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dimanche 26 juin 2022

De l’utilité de la couleur

Sur le drapeau français, y'a que le bleu qui se boit pas.
(Le grand café des brèves de comptoir 2014, JM. Gourio)

La perception de la couleur est une invention extraordinaire de la nature, elle permet à l’être vivant le plus primitif doté d’un minimum de mémoire de distinguer d’un coup d’œil le mal du bien, l’interdit du permis.

Aujourd’hui les couleurs jaune et bleu sont en vogue dans le monde politique et culturel parce qu’elles ont été agressées et envahies par le blanc, le bleu et le rouge. Attention à ne pas confondre le blanc, le bleu et le rouge avec le bleu, le blanc et le rouge. Ces dernières sont les couleurs d’un peuple pacifique mené par un autocrate crapuleux mais gentil à la télévision, alors que les premières sont d’un peuple docile dirigé par un autocrate psychopathe et méchant. Ça n’a rien à voir.

La National gallery, le grand musée londonien, révoltée par cette injustice, a recherché dans ses immenses collections tout ce qui aurait pu être étiqueté "russe" par facilité, mais qu’une analyse plus approfondie pourrait restituer à l’Ukraine.
Opportunément, elle conserve dans ses réserves un pastel d’Edgar Degas de 1899, qui figure des danseuses folkloriques russes, et sur les costumes desquelles avaient été remarqués depuis bien longtemps - déclare-t-elle - des petits rubans jaunes et d’une sorte de bleu, tressés en guirlandes.
Elles seront donc désormais appelées "danseuses ukrainiennes" dans le catalogue du musée (on les trouve néanmoins encore en cherchant "russian dancers"). Trop fragile, l'œuvre est rarement exposée.


Dans un conflit armé, il ne faut pas abuser des couleurs. Ici, dans un détail de la bataille de San Romano par Paolo Uccello, également à la National gallery de Londres, on ne parvient pas à distinguer qui est l’ennemi de qui, et on sent les combattants complètement désorientés et l’issue de la bataille incertaine.

Le catalogue de Degas en ligne dénombre 11 autres pastels* de cette série, dessinés par le peintre entre 1895 et 1905, et représentant des danseuses folkloriques**. On y voit des costumes nettement blanc, bleu et rouge dans une version du musée de Houston et dans une collection privée. Ce dernier est agrémenté de guirlandes jaune et bleu.

   * Dans le dialogue, saisir "russe" dans la rubrique "par nom de l’œuvre".
   ** L’Ukraine était alors une province dans les empires russe et autrichien.

Costumes ukrainiens ou non, l’histoire de l’art est accueillante, elle n’a jamais été regardante sur ces petits arrangements. À chaque jour sa vérité.
C’est un geste délicat de la part du musée londonien, même s’il ne changera rien au destin du peuple ukrainien, indifféremment exploité, pillé, affamé, déporté, pollué, irradié et massacré, depuis plusieurs siècles

mercredi 20 avril 2022

Jusqu’à l’indigestion

Vous avez nécessairement remarqué que les médias français sont essentiellement préoccupés, depuis peu et pour quelques jours encore, d’un sujet local (en bref, comment éviter que le pire n’advienne tout en le choisissant cependant un peu).
Aussi reviendrons-nous aujourd’hui - on avait prévenu - sur le sujet universel des fraises des bois. 

Que dites-vous ? Vous frôlez l’indigestion ? Notez que c’est un peu la faute de Monsieur Chardin. Peindre avec tant d’habileté une bassine ! … une bassine ? une baignoire ! … une baignoire ? que dis-je ? une montagne de fraises, et accompagnée seulement d’un verre d’eau, transparent, livide, blafard, sans sucre, ni biscuit, boudoir ou cigarette russe - ah, l’adjectif était inconvenant ? Je l’ai retiré.

Naturellement ce petit tableau est convoité, démesurément, on l’aura compris à suivre les épisodes de cette série haletante.

[Lire aussi, sur le même sujet et dans l’ordre, Des fraises de Chardin, La poésie à l’huile, Fraises des bois Marilyn et mondanités].
 
Eh bien sachez qu’était diffusé, dès le lendemain de la vente publique, le premier épisode de la saison 2. On comprend que vous ayez des difficultés à suivre, et c’est un peu notre rôle, médias spécialisés, de vous pré-mâcher et pré-digérer l’information, que vous n’ayez qu’à la régurgiter.

La deuxième saison est donc titrée « Encore un petit coup de Chardin pour la route ». C’est assez vulgaire, effectivement. Peut-être va-t-on y abandonner un peu de nos illusions.

Lors du dernier épisode de la saison 1, qui s'achevait - rappelez-vous - par la célébration de la vente aux enchères, l’équipe de scénaristes avait habilement introduit un personnage qui passait là comme par hasard, la toute nouvelle présidente du musée du Louvre, éblouie par ce monde des objets aux valeurs marchandes extravagantes, prête à s’émoustiller de ses propres pouvoirs (on le découvrira plus bas).


Signalons aux personnes intéressées par les fraises des bois (suivez mon regard) que c’était un des sujets favoris (pas des plus réussis néanmoins) d’Adriaen Coorte autour de 1700, et que sa cote est encore relativement basse. Ainsi elles pourraient s’acheter une quinzaine de Coorte pour le prix du Chardin convoité. Sotheby’s en vend couramment (2009, 2015, 2022) et en a encore en réserve (ci-dessus). Il faut cependant aimer aussi les asperges et les groseilles à maquereau.


