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samedi 11 février 2023

Autoportraits… et oreillers

On accuse bien vite de narcissisme les peintres qui se sont abandonnés sans retenue à l’autoportrait, Rembrandt, Schiele, Van Gogh, Spilliaert, Dürer… C’est parce qu’on ne tient pas suffisamment compte des conditions de réalisation des œuvres. On nous fait croire que l’artiste reçoit l’inspiration d’un mystérieux souffle intérieur, ou divin. En réalité ce sont principalement les circonstances extérieures, les aléas de leur bonne ou mauvaise fortune qui les déterminent. Le peintre qui souhaite se confronter aux subtilités de l’art du portrait mais n’a pas les moyens de payer des modèles, a toujours sous la main, justement, un modèle disponible, obéissant et gratuit : lui-même.

Illustrons le rôle prépondérant des contingences dans la création artistique par cet exemple célèbre de "l’autoportrait aux oreillers" d’Albrecht Dürer, dessin à la plume recto verso jalousement conservé par le Metropolitan museum of art de New York. 

Vous objecterez que parmi les peintres nommés plus haut Dürer n’est pas le meilleur des exemples. Riche et d’une famille fortunée, ce n’est pas le manque de modèles qui le poussait à se peindre lui-même, parfois déguisé en prophète, toujours embelli, mais la haute idée qu’il se faisait de sa personne, de ses talents et de la source de sa fortune (il aurait été le premier à intenter à Venise un procès contre le plagiat de ses gravures, quand elles avaient un énorme succès dans toute l’Europe et l’avaient beaucoup enrichi. En cela il était effectivement prophète). 

Mais notre exemple reste valable si la date de 1493 manuscrite en haut du verso est à peu près exacte (le monogramme AD, sur le recto, serait d’une autre encre que le dessin et certains experts le datent en réalité de 91 ou 92). Dürer, âgé de 20 à 22 ans, recommandé par son orfèvre de père, voyageait alors en Europe centrale pour parfaire sa formation, et rencontrait peintres, graveurs et imprimeurs importants.

Ainsi, à l’examen de la séquence des dessins sur cette feuille de jeunesse, pourrait-on imaginer les conditions probables de sa réalisation.
Albrecht s’ennuie dans la chambre d’auberge ou de l’éditeur qui l’héberge. Il a le temps de s'exercer avant le repas. Il prépare un godet d’encre et quelques plumes.
La lumière est à gauche, devant lui, posé sur la table un peu à gauche, un miroir. Il dessine d’abord en quelques traits rapides son visage qu’il a déjà représenté maintes fois. Sans doute lui a-t-on déjà commandé le traditionnel autoportrait destiné à la riche héritière qu’il épousera dès son retour. Il envisage de se montrer tenant un symbolique pied de chardon (ce sera l’autoportrait au chardon de 1493 aujourd’hui au Louvre). Il repousse le miroir inutile, et place à hauteur des yeux sa main gauche dont les doigts simulent la tenue du chardon. Il s’applique. 
La maitresse de maison, ou l’aubergiste, tarde à l'appeler pour le souper. Il reste de la place sur la feuille, et rien de passionnant à dessiner dans cette chambre austère. À droite, sur le lit défait par une sieste, quelques coussins ou oreillers fripés feront l’affaire. Et Albrecht se prend au plaisir de maitriser ces jeux de plis et de replis.
Après le souper il retournera la feuille et la remplira d’oreillers alignés qu’il aura soigneusement froissés. L’encre à peine sèche il s’endormira satisfait.

Ce qu’on lit sur les intentions de l’artiste, sur les profonds concepts qu’incarneraient ces dessins d’oreillers entre réalité et rêve, étrange et imaginaire, visages déformés et cornes de satyre, n'est qu'élucubrations, balivernes, et n’a pas plus de valeur que les 18,84 euros (16,01 dès le deuxième acheté) de cette mise en abyme commerciale imprimée sur un coussin.

mercredi 8 juillet 2020

Il n’y a pas d’H à Ermitage (3 de 3)



Posologie : cette chronique contient presque autant de liens externes que de mots. Elle est par conséquent à manipuler avec précaution, voire à ingurgiter en plusieurs séances séparées par des périodes de repos d'une durée appropriée. Vous êtes avertis.

