratrice, qui considérait que l’ovale de la rosace du luth à droite ne correspondait pas à l’orientation du reste de l’instrument, chose peu plausible chez ce mathématicien et maitre de la perspective qu’était Piero, a compris que la largeur du tableau avait été réduite. Lors de son transport au 19ème siècle le panneau de bois avait été séparé verticalement en 2 parties dans un axe passant par le visage du musicien, la rosace et les mains de l’enfant (curieux traitement pour un tableau d’à peine 123 cm ! Aurait-il voyagé en fraude ?)
À Londres, les deux parties ont été recollées, mais il manquait l’épaisseur de la lame de scie, que la restauratrice a donc recréée. Probante sur l’ovale de la rosace, sa manipulation l’est nettement moins sur la bouche et l’œil du musicien, et devient amusante quand on note que le majeur et l’index droits de l’enfant esquissent maintenant la lettre V.

Lors d’une ancienne tentative de lessivage un peu trop volontaire, les visages des deux paysans avaient presque disparu. Là encore la restauratrice les a reconstitués. Le résultat est décevant. Même s’ils sont dans l’ombre de l’auvent, Piero les aurait-il peints avec si peu de relief, si plats et aussi rouges ?
Petite remarque à l’attention des mécréants, le jeune paysan sous l’abri ne lève pas la main pour interpeler le chauffeur d’un hypothétique autobus qui parcourrait la campagne toscane. Il désigne en réalité un trou dans le toit de paille par où serait passé l’Esprit saint, ou le doigt de Dieu, ou peut-être l’enfant même. Reconnaissons que son témoignage n’est pas très clair. 

La disparition de la corne du bovin est aussi mystérieuse. Un commentaire du Giornale dell’arte affirme que Piero l’aurait peinte, puis effacée. Elle aurait donc été révélée lors d’une ancienne restauration, et enfin effacée par la restauratrice actuelle qui connaitrait les intentions du peintre ? Remarquable ! 
Il est en revanche certain que l’âne qui brait en direction du trou est un repentir de Piero (et peut-être aussi le bovin). Il l’a peint par dessus un mur de pierre achevé mais pas totalement sec, et comme toujours dans ce cas la couche supérieure a été partiellement absorbée faisant lentement réapparaitre les pierres. La restauratrice en a atténué l’effet. 

Il y a nombre d’autres détails à observer dans ce jeu des 7 erreurs, comme l’apparition d’un plectre entre les doigts du musicien à gauche, mais le plus notable cadeau de cette opération de maintenance, c’est l'illumination de l'ensemble. Un merveilleux air frais a balayé le voile d'impuretés grises et jaunes incrustées dans les couches de vernis.

On pourrait affirmer aujourd'hui, pour paraphraser Cioran à propos de Jean-Sébastien Bach, "S’il y a quelqu'un qui doit beaucoup à Piero della Francesca, c'est bien Dieu". Y a-t-il une manière plus belle de représenter la féérie, l’irrationnel, que par ces lignes pures, ces couleurs douces, ces visages distants, impassibles, ces personnages légendaires qui ne projettent pas d’ombre, cette paix ? 

En prime, en cliquant sur la vignette ci-dessus, vous pourrez télécharger (11Mo), imprimer en taille réelle et accrocher au-dessus de la cheminée ou d'un radiateur la splendide reproduction de la National Gallery. C’est gratuit (sauf l’impression).

Mise à jour le 7.01.2023 : La restauration d'une œuvre importante crée systématiquement une polémique. Dès le 17 décembre, un article du Guardian stigmatisait le nouveau Piero, insistant sur le visage repeint des deux bergers.
Mise à jour le 22.12.2023 : La polémique persiste, on demande toujours dans Il giornale dell'arte qu'une commission d'experts internationaux se prononce sur les deux paysans avinés reconstitués par la restauration de la National Gallery.

dimanche 3 novembre 2013

Vialatte ou l'art du rahat-loukoum

Il y a des écrivains dont chaque phrase est une friandise. On revient en arrière, on la relit plusieurs fois comme on suçote une confiserie, avec le même plaisir que l'auteur eut à la ciseler. On s'émerveille du sens, des résonances inattendues.
C'est le cas de La Bruyère, de Céline, Cioran, Flaubert parfois, et sans doute d'Alexandre Vialatte.
On peut aussi bien les dire ou les réciter, au théâtre par exemple. On y perd peut-être la faculté de s'arrêter pour les déguster, mais quelque chose de fulgurant se produit à les entendre, comme une musique amplifiée. Le petit plaisir solitaire s'en trouve multiplié.

Charles Tordjman a demandé à trois grands acteurs d'interpréter un florilège des chroniques de Vialatte sur la petite scène de la Grande salle du théâtre de la Commune, à Aubervilliers. Et pendant trois semaines, en 18 représentations, près de 3000 chanceux ont savouré ce miel durant 90 minutes, en octobre.
Le spectacle s'appelle « Résumons-nous, la semaine a été désastreuse ». On le verra encore le 3 décembre à Clamart, les 6 et 7 à Clermont-Ferrand, puis quatre jours à Nancy, un jour à Sète, deux à Luxembourg en 2014, enfin quatre à Amiens en février.