Et la saison 2 ne vous décevra pas. Dans ce premier épisode on est exactement le lendemain de la vente historique, et la présidente du Louvre annonce au journal Le Figaro (*) qu’elle veut le Chardin, qu’elle peut l’avoir, mais - et là elle joue sa Cosette - qu’elle n’a pas les moyens de se le payer, ni à 30 (son prix d’adjudication), ni à 15, pas même à 6 ou 7 millions de dollars (**).

(*L’article est payant, les choses deviennent sérieuses.
(**) On est dans un pastiche de série américaine, ne l’oubliez pas (les conversions sont effectuées gracieusement par nos services).
 
Bien sûr, elle a 40 ou 45 Chardin dans des cartons au Louvre, mais elle veut celui-ci, elle n’en démordra pas. On l’imagine, dans le plus profond désespoir, assistant à l’apothéose du tableau dans un grand musée américain dont ce serait l’unique Chardin, et le voyant reproduit en haute définition sur le site du même musée, téléchargeable librement et sans aucun copyright. On en frémit.

Puis elle se ressaisit, et révèle fièrement avoir demandé au ministère de la Culture de déclarer le tableau Trésor national, ce qui lui donnerait légalement 30 mois pour tenter de réunir 30 millions de dollars.
Quelle entreprise, pour obtenir de l’administration certains avantages immatériels (notez le clin d’œil complice du rédacteur), et être de toute façon remboursée de 90% sur ses propres impôts (***), n’aiderait l’impécunieuse ministre à sauver la Nation tout en améliorant quasi gratuitement sa propre image de marque ?

(***) En tant que donation pour un Trésor national. Rappelons que c’est à coups de centaines de millions d’euros, presque d’un milliard, en grande partie remboursés par les impôts de tous, que la cathédrale de Paris et d’Eugène Viollet-le-Duc attend d’être reconstruite.

Vous avez certainement deviné la suite. Le prochain épisode verrait le lancement d’une souscription nationale. On solliciterait la générosité et la bonne volonté du citoyen, comme pour les 3 nymphettes de Cranach en 2010. C’était alors pour assouvir une passion condamnable du président du Louvre. Ici, ce sera pour satisfaire une envie de fraises. 

Mais n’anticipons pas...

mercredi 8 décembre 2021

Petit guide pour la perpétuité


Doubovskoï Nicolaï, berges d’une rivière en forêt, c.1900 (huile/toile 106x69cm).

Devant la profusion des reproductions d’œuvres du peintre Ilya Répine présentées dans notre dernière chronique, et à la perspective d’une nouvelle vague annoncée du coronavirus qui nous retiendra encore un long moment à voyager sans bouger de chez nous, peut-être avez-vous entrepris de visiter les autres pages de ce site prometteur et manifestement russe.

Vous avez alors dû braver ses méandres labyrinthiens, ses hiéroglyphes cyrilliques intempestifs, ses classements alphabétiques déroutants, et ses pages entières de tableaux qu’on n’oserait afficher même au-dessus de la chasse d’eau.
On vous avait dit le site monumental. Vous l’avez découvert colossal. Près de 11 000 peintres du passé, des centaines de milliers - peut-être des millions - de reproductions généralement correctes ou bonnes, et quelquefois monumentales, comme dans cette catégorie des Musées du monde où 2400 œuvres de la National Gallery de Londres sont reproduites dans des dimensions allant de 4000 à 8000 pixels. 

Créé voilà 10 ans, le site Gallerix existe en trois versions, russe, chinoise et anglaise, est libre d'accès, déclare être agréé auprès des instances de régulation les plus officielles de Russie, dit ne pas faire de bénéfices, est envahi de publicités, et reçoit en moyenne 1.000.000 de visites par mois.

Gallerix, semble avoir recueilli tout ce qui est ou a été disponible un jour en matière de peinture sur internet. Les peintres rares ou les musées pingres n’y sont donc pas représentés, ni les peintres contemporains ou à la dépouille encore fumante, peu reproduits pour des raisons de droits d’auteur. On y trouvera néanmoins, classées par période, 3600 images des productions du fameux Pablo Picasso
Peut-être êtes-vous à l’heure qu’il est encore à errer sur ses pages bariolées, complètement désorientés ?

Alors voici quelques conseils pratiques :

• D'abord, optez impérativement pour un navigateur sur internet qui traduit automatiquement les pages en les chargeant, ou traduit de manière interactive les textes que vous sélectionnerez (Chrome fait les deux). Pensez à sélectionner le drapeau français, en haut à droite, mais avec parcimonie, il vous enverra parfois vers des pages hiéroglyphiques.
• Ensuite, ne croyez pas que si le site présente une liste de peintres d’une catégorie, par exemple la page des peintres russes et soviétiques, celle-ci est nécessairement complète. Dans cet exemple, un grand nombre de peintres russes sont absents, parmi les plus importants (c’était le cas de Répine, mais aussi de Verechtchaguine, Aivazovski, Shishkine, Lagorio…), que vous ne trouverez qu’en les cherchant par leur nom ou parfois, un peu par hasard, dans les listes analphabétiques.  
• Quand, en mode recherche, il vous arrivera de tomber sur des pages en cyrillique, pensez à regarder les liens internet (en alphabet latin bleu). Leur destination est souvent explicite.
• Et si une publicité intempestive envahit l’écran, elle disparait en rechargeant la page.