Les épisodes précédents ont montré que la visite virtuelle du musée de l’Ermitage à Saint-pétersbourg était une promenade plaisante, mais que la fonctionnalité était trop fantasque, voire aléatoire, pour une découverte instructive des collections.
Pour cela le site propose un catalogue, complet (antiquités, peinture, sculpture, gravure, dessin, mobilier, horlogerie, armurerie, numismatique, orfèvrerie, fiacres…) et efficace.
La recherche se fait en anglais (или по русски), elle privilégie la saisie multimot, les mots recherchés sont complétés en cours de saisie, les caractères jokers simple (?) ou multiple (*) sont autorisés (exemple : RU?SDAEL).  
Les images sont généralement de dimension et de qualité correctes (2000 pixels) et libres.

Le musée est si riche qu’il donne l’impression d’héberger peu de chefs-d’œuvre. C’est sans doute vrai relativement, mais il recèle une profusion de curiosités dont voici une liste évocatrice, incomplète et désordonnée, mais avec tous les liens (qui ne vivront peut-être plus si vous lisez cette chronique dans quelques années).

Plus de 50 Hubert Robert, beaucoup non exposés, 26 paysages du nord de Rockwell Kent, non exposés, des Rembrandt comme s’il en pleuvait, des David Teniers en pagaille, une vingtaine de paysages de Claude-Joseph Vernet, une dizaine de Bellotto, des Van Dyck à ne plus savoir où les mettre.

Huit Boilly dont la splendide scène de billard, deux nocturnes de Wright of Derby, des Degas exceptionnels, trois Willem Duyster aux mises en scène toujours aussi curieuses, plusieurs intérieurs d’église de Granet, comme d’habitude, dont un avec un chat inattendu, de splendides Alessandro Magnasco.

Une série de bluettes anecdotiques où François Flameng, vers 1900, imaginait Napoléon lutinant dans le parc de Malmaison ou pouponnant sur la terrasse de Saint-Cloud, des contes lestes de La Fontaine illustrés par Subleyras (non exposés), un tableau heureusement rarissime de l’actrice Sarah Bernhardt, et le célèbre et édifiant tableau de Jean-Paul Laurens qui figure l’empereur Maximilien du Mexique, juste avant d’être exécuté, promettant au prêtre effondré qu’il lui enverra des nouvelles du ciel.

Sans oublier ce charmant tableautin d'Hans von Marées avec sa gracieuse fontaine dont l’eau coule d’endroits imprévus, un Jacob Vrel agrémenté d'un gros numéro peint en rouge, quelques anonymes remarquables, comme ce saint Jean-Baptiste raccourci dans une architecture infernale, ou cette allégorie sanglante de la Révolution Française fourmillant de détails réjouissants, sans compter un nombre certain de tableaux en très mauvaise condition.

Enfin quelques magnifiques tableaux de peintres rares, Oswald Achenbach, Jan Asselijn, Gerard Ter Borch, Karl Buchholz, Jakob Hackert, Louis Tocqué, et la découverte d’un peintre remarquable, August Matthias Hagen, russe de la Baltique, certainement marqué par Friedrich, et dont l’Ermitage possède trois beaux paysages qu’il n’expose pas.



Et pour finir le plus beau tableau du musée, de 1699, cette merveilleuse femme au voile, sans doute le plus beau de Jean-Baptiste Santerre, portraitiste inégal universellement méconnu.

Avec vos propres critères de recherche, vous trouverez évidemment des dizaines d’autres merveilles dans ce catalogue.
Mais vous y ressentirez peut-être aussi un vague ennui, un sentiment de déjà vu, comme d’un voyage qui finalement ne vous aura pas divertis. C’est que l’Ermitage est un musée européen, fait à l’image des grands musées de l’Europe, pour leur ressembler et les dépasser, avec les mêmes artistes, et fait pour attirer sans les dépayser les 3 à 4 millions annuels de touristes européens d’aujourd’hui.

Il suffirait de sortir de l’Ermitage par la perspective Nevsky, de suivre les quais de la Moyka sur quelques centaines de mètres, de contourner la cathédrale Saint-Sauveur-sur-le-sang-versé, énorme pâtisserie bourrée de crème et de fruits confits, puis de traverser le jardin où Pouchkine tend un bras de bronze couvert de pigeons et indique un grand bâtiment triste et ocre clair à l’architecture néo-classique. C’est le Musée Russe.
Là, vous seriez dans un autre monde. Celui de l’art russe. Mais le flux pâteux des touristes n’y passe pas, et le musée n’a pas les ressources pour construire un grandiose site virtuel à l’image de son voisin prestigieux.

