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dimanche 25 décembre 2022

La vie des cimetières (106)

Sempé, En double file (détail, dans Des hauts et des bas, 1970)

On disait à D…, médecin mesmériste : 
— Eh bien ! M. de B... est mort, malgré la promesse que vous aviez faite de le guérir.
— Vous avez, dit-il, été absent ; vous n'avez pas suivi les progrès de la cure : il est mort guéri.
Nicolas Chamfort, Caractères et anecdotes, 1795

Comme tous les ans maintenant, alors que l’année n’était révolue qu’à 95%, Le Journal des Arts a supposé que plus aucun nom célèbre ne mourrait d’ici le 31 décembre et a publié dès le 13 un florilège des personnalités du monde de l’art disparues en 2022

Il y en aurait eu 39, dont 15% de femmes, faible pourcentage, mais en constante progression, ce qui est encourageant.
La moyenne d’âge au moment du décès a considérablement augmenté, passant de 80 à presque 85 ans, mais n’allons pas en déduire qu’il suffit de dissuader les vieillards de sortir, de les masquer quand ils le font, et de les vacciner souvent, pour que leur espérance de vie bondisse, n’oubliez pas qu’il ne s’agit que de 39 personnalités choisies parmi les mieux nanties, autrement dit peu représentatives. 

Parmi elles retenons Antonio Recalcati, peintre, sculpteur, graveur, qui fut un des assassins de Marcel Duchamp en 1965 (l’affaire était relatée ici), et mort le 4 décembre, juste à temps pour participer à ce florilège du Journal des Arts. 
Retenons également Pierre Soulages, évidemment, grand peintre officiel aux funérailles nationales, dont nous avions parlé alors

Mais surtout il y eut la disparition, le 11 aout, de l’inoubliable Jean-Jacques Sempé, peut-être inconnu des jeunes générations parce que ses années les plus fécondes sont déjà loin, autour de 1970 et 1980. 

Génie inclassable, rangé à l'étroit parmi les auteurs de dessins d’humour, il réussissait, sur une grande page d’un dessin incertain accompagné d’un court monologue, à exprimer sur la destinée humaine ce que les meilleurs écrivains parviennent difficilement à dire au long de centaines de pages. 
C’était La Bruyère, ou Pascal, en moins sentencieux et beaucoup plus drôle.

(les 3 dessins de Sempé reproduits ou en lien sont extraits de l’album "Des hauts et des bas" publié en 1970 par les éditions Denoël)

lundi 5 février 2018

Tableaux singuliers (8)


Dans l’art, indéfiniment, comme dans la vie, l’humain s’ennuie. La Bruyère le disait dès la première phrase de ses Caractères « Tout est dit, et l’on vient trop tard … ».
Alors il ne rêve plus que d’inédit, de jamais vu. Il invente un mouvement artistique chaque matin et le renie le soir-même. Il n’innove pas, puisque tout a déjà été dit, il le croit seulement.

Avant de peindre son célèbre Carré blanc sur fond blanc - en fait un gris pâle sur un blanc cassé un peu jaune - en 1918, Casimir Malevitch s’était exercé en 1915 à réaliser un Carré noir sur fond blanc, notion moins complexe. Il l’avait d’ailleurs antidaté à 1913 parce que les avant-gardismes changeaient décidément trop vite. Il se voulait l’indépassable fondateur de l’art le plus minimal.
En réalité, dans la Galerie Tretiakov, à Moscou, le concept se lézarde de jour en jour et le fond blanc réapparait en centaines de crevasses de la couche noire. Bientôt des éclats de peinture tomberont et il faudra recoller les morceaux.

Tant pis. À ce jeu, c’était loin d’être le premier tableau minimal dans l’histoire de la peinture. Paul Bilhaud, adepte des Arts incohérents, ami d’Alphonse Allais, avait exposé en 1882 à Paris un « Combat de nègres dans un tunnel », ou « Combat de nègres dans une cave, pendant la nuit », tableau totalement noir.