Enfin, avant de vous égarer, pensez à noter ces 4 repères :

➤ Page d’ACCUEIL du site Gallerix en français :
➤ Page de RECHERCHE de peintres (partiellement en français) :
https://fr.gallerix.ru/roster/
➤ Page des peintres commençant par la LETTRE A, classés par le nombre de reproductions (choisir une lettre en haut de page) :
➤ Page d’index des visites par MUSÉE :
https://gallerix.org/album/Museums#fr

Ainsi équipés de ces instruments de navigation, vous pourrez entreprendre une odyssée qui durera des jours, des mois…
Ha ! Il peut bien venir nous submerger, ce virus de l’apocalypse et sa cinquième, sixième, ou septième vague avant le jugement dernier ! Nous sommes fin prêts pour un confinement perpétuel.

Verechtchaguine Vassilii, le Taj Mahal à Agra c.1875 (huile/toile 55x40cm)

samedi 27 novembre 2021

Répine l'inattendu

Cette chronique sera courte. On a déjà parlé ici-même du peintre russe Ilya Répine, en 2013, et ça suffisait bien.
Mais voilà que la Russie, qui prête rarement les tableaux des peintres russes (*), qui sont donc pour cette raison quasiment inconnus à l’ouest, vient de faire traverser les vestiges du rideau de fer à une centaine de toiles de Répine.

Répine Ilya, L’inattendu, retour inespéré d’un activiste politique dans sa famille, 1888, Galerie Tretyakov, Moscou (détail). Wikipedia raconte en détail l’histoire anecdotique de ce tableau qui est à paris jusqu’à la fin de l’année 2021.

Répine était un peintre naturaliste, vériste disent certains, bref un peu sinistre. Pas question d’arrangements avec la réalité, rien ne devait paraitre fabriqué, pas de poses affectées, ou alors il ratait, comme quand il s’essayait à peindre des fééries. Somme toute une sorte de Courbet en moins pâteux, mais avec des dispositions pour le portrait. On l’a dit, Lénine l’estimait « fondateur du réalisme soviétique ».

Ainsi la Russie le prête jusqu’à la fin de l’année au musée du Petit palais de Paris, qui est une institution sérieuse. D’ailleurs l’annonce de l’exposition (on ne peut pas vraiment parler de promotion) est lugubre, notamment cette vidéo de 40 secondes, chef-d’œuvre de dissuasion. 

Peut-être serez-vous découragés par cette chronique déprimée, alors avant de vous jeter du premier pont venu, promenez-vous dans cette galerie monumentale, gratuite et sans laissez-passer, où vous verrez non pas 100 comme au Petit palais, non pas 200, pas le double, mais 518 œuvres de Répine, téléchargeables et de qualité convenable (n'oubliez pas la suite en bas de la page des vignettes)

À vous de voir...


(*) C'est la malédiction des peintres russes. L’étranger qui visite la Russie préfère aller voir les peintres italiens ou français qu’il connait déjà, à l’Ermitage ou au musée Pouchkine, plutôt que de découvrir la peinture russe au Musée Russe ou la galerie Tretyakov. Et dans l’autre sens, les Russes prêtent facilement à l'étranger, mais seulement leurs tableaux européens, à des vendeurs de sacs à main, les mêmes qui, acoquinés avec le pouvoir, privatisent des lieux publics pour y construire des musées extravagants à coups d’avantages fiscaux, puis rameutent la presse, et font payer, pour la deuxième fois, le brave contribuable qui fait la queue pendant des heures pour revoir des tableaux figurant des lieux familiers, par des peintres qu’il connait par cœur.

mercredi 8 juillet 2020

Il n’y a pas d’H à Ermitage (3 de 3)



Posologie : cette chronique contient presque autant de liens externes que de mots. Elle est par conséquent à manipuler avec précaution, voire à ingurgiter en plusieurs séances séparées par des périodes de repos d'une durée appropriée. Vous êtes avertis.

Les épisodes précédents ont montré que la visite virtuelle du musée de l’Ermitage à Saint-pétersbourg était une promenade plaisante, mais que la fonctionnalité était trop fantasque, voire aléatoire, pour une découverte instructive des collections.
Pour cela le site propose un catalogue, complet (antiquités, peinture, sculpture, gravure, dessin, mobilier, horlogerie, armurerie, numismatique, orfèvrerie, fiacres…) et efficace.
La recherche se fait en anglais (или по русски), elle privilégie la saisie multimot, les mots recherchés sont complétés en cours de saisie, les caractères jokers simple (?) ou multiple (*) sont autorisés (exemple : RU?SDAEL).  
Les images sont généralement de dimension et de qualité correctes (2000 pixels) et libres.

Le musée est si riche qu’il donne l’impression d’héberger peu de chefs-d’œuvre. C’est sans doute vrai relativement, mais il recèle une profusion de curiosités dont voici une liste évocatrice, incomplète et désordonnée, mais avec tous les liens (qui ne vivront peut-être plus si vous lisez cette chronique dans quelques années).

Plus de 50 Hubert Robert, beaucoup non exposés, 26 paysages du nord de Rockwell Kent, non exposés, des Rembrandt comme s’il en pleuvait, des David Teniers en pagaille, une vingtaine de paysages de Claude-Joseph Vernet, une dizaine de Bellotto, des Van Dyck à ne plus savoir où les mettre.

Huit Boilly dont la splendide scène de billard, deux nocturnes de Wright of Derby, des Degas exceptionnels, trois Willem Duyster aux mises en scène toujours aussi curieuses, plusieurs intérieurs d’église de Granet, comme d’habitude, dont un avec un chat inattendu, de splendides Alessandro Magnasco.