Mise à jour le 15.07.2020 : Pour information, le musée de la vraie vie vient de rouvrir doucettement après 4 mois de lutte sans merci contre le virus planétaire. Le masque et les gants de caoutchouc sont obligatoires.

Détail des illustrations de la page : en haut August Hagen (bord de mer), au centre Jean-Baptiste Santerre (femme au voile), ci-dessous, Jan Asselijn (rupture d’une digue), Gerard ter Borch (portrait de Catarina van Leuninck), et un montage de 3 détails, de Flameng (Napoléon), Magnasco (bandits dans des ruines) et Oswald Achenbach (Fête nocturne à Naples).



 

samedi 4 août 2018

Le musée de l'antipode

Il y a plus de 2200 ans, Pythéas de Massalia, Aristarque de Samos, Ératosthène de Cyrène, disaient que la Terre était ronde. Puis elle s’est dégonflée, aplatie pendant une éternité sous la doctrine des plus grands penseurs de l’humanité, comme Saint Augustin, et n’a recouvré une forme de boule que depuis 300 ou 400 ans, selon Copernic et Galilée.
Ainsi la Terre est de nouveau ronde. Admettons. Et c’est bien là le problème, car l’étymologie est une science aussi exacte que les Saintes Écritures, et le mot antipode affirme cette rotondité. Il signifie « là où les pieds sont dans l’autre sens ».

Cela implique qu’un Européen ne pourra pas se rendre sans fâcheux inconvénients dans les pays à son antipode, comme l’Australie, où tout est sens dessus dessous. Il lui faudrait des chaussures de plomb, il sentirait son sang affluer et faire bouillonner son cerveau, ses yeux se révulser en laissant échapper son âme, ses poches se vider et leur contenu tomber vers le ciel. Il en ressentirait une insupportable angoisse.
C’est pourquoi la National Gallery of Victoria, le grand musée d’art de Melbourne, capitale culturelle de l’Australie, a installé sur le réseau internet (qui se rit des affaires de gravitation), un site spécialement dédié aux habitants de son antipode approximatif, en poussant la prévenance, pour leur éviter la nausée, jusqu’à retourner toutes les reproductions sur leur axe horizontal.

Et ils découvriront tant de belles choses dans ce grand musée par nature si mal connu.


Des artistes australiens, nés la tête en bas (certains prétendent que cela se voit) : Ci-dessus de gauche à droite et de haut en bas, des détails, par James Gleeson (Harbinger 1986), W.M.M. Watkins (Lake Wanaka, summer evening 1878), Eugene von Guérard, autrichien qui vécut 30 ans en Australie (Tea Trees near Cape Schanck 1865), Stephen Bush (L.L. The wish being the father to the thought 1989), enfin Kathy Temin (Duck-rabbit problem - le problème du canard-lapin 1991).


Et des artistes d’autres antipodes, des détails de paysages par G.E. Hering (Druidical monuments at dawn in the Isle of Arran 1871), Henry Pether (Moonlight Westminster 1858), George Clausen (The houses at the back on a frosty morning 1913), Clarkson Stanfield (Mount St Michael Cornwall 1830), Paul Signac (Les gazomètres de Clichy 1886), enfin par J. M. W. Turner (Dunstanburgh Castle Northumberland, sunrise after a squally night 1798).


Et encore d’autres chefs-d’œuvre par Federico Barocci (Portrait of a young girl c.1575), Le Greco (Portrait of a cardinal c. 1600), J.D. De Heem (Still life with fruit c. 1640), D.W. Wynfield (Death of George Villiers 1871), Rembrandt (Two old men disputing 1628), Giambattista Tiepolo (The Banquet of Cleopatra 1743), et des milliers d’autres merveilles, dessins, peintures, sculptures, gravures, photographies.
   

mercredi 2 mai 2018

Une autre fuite du domaine public

Rappel : le domaine public est l’ensemble des réalisations des êtres humains dont la propriété est passée des mains du créateur (ou des profiteurs, pardon, des ayants droit) aux bras accueillants mais maladroits de l’humanité entière. Car si tous s’accordent, aux dates près, sur sa définition, son utilisation divise les nations.
Pour simplifier, d’un côté, les pays anglo-saxons et du nord de l’Europe considèrent que le domaine public est un patrimoine (matrimoine dirions-nous aujourd’hui) que les états doivent maintenir et propager généreusement. Et de l’autre côté, les pays latins et du sud de l’Europe exploitent le domaine public comme une ressource naturelle, et en privent le public au profit de sociétés ou de personnes privées (ah, ne protestez pas, on a dit qu’on simplifiait !)