Eh bien, avant toute cette agitation, deux siècles et demi avant Duchamp, Malevitch, Allais et autres Tzara, un certain Cornelius Gysbrechts, spécialiste flamand du trompe-l’œil peint à l’huile, inventait d’un seul geste l’art conceptuel, l’art minimaliste, le constructivisme, le canular et le dadaïsme, en représentant l’envers d'un tableau encadré, comme en abyme. Peint probablement pour le roi du Danemark lors du séjour de Gysbrechts à Copenhague entre 1668 et 1672, on raconte qu’il eut un grand succès.

L’intérêt pour l’envers des tableaux est encore vivace aujourd'hui. En 2016, Vik Muniz, artiste qui reproduit habituellement des tableaux célèbres avec du chocolat fondu, des haricots ou des nouilles en sauce, exposait dans le musée Mauritshuis de La Haye des copies parfaites, en facsimilés, du revers des tableaux les plus illustres de Léonard de Vinci, Rembrandt, Vermeer…


Gysbrechts Cornelius - Envers d’un tableau encadré, c.1670, huile sur toile, 87 x 66 cm (musée national SMK de Copenhague)

dimanche 3 novembre 2013

Vialatte ou l'art du rahat-loukoum

Il y a des écrivains dont chaque phrase est une friandise. On revient en arrière, on la relit plusieurs fois comme on suçote une confiserie, avec le même plaisir que l'auteur eut à la ciseler. On s'émerveille du sens, des résonances inattendues.
C'est le cas de La Bruyère, de Céline, Cioran, Flaubert parfois, et sans doute d'Alexandre Vialatte.
On peut aussi bien les dire ou les réciter, au théâtre par exemple. On y perd peut-être la faculté de s'arrêter pour les déguster, mais quelque chose de fulgurant se produit à les entendre, comme une musique amplifiée. Le petit plaisir solitaire s'en trouve multiplié.

Charles Tordjman a demandé à trois grands acteurs d'interpréter un florilège des chroniques de Vialatte sur la petite scène de la Grande salle du théâtre de la Commune, à Aubervilliers. Et pendant trois semaines, en 18 représentations, près de 3000 chanceux ont savouré ce miel durant 90 minutes, en octobre.
Le spectacle s'appelle « Résumons-nous, la semaine a été désastreuse ». On le verra encore le 3 décembre à Clamart, les 6 et 7 à Clermont-Ferrand, puis quatre jours à Nancy, un jour à Sète, deux à Luxembourg en 2014, enfin quatre à Amiens en février.

Alexandre Vialatte a écrit plus de 1100 chroniques entre 1950 et 1971, publiées dans divers journaux, principalement La montagne de Clermont-Ferrand et Le spectacle du monde. Elles parlaient de tout et de rien. Surtout de riens de l'actualité qu'il élevait, en moraliste, au rang de presque riens, mais avec lyrisme. Et aussi de grandes choses qu'il exaltait avec dérision. Il en naissait une profonde mélancolie.


jeudi 29 novembre 2007

Théorie de l'évolution : du nouveau !

On le sait, et La Bruyère l'a affirmé depuis bien longtemps, dès la première phrase de ses "Caractères" *, le monde a été créé voilà 7000 ans, en commençant par les animaux, ensuite l'homme, puis la femme dans une opération de charcuterie assez dégradante. Parmi les animaux, les documents d'époque ne sont pas très précis, mais on peut raisonnablement penser que l'homme a connu les dinosaures. C'est en tous cas ce qu'affirme le Musée de la Création, ouvert cette année à Cincinnati. Sérieusement documenté (ses sources essentielles sont la bible et les films scientifiques de Steven Spielberg) il fait gambader de gracieux diplodocus sur le frais gazon du paradis en compagnie des premiers humains.