Une série de bluettes anecdotiques où François Flameng, vers 1900, imaginait Napoléon lutinant dans le parc de Malmaison ou pouponnant sur la terrasse de Saint-Cloud, des contes lestes de La Fontaine illustrés par Subleyras (non exposés), un tableau heureusement rarissime de l’actrice Sarah Bernhardt, et le célèbre et édifiant tableau de Jean-Paul Laurens qui figure l’empereur Maximilien du Mexique, juste avant d’être exécuté, promettant au prêtre effondré qu’il lui enverra des nouvelles du ciel.

Sans oublier ce charmant tableautin d'Hans von Marées avec sa gracieuse fontaine dont l’eau coule d’endroits imprévus, un Jacob Vrel agrémenté d'un gros numéro peint en rouge, quelques anonymes remarquables, comme ce saint Jean-Baptiste raccourci dans une architecture infernale, ou cette allégorie sanglante de la Révolution Française fourmillant de détails réjouissants, sans compter un nombre certain de tableaux en très mauvaise condition.

Enfin quelques magnifiques tableaux de peintres rares, Oswald Achenbach, Jan Asselijn, Gerard Ter Borch, Karl Buchholz, Jakob Hackert, Louis Tocqué, et la découverte d’un peintre remarquable, August Matthias Hagen, russe de la Baltique, certainement marqué par Friedrich, et dont l’Ermitage possède trois beaux paysages qu’il n’expose pas.



Et pour finir le plus beau tableau du musée, de 1699, cette merveilleuse femme au voile, sans doute le plus beau de Jean-Baptiste Santerre, portraitiste inégal universellement méconnu.

Avec vos propres critères de recherche, vous trouverez évidemment des dizaines d’autres merveilles dans ce catalogue.
Mais vous y ressentirez peut-être aussi un vague ennui, un sentiment de déjà vu, comme d’un voyage qui finalement ne vous aura pas divertis. C’est que l’Ermitage est un musée européen, fait à l’image des grands musées de l’Europe, pour leur ressembler et les dépasser, avec les mêmes artistes, et fait pour attirer sans les dépayser les 3 à 4 millions annuels de touristes européens d’aujourd’hui.

Il suffirait de sortir de l’Ermitage par la perspective Nevsky, de suivre les quais de la Moyka sur quelques centaines de mètres, de contourner la cathédrale Saint-Sauveur-sur-le-sang-versé, énorme pâtisserie bourrée de crème et de fruits confits, puis de traverser le jardin où Pouchkine tend un bras de bronze couvert de pigeons et indique un grand bâtiment triste et ocre clair à l’architecture néo-classique. C’est le Musée Russe.
Là, vous seriez dans un autre monde. Celui de l’art russe. Mais le flux pâteux des touristes n’y passe pas, et le musée n’a pas les ressources pour construire un grandiose site virtuel à l’image de son voisin prestigieux.

Mise à jour le 15.07.2020 : Pour information, le musée de la vraie vie vient de rouvrir doucettement après 4 mois de lutte sans merci contre le virus planétaire. Le masque et les gants de caoutchouc sont obligatoires.

Détail des illustrations de la page : en haut August Hagen (bord de mer), au centre Jean-Baptiste Santerre (femme au voile), ci-dessous, Jan Asselijn (rupture d’une digue), Gerard ter Borch (portrait de Catarina van Leuninck), et un montage de 3 détails, de Flameng (Napoléon), Magnasco (bandits dans des ruines) et Oswald Achenbach (Fête nocturne à Naples).



 

lundi 29 juin 2020

Il n’y a pas d’H à Ermitage (2 de 3)


Comme dans ce tableau de Jan Kobell (Ermitage, non exposé), ouvrir une simple porte dans le musée virtuel de l’Ermitage est une expérience troublante qui ne vous mène pas toujours où vous le pensiez.

Exaltés par votre errance dans le palais de l’Ermitage, vous n’avez probablement pas résisté à chercher les artistes que vous aimez, et pour cela à consulter le catalogue des collections en ligne.

Mais les liens du catalogue vers la visite virtuelle ne sont pas fiables. Ils vous entrainent le plus souvent sur de fausses pistes.
Vous voulez voir un tableau dans son contexte, cliquez sur le numéro de la salle (Room), êtes transportés vers un nouveau plan, peu ou pas interactif, qui ne comporte pas toujours la salle demandée, ou qui mène à une page vide, et quand vous trouvez par hasard le bouton « Virtual visit 3D » ou « View in 3D », vous êtes admonestés d’un « Erreur 404 non trouvé ».
Alors vous renoncez et revenez au plan de visite virtuelle.
Mais vous savez, depuis l’épisode précédent, que nombre de salles manquent sur ce plan, notamment les arts du 19ème au 21ème siècle.

Or il existe un moyen d’atteindre ces salles hypothétiques, c’est d’utiliser la visite virtuelle en partant d’une salle que vous estimez proche de votre objectif. Pour cela vous disposez, en plus du plan interactif, de deux outils.
Le zoom, qui permet de lire les numéros de salles apposés près de l’encadrement des portes (mais ils manquent souvent et ne sont pas toujours ordonnés), et 150 raccourcis vers des salles prestigieuses que l’Ermitage a distinguées sur une page spéciale. Évidemment, les salles y sont baptisées mais pas numérotées, histoire de brouiller les pistes, mais c'est de là que vous pourrez accéder à Bonnard, Degas, Monet, Vallotton, et tant d'autres.