Il n’est pas un mois sans que tombe la bonne nouvelle d’une bibliothèque ou d’un grand musée, hollandais, anglais, américain, qui a numérisé les documents ou les images de sa collection et les partage sans condition sur internet (par exemple il y a quelques jours la célèbre et un peu surfaite fondation Barnes de Philadelphie), et au même moment la mauvaise nouvelle d’une partie du patrimoine français ou italien vendue à une entreprise commerciale (ainsi l’accord du 4 avril dernier, entre le ministère italien de la Culture et du Tourisme et le vendeur de posters et de droits de reproduction sur internet, Bridgeman).

Revenons sur cet accord qui vient d’émouvoir quelques spécialistes.
Le ministère italien (MiBACT pour les intimes), constatant qu’il côtoyait la France dans les abysses de la médiocrité en matière de reproduction et de diffusion de son patrimoine culturel, et enhardi par de récentes décisions déraisonnables de la justice en matière de domaine public, s’est soulagé en confiant cette gestion à une entreprise privée.
Il vient donc d’accorder à la société Bridgeman la commercialisation des reproductions de toutes les œuvres des 439 musées qui dépendent de sa responsabilité. Désormais, au moins dans tous les domaines de l’édition, artistique, scientifique, universitaire, pédagogique, l’auteur qui souhaitera reproduire une œuvre de ces musées se verra renvoyé illico chez Bridgeman, devenu curateur des biens de l’humanité pour le compte de l’État italien, et là, domaine public ou pas, il faudra passer à la caisse.
Le ministère compte bien en tirer des bénéfices.

Cet accord ne lui interdit pas de faire évoluer les sites de ses musées et la diffusion philanthropique du patrimoine italien, mais ça n’est pas en cédant une partie du domaine public qu’il en prend particulièrement le chemin. La pratique est courante, c’était en 2013 la méthode de la Bibliothèque nationale de France, en 2016 du ministère de l’Éducation nationale français, et tant d’autres exemples.

Et pour répondre aux rouspétances du lecteur révolté par le premier paragraphe de cette chronique, si on s’interroge sur la raison qui différencierait les comportements du « nord » et du « sud », il serait évidemment niais de penser qu’une frontière sépare les nations intègres des peu scrupuleuses, car il y a sans doute partout la même proportion de personnes sans vertu et infréquentables, c’est à dire d’humains qui exercent un pouvoir sur d’autres humains et en abusent.
Alors les explications de ces abus sont vraisemblablement à rechercher dans les moyens que le système juridique de chaque pays a mis en œuvre pour les contrarier, ou les encourager.
Ainsi faire un parallèle entre les systèmes civilistes issus du droit romain et les systèmes jurisprudentiels influencés par la « common law » serait certainement instructif, mais surement très fatiguant, pour l'auteur et le lecteur.

De toute manière, quand le domaine public commence à fuir de partout vers des intérêts privés, il est temps pour l’humanité (enfin vous et moi, si vous préférez) de reconquérir par tout moyen le libre accès à sa propriété.




Ce portrait supposé d’un anglais, souvent appelé « l’homme aux yeux glauques », peint vers 1545 par Tiziano Vecelli (dit le Titien), un des plus beaux portraits d’homme qui soient, est quasiment invisible. 
S’il en fallait une preuve, on n’en trouve aucune image satisfaisante sur internet, parce que personne ne peut le photographier. Il est exposé, au palais Pitti de Florence, dans une pièce interdite par un joli cordon rouge qui oblige à l’apercevoir de loin et de biais en se penchant, comme toutes les peintures du musée, ce qui est pire à l’amateur que de le cacher dans les réserves. 
Et serait-il présenté sur un plan perpendiculaire à l’axe du regard qu’on ne le verrait pas plus sur internet puisque le palais fait partie des nombreux musées de Florence où la photographie est prohibée. Et les sites officiels de Florence, indigents, ne le citent même pas. 
Tant de secret n’augure rien de bon pour la carrière de ce peintre, qui sera très vite oublié.

jeudi 8 février 2018

Pénurie soudaine de réalité


Derrière leur cache-nez, les peuples septentrionaux, qui vivent durant presque toute l’année dans des paysages auxquels manque la partie supérieure, la surface, doivent bien rire aujourd’hui du reste de l’Europe.