Mais ces évidences ont été sérieusement remises en cause par une publicité pour la bière Guinness, datée de 2005, mais que les internautes découvrent depuis peu en «haute définition» sur le site tout frais de Christian Blachas, Culture Pub. On a tous été façonnés par Culture Pub. C'est hypnotisés durant 18 ans par ses spots publicitaires qu'on a absorbé les vrais valeurs : le mercantilisme, l'outrance, la futilité, l'illusoire, le conformisme, bref le bon goût. Culture Pub revient donc depuis quelques jours, sur Internet, dans un site de qualité, propre et bien rangé où on recense 1800 publicités. C'est un plaisir de regarder toutes ces choses inutiles. On y trouve ainsi ce film célébrant la bière Guinness, Evolution back, réalisé par Kleinman & AMV. Les théories de la «Création spontanée» y sont notablement réfutées. On y voit nettement les preuves que l'homme, avant d'être homme, a été une espèce de salsifis mélancolique **. Ce Glob Est Plat, toujours circonspect, se gardera de donner un avis dans un débat aussi sensible, malgré une préférence certaine pour la bonne bière plutôt que pour l'eau bénite.

  * Le lecteur perspicace aura noté que je cite toujours la même phrase du livre, la première (voir «La Bruyère avait raison»). En effet, je ne lis jamais que la première phrase des livres, et quelquefois la dernière si la première est prometteuse. On reconnaît un grand écrivain quand l'essentiel est dit dans ces deux phrases. Et que de temps épargné! ** Alexandre Vialatte, dans L'homme en famille, chronique parue dans La Montagne le 10 juin 1958, disait, à propos de l'ancêtre de l'homme que la science suppose avoir été une sorte d'axolotl «C'est un bestiau qui ne rime à rien dans notre langue, et qui ne se trouve nulle part sauf dans les dictionnaires ; ou dans les grottes. C'est une invention du Larousse, ou le rêve d'une flaque au fond d'un souterrain gluant. Je suis allé le voir au vivarium. Il baigne dans une eau verdâtre qui doit être mauvaise à boire et il a l'air d'un salsifis mélancolique avec des pattes en vermicelle, des espèces de barbes, ou de cils, en queue de poireau rasée sans soin. Trop épluché : blanc comme une rave, trop nu, dans un sombre bocal. Sans même une fourchette pour le prendre. Bref un lugubre condiment. On ne parvient pas à éprouver un sentiment de famille sincère, quelque chose d'affectueux et de réellement jovial en face de ce funèbre légume. Même en se forçant. Le frisson manque. Comment dirai-je ? On n'entend pas la voix du sang.»

vendredi 25 mai 2007

La Bruyère avait raison

Un contemporain distrait ou pressé qui découvre l'histoire de l'art dans les livres ou les musées aura l'impression que l'ordre de présentation des œuvres ou des écoles, généralement chronologique, sous-entend une idée d'évolution, voire de progrès. Il pensera que la représentation de la réalité, longtemps réduite à la figuration monumentale de divinités hiératiques et figées, s'est peu à peu libérée, à partir de la renaissance, et que le génie humain, avec l'aide de la démocratie et de l'électricité, aura su lui insuffler le mouvement, jusqu'à l'apogée que représente l'impressionnisme, ses nuages, ses petites fleurs et ses papillons colorés (le siècle d'abstraction conceptuelle qui suit étant une péripétie négligeable).

Puis un jour pluvieux, égaré dans les sous-sols d'un grand musée parisien, notre contemporain s'arrêtera devant une vitrine poussiéreuse, subjugué par un visage peint aux yeux immenses. Que fait ce portrait parmi les antiquités et les sarcophages? Son petit monde de certitudes vacillera quand il lira sur l'étiquette qu'il a été peint à la cire il y a presque 2000 ans, en Égypte romaine, dans la région du Fayoum.
Et persévérant, au gré des musées, il découvrira d'autres réalisations humaines surprenantes qu'il aurait datées par erreur, à la modernité de leur style, d'une époque proche de la nôtre.