Illustrons. Vous bruliez de voir dans quel contexte est présenté le « carré noir sur fond blanc » de Malevitch, un des fondements de l’art moderne, dont l’auteur déclarait, dit la notice « Le carré n’est pas une forme subconsciente. C’est une création de la raison intuitive. […] Le carré est vivant, c’est le premier pas vers la créativité pure ».
Le catalogue le localise salle 443, qui est absente des plans.
En examinant la liste des 150 salles, vous trouvez sur l’onglet 11 des salles dont l’art vous parait moderne, le nom de Malevitch se trouve même sur la vignette de la salle « Dmitry A. Prigov ».
Vous êtes près du but. Vous cliquez sur la vignette…, puis sur le bouton « View in 3D »…

Sur place vous inspectez les salles avoisinantes. Pas de numéros de salle. Pas de Malevitch alentour. Mais vous arrivez par hasard dans une salle où vous reconnaissez, sur certains tableaux, un style caractéristique. Le titre de la page le confirme, vous êtes dans la « salle Friedrich ». Vous cherchiez la 443, vous êtes dans la 352, inaccessible autrement.

L'exceptionnelle salle des 8 tableaux de Caspar Friedrich, dont le catalogue des collections dit qu’elle porte le numéro 352, mais qu’on ne peut atteindre qu’en fouinant autour des salles de l’art contemporain, elles-mêmes accessibles un peu au jugé.

D’accord, l’exemple était mal choisi. Qu’à cela ne tienne, la physique la plus moderne prétend que la matière se comporte ainsi dans la réalité, qu’elle peut se trouver n’importe où et dans plusieurs endroits en même temps. Les physiciens appellent ce phénomène la non-localité. Et puis avouez que vous vouliez voir cette riche collection de paysages de Friedrich.

Abordons enfin un sujet gênant. Dans l’épisode précédent nous promettions de résoudre le mystère de l’introuvable salle 308, qui recèle notamment, dit le catalogue, 3 des tableaux les plus fameux de Jean-Léon Gérôme, dont sa plus grande version du nébuleux et pathétique « après le bal ».
Hélas, après des heures d’errantes insomnies, reconnaissons que c’était pure vantardise.
Nous nous excuserons en offrant un abonnement au blog, gratuit et à vie, pour tout indice déposé dans les commentaires.

Nonobstant ces petites déconvenues, maintenant familiers des lieux, vous avez réalisé que la plupart des œuvres (98%) ne sont pas exposées (Not on display), ou sont fréquemment introuvables, mais qu’elles sont bien documentées dans l'excellent catalogue en ligne qui regorge de curiosités et de raretés. Nous le feuillèterons dans le prochain épisode.

Au cours de votre visite de l’Ermitage virtuel, si vous êtes ici, c’est que vous êtes perdus, toujours dans le musée, mais dans une zone étrange qu’il vaudrait mieux éviter. Revenez sur vos pas, retrouvez les salles Picasso en passant par la salle Vlaminck, ou vous resterez à perpétuité dans cet environnement carcéral. 
À défaut reprenez le jeu au début, ou éteignez tout.

lundi 22 juin 2020

Il n’y a pas d’H à Ermitage (1 de 3)


Saint-Pétersbourg, la place du Palais et la façade du Palais d’hiver, jadis résidence des empereurs de Russie et aujourd’hui musée de l’Ermitage, théâtre de notre quête. Ici l’histoire se fait à chaque instant. Le 20 juin à 1h, c’était la féerie d’un soir de printemps, et 6 heures plus tard une tentative de putsch militaire sans doute, infructueux si on en croit le silence des médias sur le sujet.

On raconte que le virus à couronne, devenu mondialement célèbre en mars dernier, souhaiterait refaire un tournée planétaire, qu’il réapparait en Chine et qu’il sera peut-être en Europe dans quelques mois. Préparons-nous, par précaution, pour un long voyage immobile.

D’abord, déçu par d’anciennes excursions, on pense qu’il est inutile de retourner à Pétrograd, enfin Léningrad, disons Saint-Pétersbourg, sur le site du Государственный Эрмитаж (musée d’État de l’Ermitage). La randonnée a toujours été épuisante. On le dit le musée le plus copieux du monde en nombre d’objets, en réserves ou exposés, mais les recherches y étaient trop laborieuses, en cyrillique, et les reproductions épouvantables.

Et puis un jour au gré d’une dérive distraite, on voit passer une page, en anglais. On constate en fouillant que ce ne sont pas seulement 3 ou 4 pages clairsemées, comme souvent, mais que le site du musée de l’Ermitage au complet, avec le catalogue détaillé des collections, existe désormais en deux langues, russe et anglais, et que les reproductions y sont maintenant d’une qualité suffisante pour une déambulation agréable et instructive, pour qui sait déchiffrer un peu la langue de Disney.
On va finalement pouvoir errer dans ce mystérieux musée inaccessible pendant près d’un siècle, dont on disait qu’il regorgeait de Rembrandt, de hollandais, de français, d’italiens, de Léonard de Vinci, de millions de choses merveilleuses que personne n’avait jamais vues.

Cette « ouverture » du musée n’est pas si soudaine, c’est en fait un long travail depuis la fin du siècle dernier, couronné et soutenu en 2011 par la création de la « Fondation pour le développement de l’Ermitage ». Et comme en France, où les véritables spécialistes de l’art sont les fournisseurs d’énergie, de béton ou de produits de luxe, dans la Russie moderne, les grands musées sont encore contrôlés par les représentants de l’État, mais à travers sa participation majoritaire dans de grandes firmes.
Ici, la fondation est pilotée par la banque Gazprom, une des plus grosses entreprises stratégiques russes, principale émettrice des gaz qui détruisent l’atmosphère terrestre, assistée par Coca-Cola, Vuitton, Samsung, et autres bienfaiteurs de l’humanité.