Soudain bouleversée devant l’effacement d’une partie de son décor quotidien, l’Europe avance à petits pas précautionneux, se congestionne, s’embouteille. Sa réalité lui échappe, comme gommée. Elle n’est pas habituée à se déplacer sur une abstraction, ou alors, une fois tous les dix ans.


Les peuples du Nord, eux, vivent continument dans ces paysages conceptuels qu’il faut reconstituer mentalement, c’est pourquoi ils produisent des films policiers ou des films d’horreur tellement abstraits. Cela tient à leurs paysages épurés, géométriques, désincarnés.

Alors ils sourient certainement de voir les pages des blogs et des médias du reste de l’Europe soudain blanchir à l’unisson. Ils savent que cela ne dure pas, que le Sud est frivole, et qu'ils se retrouveront bientôt à nouveau seuls dans leur décor métaphysique.





dimanche 14 mai 2017

Fairepart navrant

L'excellent Étienne de La Boétie (ou peut-être est-ce Michel de Montaigne) nous a fait parvenir, après les Russes, les Turcs, et les Américains, des nouvelles de nos amis les Français.
Sous les pompeuses et lourdes trompettes d’un hymne à la joie européenne, ils ont, langue pendante, queue balayant l’air et cou tendu, regardé venir de l’horizon le ridicule petit monarque inculte qu’ils venaient de choisir comme maitre, et lui ont confié le fouet pour leur soumission.

Que leur félicité soit éternelle.  

Martin Van Rode, Saint Michel et le dragon,
flèche de l’hôtel de ville de Bruxelles.

dimanche 27 janvier 2013

Le monde leur appartient

Le domaine Public est l'ensemble des biens matériels et immatériels mis à la disposition du public ou d'un service public, et qui ne peuvent pas faire l'objet d'une appropriation privée. Ils appartiennent à la collectivité (et pas à l'État).
L'objectif de tout pouvoir politique est d'utiliser les biens publics (du Domaine ou non) pour en tirer des avantages personnels, électoraux ou matériels. L'affirmation est démagogique, mais les exemples sont quotidiens.

Aujourd'hui, c'est la Bibliothèque Nationale de France.
Comment profiter d'une révolution technologique pour faire passer le domaine public dans des mains privées ? Fastoche. Au lieu d'utiliser l'impôt pour numériser méthodiquement les livres et enregistrements du domaine public et les mettre ainsi à la disposition de tous, on paie (au rabais) des entreprises pour le faire, qui se rémunèreront alors avec un droit exclusif de commercialisation des œuvres numérisées (en définitive cette solution serait plus couteuse).
La BNF vient de le faire pour 70 000 livres et 200 000 enregistrements. On dit que la période n'est que de dix ans après laquelle les œuvres seront libres d'accès. Mais tous savent que c'est faux. On prolongera l'exclusivité pour financer la maintenance et le renouvellement des équipements. Ça se fait d'ordinaire. Et dans dix ans tout aura tellement changé, les responsables de cette braderie seront oubliés.

Le monde du livre s'en émeut fort sur Internet.

Cependant tout l'avenir n'est pas noir. Ainsi vous ne verrez peut-être bientôt plus aucune interdiction d'enregistrer images et sons dans les lieux publics comme privés, y compris d'œuvres qui ne sont pas dans le domaine public. Cette liberté devient concevable grâce à des brevets déposés en 2008 par Apple et Microsoft, dont ont sait qu'ils cherchent avant tout le bien de l'Humanité. Ces brevets prévoient d'intégrer dans nos appareils électroniques des dispositifs bloquant automatiquement les fonctions indésirables. Par exemple, des bornes savamment disposées dans une salle de concert ou un musée rendraient inactives les fonctions d'enregistrement d'images et de sons.