La Bataille d'Alexandre et Darius, monumentale mosaïque découverte en 1831 aux pieds du Vésuve à Pompéi, dans la maison du faune, fait partie de ces œuvres immémoriales «miraculeusement» conservées dont la contemplation nous encourage à cesser d'échafauder de grandes idées sur le genre humain, et à simplement admirer ce qu'il lui arrive de réaliser.

Une copie a été reconstituée exactement à l'endroit de sa découverte. L'original est aujourd'hui quelques kilomètres plus loin, dans une salle du musée national d'archéologie de Naples.

Les spécialistes disent qu'elle représente la bataille du roi grec Alexandre 3 contre le roi perse Darius 3, à Issos (ou Issus) en 333 avant notre ère. Elle mesure 6m x 3m, contient 1 à 2 millions de pièces, daterait de -100 et serait la copie en mosaïque d'une célèbre peinture grecque de Philoxène d'Érétrie. Les avis semblent encore diverger sur la bataille représentée et sur la date de réalisation. Peu importe, inutile de s'attarder sur l'anecdote, illustration complaisante et romancée d'un des épisodes de l'immense et lucrative campagne de pillage de l'Orient conduite en quelques années par Alexandre.

En voici quelques détails impressionnants, fraîchement photographiés.

C'est le héros de l'histoire, à gauche, sur son cheval roux. Alexandre. Il vient de transpercer de sa lance un méchant ennemi. Il va pouvoir lui piquer son argent, et peut-être une ou deux de ses filles. Il va gagner la bataille mais on lit sur son visage un rictus d'amertume, voire de tristesse. Est-ce d'être le seul grec de la mosaïque à ne pas avoir été détérioré par les intempéries?

Lui, c'est Darius, le roi des méchants, sur son char, prenant la fuite. Malgré les lances qui le protègent, on le sent inquiet, même suppliant, semblant dire à Alexandre "Allez, on se serre la main, c'était juste pour rigoler".
 Là, c'est la débandade derrière Darius. Le conducteur de son char, qui est aussi un méchant, donne l'impression de fouetter autant ses chevaux noirs que ses collègues de bureau qui l'empêchent de fuir. Quelle honte!
 À droite de la mosaïque, c'est l'affolement dans l'équipage de Darius.
 Au centre, devant le char de Darius, un soldat et un cheval perses effrayés. C'est graphiquement peut-être le plus beau détail de la mosaïque. Le cheval est dessiné dans une perspective raccourcie et des lignes sinueuses qui donnent à l'œuvre une grande part de sa profondeur et de son dynamisme. Cette science du dessin, héritée de la Grèce, a été ensuite enfouie, comme nombre d'autres sciences, dans les ruines romaines pendant 15 siècles.
 Au centre, aux pieds du soldat transpercé, un cheval blessé mortellement au flanc regarde s'écouler son sang.
 Au centre, devant le char de Darius, un soldat blessé regarde son reflet désespéré dans le miroir d'un bouclier.
  Au fond de la scène, exactement au milieu, probablement un soldat grec perdu parmi les perses, seul personnage de toute la mosaïque à regarder le spectateur, semble nous demander, d'un air désolé, ce qu'il peut bien faire ici, au milieu de ce vacarme silencieux. Devant lui, un cheval paraît en rire.
 
On trouvera peu, par la suite dans l'histoire de l'art, de représentations de batailles d'une telle énergie et d'une telle lisibilité.
Il y a des moments où la première phrase des Caractères de La Bruyère vient naturellement à l'esprit : «Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent».


Mise à jour du 1.04.2025 : Lors de la restauration de 2022-2025, les experts mosaïstes du parc de Pompéi ont déclaré que la mosaïque avait été créée pour être observée de haut, puis exposée verticalement en 1916 pour s'adapter au musée, mais qu'elle reprendra sa position de mosaïque au sol quand elle sera exposée à nouveau mi-2025.