Et les effets s’en font sentir. Nombreux projets de succursales, à l’image de celle d’Amsterdam, à Las Vegas, Barcelone, Moscou, Vladivostok, ambitieuses opérations de restauration d’œuvres, expéditions archéologiques, traduction totale du site en anglais (Comment, vous ne maitrisez pas la langue des affaires ?), et création d’une visite virtuelle du musée sur internet.

Si beaucoup de ces opérations de prestige semblent s’être évaporées comme de la buée dans les nuits froides de Saint-Pétersbourg, la visite virtuelle de l’Ermitage est bien concrète, si on ose dire. C’est même la plus exceptionnelle expérience de promenade électronique dans un grand musée.
Dans ce monde vaste et silencieux, vous aurez à votre disposition les outils simples et traditionnels des jeux vidéos, pour vous repérer, vous déplacer et interagir.

Les webcams

Elles sont au nombre de trois et montrent le monde réel. Trois caméras en haute définition qui fonctionnent en permanence, placées sur la grande place du Palais face au musée, dans la cour centrale du Palais d’hiver, et dans le hall Raphaël (retenez qu’actuellement l’heure de Saint-Pétersbourg est celle de la France plus une). Vous ne verrez presque personne passer sur l’image des deux dernières, au cœur de l’Ermitage, tant qu’il sera fermé pour raison sanitaire, ou parce que c’est lundi.
Ces caméras vous serviront peu, mais il sera parfois reposant, comme devant le spectacle de la mer, d’afficher en plein écran l’immense place du Palais, aux heures animées, et de scruter les occupations de ces innombrables fourmis (notre illustration plus haut).

Le catalogue des objets à chercher

C’est le cœur de notre quête.
Comme le Louvre, l’Ermitage présente des artefacts de toutes les civilisations, dans un espace de temps plus vaste encore, de la préhistoire à l’art moderne, avec une préférence pour l’époque contemporaine de la création du musée, c’est à dire les arts et artisanats du 18ème siècle, ou très appréciés alors.

Dans le catalogue vous trouverez l'image, les caractéristiques détaillées, et l’historique des 3 millions d’objets conservés par l’Ermitage, ou au moins d’une bonne partie. Notez que 60 000 seulement sont exposées au public.
Nous reviendrons sur ce catalogue dans un prochain épisode. Il ne nous servira pas pour l’instant, car s’il indique la localisation des objets exposés (le numéro de la salle et l’emplacement de la salle dans le musée), il ne nous emmène pas sur place dans la visite virtuelle, ou parfois seulement, et par des détours subtils qui feront le plaisir des esprits fureteurs mais l’exaspération des flâneurs.


L’Ermitage expose deux tableaux de Joseph Wright of Derby, achetés à peine secs pour Catherine 2 de Russie dans les années 1770. Mais comment les atteindre dans la visite virtuelle ?


La visite virtuelle

C’est une fonction exceptionnelle, sans doute unique sur internet, à cette échelle.
Les 66 000 mètres carrés d’exposition du musée, boiseries, marbres, ors et somptuosités sont à la portée de votre main. Vous vous déplacez de salle en salle, zoomez pour détailler les vues panoramiques, vous arrêter sur chaque objet, en lire la notice, et voir l’œuvre de plus près.

Pour ne pas vous perdre, ou vous repérer si vous êtes déjà égaré, vous disposez d’un plan général interactif. Il affiche, sur 3 étages, la liste de toutes les salles (il y en a des centaines), le thème et la période exposés, et vous y emmène directement. Si vous connaissez le numéro de la salle recherchée, vous disposez sur la même page du plan où elle peut être sélectionnée, ce qui vous y téléporte également.

Trucs et astuces

• Il vous faudra quelquefois choisir un autre point de vue dans la même salle (elles sont vastes) pour accéder aux informations sur des objets de la pièce qui, d’où vous êtes, ne semblent pas documentés (signalés par un i cerclé).

• Certaines pièces ont peu d’objets documentés, mais n’oubliez pas de lire, en haut de page, les informations sur la salle, qui en disent parfois long.

• Pris d’un vertige naturel devant tant de luxe, vous ne vous souviendrez pas toujours de quelle salle vous veniez. L’Ermitage l’a prévu et vous indique sur une vignette, quand vous pointez la pièce suivante, si vous l’avez déjà visitée lors de la session.

• Quand vous vous arrêtez devant une glace, ne vous étonnez pas de ne pas voir votre reflet. Pour que l’expérience soit impressionnante, le musée est totalement désert, les visiteurs sont effacés. Mais peut-être réussirez-vous à apercevoir quelques silhouettes floues, au rez-de-chaussée par exemple, vers les vestiaires. Un témoin peu fiable dit les avoir vues, une fois.

• Dans son ensemble, le jeu est savamment développé, mais comme dans toute création humaine un peu complexe, il vous arrivera, pensant entrer dans une pièce, de vous matérialiser dans une autre, très éloignée. Ça ne sera pas un raccourci, mais une anomalie du logiciel.
 
Enfin, souhaitant atteindre un numéro de salle vu dans le catalogue des objets, vous pourriez ne pas le trouver sur le plan, ou tourner autour de la salle sans réussir à l’atteindre.
Ainsi, vous entreverrez peut-être des peintures impressionnistes, des tableaux de Caspar Friedrich, de Matisse, les plus fameux Gérôme, un carré noir de Malevitch, ou 43 Picasso, mais le plan refusera de vous y mener.
Peut-être faut-il, comme dans tout jeu vidéo, avoir acquis un niveau d’expertise suffisant pour que ces salles s'ouvrent, comme une récompense.