Mais pourrons-nous réellement profiter de tous ces progrès dans nos loisirs ? Les politiques d'austérité qui glacent actuellement l'Europe du sud paralyseront bientôt le continent entier.
Pourtant d'éminents économistes du Fonds Monétaire International viennent de reconnaitre une énorme faute de calcul. C'est pour un bête paramètre multiplicateur mal estimé qu'on enterre par erreur l'Europe dans une récession sans issue.
En fait, erreur ou justesse du calcul, tous les décideurs en économie étaient déjà persuadés, pour des raisons dogmatiques, des bienfaits du sacrifice. Et comme tous les politiciens impliqués dans cette plaisanterie funèbre sont encore au pouvoir, nationaux comme européens, ils ne reconnaitront leur méprise que lorsque la misère et le chômage viendront sous leurs fenêtres menacer leurs privilèges.

On voit comme les puissants concourent en chœur à notre bonheur futur. Il serait peut-être temps de faire quelque chose pour les remercier.



dimanche 26 août 2012

Schnackenberg, biographie

Walter Schnackenberg, affichiste, décorateur, graphiste

2 mai 1880, Bad Lauterberg, Basse-Saxe, Allemagne 
10 janvier 1961, Rosenheim, Haute-Bavière, Allemagne

La renommée tient à peu de choses. Walter Schnackenberg portait un nom qu'on ne peut écrire sans erreur, ni mémoriser aisément. Il était cependant, de 1910 à la montée du Nazisme, une personnalité connue dans le milieu culturel et mondain de Munich qui irradiait alors toute l'Europe artistique, après les Sécessions de 1892 et de 1900, naissances de l'Art Nouveau (Jugendstil) et de l'abstraction.

Il y a deux périodes dans l'art de Schnackenberg. Avant la 2ème guerre c'est un graphiste brillant, admirateur de Toulouse-Lautrec, qui déploie avec talent un style sinueux et décoratif. Affiches, costumes et décors de théâtre. Il dessine aussi parfois dans des publications comme la célébrissime revue satirique Simplicissimus, où il rencontre certainement George Grosz et Alfred Kubin, sans que leur forte personnalité sombre et sarcastique ne le détourne alors de ses dispositions à la frivolité. 

Après la guerre, Schnackenberg a 65 ans. La Belle Époque est loin. Un miteux aquarelliste autrichien qui s'est métamorphosé en despote bavarois puis en tyran sanguinaire a détruit l'Europe entière. Les dessins de Schnackenberg ne seront plus comme avant. Ses personnages aux lignes souples, dynamiques et équilibrées qui avaient peuplé les affiches et les boulevards se transforment en chimères molles et vaguement humaines, en spectres qui se tortillent dans des décors instables, sur de grandes feuilles peintes à l'encre et à l'aquarelle. On y sent, après tant d'années, l'empreinte irréelle et macabre d'Alfred Kubin

Mosaïque de dessins à la plume et l'aquarelle, faits par Walter Schnackenberg entre 1947 et 1961.

Un descendant de Schnackenberg a créé récemment un site dédié à sa mémoire, en allemand, mal organisé et pauvre en images.
On ne trouve de reproductions acceptables sur internet que dans le blog 50 Watts (anciennement A journey round my skull), alimenté par un fou de littérature, de livres et d'illustrations, fouilleur de brocantes et de sites spécialisés.

Parfois quelques originaux arrivent en salle des ventes, peut-être cinq ou six par an, essentiellement en Allemagne, un peu en Suisse ou à Londres, fréquemment invendus semble-t-il, malgré des estimations de prix relativement modestes (5000 euros en 2006 pour une extraordinaire aquarelle comme celles qui sont assemblées dans l'illustration).
Chacun sait que c'est la renommée de l'artiste, plus que la qualité objective de son œuvre, qui fait sa valeur marchande.
Et Schnackenberg est à peu près inconnu.


samedi 4 septembre 2010

La sclérose des plaques

Les adeptes de Pythagore, vieux routiers de la numérologie, n'en croyaient pas leurs yeux lorsqu'ils ont vu circuler, au printemps 2009, les premières plaques d'immatriculation françaises au nouveau format, copie exacte du système italien.
Car la nouvelle numérotation débutait à la lettre A. Et ce qui peut sembler logique pour le mortel de base ne l'est pas toujours pour un numérologue avisé (1). En effet, les plaques italiennes (semblables donc aux françaises) ayant déjà épuisé toutes les combinaisons jusqu'à la lettre C, il était évident qu'allaient donc circuler en Europe des voitures aux numéros identiques, alors qu'un des objectifs déclarés du nouveau système est de «répertorier les véhicules volés au niveau européen».
Mais nos numérologues pensaient - leur candeur est touchante - qu'un système qui se dit «européen» avait prévu une méthode pour distinguer les inévitables «homonymes» (2), puisqu'un autre objectif majeur du système est de «lutter contre la délinquance automobile en améliorant l'efficacité des contrôles des forces de l'ordre...»