Alexandre Vialatte a écrit plus de 1100 chroniques entre 1950 et 1971, publiées dans divers journaux, principalement La montagne de Clermont-Ferrand et Le spectacle du monde. Elles parlaient de tout et de rien. Surtout de riens de l'actualité qu'il élevait, en moraliste, au rang de presque riens, mais avec lyrisme. Et aussi de grandes choses qu'il exaltait avec dérision. Il en naissait une profonde mélancolie.


samedi 17 novembre 2012

Edward Hopper ou l'ennui

Edward Hopper, The lonely house (gravure 1922)


« L'ennui opère des prodiges : il convertit la vacuité en substance. » 
Cioran, Syllogismes de l'amertume

On pensait jusqu'à présent que le public ne se déplaçait en nombre que pour les évènements optimistes, ceux qui exaltent l'harmonie de la nature, la grandeur de l'Homme et de ses réalisations, d'où le triomphe des expositions autour des peintres impressionnistes ou des joyaux des pharaons.
Il faudra admettre, à la vue des files interminables (jusqu'à 5 heures d'attente) qui piétinent à la porte de la rétrospective consacrée au peintre Edward Hopper au Grand Palais de Paris, que la règle n'est pas aussi élémentaire.

Car Hopper n'était pas un peintre particulièrement jovial. Il décrivait sur de grandes toiles aux couleurs à la fois fades et acides, une réalité américaine généralement urbaine dont il négligeait les objets inutiles pour ne conserver que les plus emblématiques. Et au milieu de ces décors dépouillés à en devenir géométriques, il déposait quelques personnages qui ne font rien, rien qu'attendre l'instant suivant, qui sera identique au précédent.
Hopper est un peintre de l'ennui. Pas l'ennui métaphysique, pas un ennui existentiel noble et mélancolique, mais un mal-être vague et insipide devant la banalité de la vie quotidienne.

Tout cela n'est pas vraiment vendeur. C'est pourquoi la campagne promotionnelle du commissaire de l'exposition, pour qui le mot « réalisme » doit faire un peu minable, lui a joint l'adjectif « paradoxal ». Il faut toujours fabriquer du mystère, le réel ne suffit pas.
Et il ne s'arrête pas au réalisme paradoxal, mais évoque, dans l'ombre du peintre, des écoles prestigieuses en « -isme », surréalisme, cubisme, symbolisme, romantisme... Et pourquoi pas cyclotourisme ?

Finalement l'engouement vient peut-être simplement du fait qu'Edward Hopper est un peintre inconnu, mais dont on a vu mille fois les œuvres reproduites jusqu'à la nausée sur la couverture des romans policiers dans les gares.
Alors comme l'internet est avare en bonnes reproductions, il est conseillé de réserver une place à la première heure de l'exposition (pour ne pas être confronté au douloureux réel qu'est la profusion des autres visiteurs) et de constater par soi-même que ses tableaux n'ont besoin que d'être là. Leur présence est celle de la réalité. Et la réalité est amère, frivole, incohérente. C'est Alexandre Vialatte qui l'a dit.

samedi 7 juillet 2012

La vie des cimetières (44)

LE ROI : Les rois devraient être immortels.
MARGUERITE : Ils ont une immortalité provisoire.
Eugène Ionesco, Le roi se meurt, 1962

L'amateur de littérature qui flâne à Paris dans le cimetière du Montparnasse feuillette un album de ses souvenirs en déchiffrant sur les tombes des noms dont il a jadis lu les livres. Des phrases lui reviennent à l'esprit. Tel écrivain qui l'a impressionné est là, tangible, incontestable, son univers se matérialise sur la pierre usée, parmi les mousses humides.
Le cimetière du Montparnasse est empli de ces noms mémorables.

D'abord leur maitre, Charles Baudelaire, douloureux poète à la fois de l'horreur et de l'extase de vivre, condamné par la justice pour offense à la morale et aux bonnes mœurs, et syphilitique. Il est enterré dans la fosse familiale, sous l'autorité et les décorations du général Aupick, le beau-père.
Trop misérable sépulture aux yeux de ses admirateurs qui lui érigèrent 35 ans plus tard, en compensation, un impressionnant cénotaphe à l'autre bout du cimetière. On y admire la momie du poète gisant, surmontée d'une immense chauve-souris ultra-plate et d'une sorte de brute occupée à se concentrer pour penser.

Alentour Ionesco, Beckett, Topor, Cioran, auteurs de l'étrange, de l'insolite, cyniques qui ont bouleversé notre vision du monde. Leurs tombes sont sans histoire, dépouillées au point qu'on ne les distingue pas parmi les milliers d'autres. Ici leur ironie s'est tue.

Puis Proudhon, Emmanuel Bove, Marguerite Duras, Jean-Paul Sartre, d'autres encore.

Et entre ces écrivains, la providence (ou la fatalité) a clairsemé les plus grands lexicographes, faiseurs de dictionnaires et d'encyclopédies, Pierre Larousse et ses définitions polies comme des perles fines, Émile Littré, Ernest Flammarion, Louis Hachette, afin de remettre un peu d'ordre alphabétique dans ce fouillis de pages et de mots éparpillés.




16 impressions du cimetière du Montparnasse à Paris, le 29 avril 2007.

mercredi 28 janvier 2009

L'impasse de l'Avenir

C'est le nom d'une impasse, à Ivry sur Seine, qui débute boulevard Paul Vaillant-Couturier (intellectuel et député communiste fameux, il y a 70 ans), non loin de la rue Lénine (homme d'état russe illustre, il y a 80 ans). On y croiserait sans doute quelque désespéré chronique, l'ombre de Cioran ou de Schopenhauer.
Face à l'impasse de l'Avenir, de l'autre côté du boulevard, il y a la rue de l'Avenir. Elle est également sans issue. On ne saurait être plus explicite. L'avenir ne sera pas bien gai.

Vue imprenable sur l'impasse de l'Avenir dans Google Maps
Pour les oreilles : l'offre de musique classique de MusicMe est vraiment misérable. On trouve tout de même une interprétation acceptable du merveilleux concerto en sol, pour piano et orchestre, de Maurice Ravel. Écoutez le sublime deuxième mouvement. 9:31 minutes d'une harmonie raffinée, mouvante, délicate.