Nous verrons, dans le prochain épisode, comment atteindre ces mystérieuses pièces inaccessibles, et tenterons même de résoudre l’énigme de la salle 308.


Où se trouve le plus beau tableau du musée de l’Ermitage ?

samedi 3 novembre 2018

Le catalogue de Rotari

En 1787, à Vienne en Autriche, Lorenzo da Ponte, prêtre défroqué, aventurier et ancien camarade de jeu de Casanova à Venise, devenu « poète impérial » de Joseph 2, écrivait avec Mozart le livret de Don Giovanni. Les paroles de l’air du catalogue, vers le début de l’opéra, font le décompte de toutes les femmes séduites par Don Juan. Le cumul fait exactement 2065.
Da Ponte connaissait-il les portraits « typiques » peints par Pietro Antonio Rotari pour les cours européennes 20 à 30 ans plus tôt, portraits figurant des jeunes femmes idéalisées portant des costumes traditionnels et que Rotari appelait ses « passions » ?


Rotari est né en Italie en 1707. Des origines privilégiées, une solide formation à Vérone, Venise, Rome et Naples, et une inspiration timorée, lui font obtenir quelques commandes prestigieuses de cardinaux, d’églises, de la reine de Suède, et ainsi une renommée suffisante pour ouvrir une académie de peinture à Vérone en 1735.

En 1750, il est invité à la cour de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, à Vienne, pour y peindre des sujets mythologiques et des portraits.
Et comme toutes les cours européennes se disputent alors peintres et architectes pour singer les fastueux gaspillages de la cour de Versailles, il exerce aussi à Munich puis à Dresde, et enfin à Saint-Pétersbourg en 1756, réclamé par l’impératrice Élisabeth, fille de Pierre le grand.

Il y meurt en 1762, six mois après l’impératrice. En 6 ans, aidé d'assistants, il aura portraituré toute la cour de Russie et peint des centaines de ses passions en costume russe.
Ces portraits étaient une telle coqueluche qu’en 1764 la nouvelle impératrice de Russie, la grande Catherine 2, achetait tout le contenu de l’atelier du peintre à la veuve de Rotari (moins de 50 roubles le tableau).
Et peu de temps après, l’architecte Vallin de La Mothe, au cœur du monumental palais « versaillais » de Peterhof près de Saint-Pétersbourg, transformait la vaste salle des peintures, entre les deux salons chinois, en salle des portraits, en la tapissant de 368 passions de Rotari, exposées l’une contre l’autre comme une mosaïque.


On dit que les « passions » sont sans nombre parce qu’elles représenteraient la palette infinie des sentiments exprimés par un visage. Mais Rotari était manifestement plus obsédé par la sensualité que par le naturalisme.

À l’image, en France, de la cour de Louis 15 dont le sentimentalisme libertin avait réclamé à Watteau, Lancret ou Pater, des représentations de « fêtes galantes », les cours de l’Europe centrale ont raffolé de ces visages de jeunes femmes (essentiellement), empreints de douceur et de mollesse, dont le regard exprimait surtout l’innocence feinte et un abandon calculé.


La mode en est passée. Il est difficile de voir ces passions, de nos jours. Comme s’ils en avaient honte, les rares musées qui en détiennent ne les exposent pas.
Le Rijksmuseum d’Amsterdam en a deux, la National Gallery of Art de Washington, trois, l’Alte pinakothek de Munich, six, le Norton Simon museum de Pasadena en Californie, huit. Aucune n’est exposée en permanence. Le musée de Dresde qui possède plus d’une vingtaine de Rotari (dont des portraits d’homme et de la noblesse) en expose peut-être quelques-uns, peut-être les portraits royaux. Le site ne le précise pas.

Les 368 passions de Peterhof ont été invisibles durant des décennies. Vidé avant l’invasion d’Hitler et son armée en 1941, bombardé par Staline qui ne voulait pas qu’un fou sanguinaire autre que lui-même y festoie, le palais, encore en restauration, ne ressemble que depuis peu au Peterhof de La Mothe.

La salle des Rotari, reconstituée, est seulement visible depuis 2013.
 


On raconte qu’il y aurait encore, dans la région de Saint-Pétersbourg, 22 passions dans le palais chinois d’Oranienbaum, et d'autres dans le palais Gatchina, et peut-être un « salon Rotari », très loin, à Arkhangelsk, sous les brouillards glacés où vont se perdre tous les déshérités, où la créature monstrueuse de Mary Shelley s’est évanouie, un jour de septembre 17…

   

lundi 12 mars 2018

Et encore un scandale scandaleux

Il faut s’y habituer, et accepter le fait qu’une proportion non négligeable des tableaux admirés dans les expositions ou les musées sont des faux, surtout la peinture moderne, depuis la deuxième moitié du 19ème siècle, qui est facile à contrefaire. « Faux » signifie en fait qu’ils ne sont pas attribués, sciemment ou non, à ceux qui les ont réellement peints.

Et à ce propos, la directrice du musée de Gand en Belgique, très riche en peintures flamandes, n’est pas vernie. À peine prenait-elle ses fonctions en 2014, que l’aréopage d’experts réunis pour le 500ème anniversaire de la mort de Jérôme Bosch déclassait le tableau fétiche du musée, sa « Joconde », le célèbre Portement de croix, et le confinait au rang de « travail d’un épigone de Bosch ». Ce mot cruel, épigone, était tellement vexant que le musée, appuyé par une autre école d’experts, décidait de ne pas corriger l’étiquette qui commente le tableau.