Et bien les premières erreurs policières où des véhicules et leurs conducteurs, victimes de cette homonymie, ont été arrêtés par les forces de l'ordre, viennent démentir l'optimisme des numérologues. La preuve est faite : dans la base d'information de la délinquance européenne, les numéros de voitures volées italiennes et françaises sont identiques (3).

Afin d'aider les services de police, voici un petit truc simple pour différencier une immatriculation. Le nombre 000 n'ayant pas été jugé valide pour l'administration française, toute voiture dont le bloc central est 000 sera donc nécessairement italienne. Ou peut-être slovaque. En tous cas elle ne sera pas française, ce qui est déjà un grand pas vers l'identification d'un véhicule.


Alors un jour sur la route, si vous êtes arrêtés sans ménagement par un barrage de police sûr de son droit et surarmé, ne manifestez pas votre terreur, levez calmement les mains en l'air. Avec un peu de chance, il s'agira d'une petite erreur due à cette imprévoyance bien humaine dans la grande harmonisation européenne.

Cette amusante anecdote rappelle l'histoire fameuse de la sonde américaine «Mars Climate Orbiter» dont personne ne prévoyait qu'elle s'écraserait sur le sol martien avant même d'avoir commencé sa mission, en septembre 1999. L'enquête démontra que des éléments de navigation chargés du calcul des poussées, fournis par Loockeed, s'exprimaient en livres anglo-saxonnes, alors que la NASA, depuis longtemps convertie au système métrique international, espérait ces valeurs en newtons. C'est bête (4).
Mais c'est l'éternelle malédiction de la tour de Babel. L'humain, ce gros orgueilleux, croit pouvoir contrôler la circulation routière en Europe et comprendre la météorologie sur Mars. Or le Bon Dieu, qui est jaloux de tant de pouvoir, fait échouer ces projets grandioses en inventant de sournoises différences de langage entre les hommes.





À la nouvelle numérotation ont été joints de discrets aménagements du Code de la Route. En cas de vol de voiture notamment, des peines exemplaires seront appliquées (Photo : San Gimignano, musée de la torture et de la peine de mort).



***
1. Pour désamorcer toute critique qui prétendrait abusive la classification de cette chronique dans la catégorie «numérologie», au prétexte qu'une lettre n'est pas un chiffre, nous rappellerons qu'en numérologie les mots n'ont pas le sens trivial que leur attribue le langage courant, et qu'un alphabet n'est qu'un système de numération comme un autre où chaque lettre possède la valeur de sa position dans l'alphabet et dans le mot. Dans le cas de la numérologie minéralogique, l'alphabet, légèrement mutilé, comporte 23 lettres (les voyelles I, O et U étant administrativement exclues pour éviter certaines confusions ou plaisanteries, ainsi que l'association de deux S ou deux W).
2. Le code des lettres signifiant le pays, minuscules en blanc sur fond bleu, à gauche, est illisible pour les systèmes d'identification automatisés (radars).
3. On remarque, sur le site officiel SIV, une phrase ajoutée en fin de page, qui précise «La présence de tirets entre les blocs de chiffres et les blocs de lettres permettra de distinguer les plaques françaises des plaques italiennes». Signalons tout de même que les plaques italiennes affichent parfois des tirets, et que la Slovaquie a choisi le même système de numérotation avec, nuance délicate, un tiret (ou un logo) entre les deux premiers blocs. Tout ceci est bien complexe et un peu oiseux puisque ces petits caractères ne sont de toutes façons pas lus par les radars. (Informations vérifiables dans le foisonnant site de l'association Francoplaque)
4. Lisez l'histoire passionnante, voire touchante, qu'en fait Philippe Labrot sur son site consacré à la planète Mars, monumental, fascinant et si bien écrit.