Fut-ce l’évènement déclencheur qui incita la dame à défier depuis toutes les expertises, et l’entraina dans la spirale infernale d’une fuite en avant sans fond, jusqu’à la conduire au pinacle de l’opprobre ? En bref, la directrice vient d’être suspendue de son poste par la ville de Gand. Il faut admettre qu’elle n’avait pas lésiné.

Conservatrice de la Biennale de Moscou en 2013, spécialiste en art contemporain, elle avait organisé fin 2017 dans son musée l’exposition de 24 tableaux et sculptures rares de « l’avant-garde russe (Malevitch, Kandinsky, Larionov…) »
Les œuvres appartenaient à un milliardaire russe fraichement émigré en Belgique et dont la collection était déjà mêlée à plusieurs affaires actuellement en justice ; une exposition à Tours en 2009, fermée et saisie avec mise en examen de l’expert et organisateur pour contrefaçons diverses, une autre affaire à Wiesbaden en 2013, une enquête autour d’un trafic de faux dans une galerie moscovite, une accusation de falsification d’un catalogue du musée de Kharkov.

En janvier 2018, une quinzaine d’historiens et marchands d’art donnaient l’alarme par une lettre ouverte, résumée ainsi par le directeur du musée d’art contemporain d’Anvers « Ces pièces majeures, cataloguées nulle part, doivent susciter le doute, tant l’avant-garde russe est un domaine peu ordonné. »
Le scandale s’amplifiant, les tableaux et sculptures étaient retirés fin janvier et le ministère de la Culture nommait un comité d’experts pour les authentifier. Le comité démissionnait illico en raison, semble-t-il, des conditions imposées par le collectionneur, qui avait dénoncé le contrat de prêt et aurait fait enlever les œuvres fin février.
La directrice suspendue du musée, également « conseillère scientifique » du milliardaire, se réfugiait derrière la confidentialité des informations sur l’authenticité, fournies par le collectionneur même, et affirmait avoir consulté deux expertes de l’art russe pour organiser l’exhibition. Mais dans sa confusion, tête de linotte, elle avait oublié de les prévenir. Lesdites expertes ont démenti.

Tout cela est regrettable, le tableau de Kandinsky, entre autres, avait un air bien décoratif avec toutes ses couleurs pimpantes. Et puis une exposition de plusieurs mois dans ce musée à la réputation internationale en aurait affermi le pédigrée, un grand pas vers l’authenticité.


On ne se rend jamais bien compte comme il est laborieux et délicat de réaliser un beau Kandinsky original. On peut considérer celui-ci en illustration comme assez réussi, et même, si son expertise scientifique est un jour pratiquée, peut-il se révéler peint par Kandinsky en personne, ou au moins, ne soyons pas trop gourmand, par un contemporain proche. Pour l’instant il fait l’objet de sérieuses suspicions dans l’affaire du musée de Gand.

Laissons au lecteur fidèle et pointilleux le soin de constater la tendance de ce blog à parler de plus en plus souvent des fraudes retentissantes, comme dans la meilleure presse à scandale. Mais on ne peut pas oublier que c’est au cœur du musée de Gand, dans un grand atelier vitré, que se poursuit sous les yeux du public, depuis 2012 et jusqu’à fin 2019, l’une des opérations les plus périlleuses de l’histoire de la peinture, le ravalement, pardon, la restauration du prodigieux polyptyque de l’Agneau mystique de Van Eyck.

mercredi 1 novembre 2017

Premier novembre, fêtons la mort

Le 19 septembre 2014, à 16 heures 33 minutes et 48 secondes précisément, dans la grande banlieue de Moscou, à Lioubertsy, au croisement de la rue de Moscou et de la rue de l’Armée rouge, alors qu’elle avait toutes les chances dans sa main squelettique, la Faucheuse s’est lamentablement vautrée, là où n’importe quelle Parque débutante aurait fait un sans faute.

Elle avait pourtant tous les atouts.
Arrivant du fond de la scène une camionnette de livraison de produits laitiers était décidée, malgré la présence du panneau et de la priorité, à ne pas cédez le passage à une voiture rouge, et le chauffeur, qui avait aussi oublié d’attacher sa ceinture, déporté au moment du choc à la place du passager, ne contrôlait plus son volant.
Au même moment, au centre de la scène, le personnage principal, appelons-le Alexeï, pourtant prudent, n’avait plus les moyens de maitriser son destin, comme dans toute bonne tragédie grecque.



La critique cinématographique, surprise par le dénouement imprévu, a évidemment cherché des anomalies dans cette séquence, des ficelles qui révèleraient qu’elle n’était qu’une mise en scène destinée à émouvoir le spectateur.

Et elle n’eut pas à explorer bien loin, car la caméra se trouve devant une immense affiche de l’opérateur de téléphonie AVK Wellcom, la société même qui administre et pilote le réseau de caméras de surveillance qui a filmé l’action, et qui la diffuse ostensiblement sur internet.
Et s’il fallait un complément de preuve, AVK Wellcom publiait quelques jours plus tard un entretien exclusif avec Alexeï, le rôle principal. On le voit sous la pluie, traverser le même passage protégé en courant et saluant d’un signe ironique de la main ladite caméra, « l’œil du destin ».

Naturellement, cet échec de la Camarde a été tellement diffusé sur internet, décortiqué au ralenti et dans tous les sens, qu’Elle risque de le prendre sans humour, et tenter de se rattraper un peu n’importe comment dans les temps à venir.

À suivre donc sur le réseau AVK Wellcom.