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samedi 11 février 2023

Autoportraits… et oreillers

On accuse bien vite de narcissisme les peintres qui se sont abandonnés sans retenue à l’autoportrait, Rembrandt, Schiele, Van Gogh, Spilliaert, Dürer… C’est parce qu’on ne tient pas suffisamment compte des conditions de réalisation des œuvres. On nous fait croire que l’artiste reçoit l’inspiration d’un mystérieux souffle intérieur, ou divin. En réalité ce sont principalement les circonstances extérieures, les aléas de leur bonne ou mauvaise fortune qui les déterminent. Le peintre qui souhaite se confronter aux subtilités de l’art du portrait mais n’a pas les moyens de payer des modèles, a toujours sous la main, justement, un modèle disponible, obéissant et gratuit : lui-même.

Illustrons le rôle prépondérant des contingences dans la création artistique par cet exemple célèbre de "l’autoportrait aux oreillers" d’Albrecht Dürer, dessin à la plume recto verso jalousement conservé par le Metropolitan museum of art de New York. 

Vous objecterez que parmi les peintres nommés plus haut Dürer n’est pas le meilleur des exemples. Riche et d’une famille fortunée, ce n’est pas le manque de modèles qui le poussait à se peindre lui-même, parfois déguisé en prophète, toujours embelli, mais la haute idée qu’il se faisait de sa personne, de ses talents et de la source de sa fortune (il aurait été le premier à intenter à Venise un procès contre le plagiat de ses gravures, quand elles avaient un énorme succès dans toute l’Europe et l’avaient beaucoup enrichi. En cela il était effectivement prophète). 

Mais notre exemple reste valable si la date de 1493 manuscrite en haut du verso est à peu près exacte (le monogramme AD, sur le recto, serait d’une autre encre que le dessin et certains experts le datent en réalité de 91 ou 92). Dürer, âgé de 20 à 22 ans, recommandé par son orfèvre de père, voyageait alors en Europe centrale pour parfaire sa formation, et rencontrait peintres, graveurs et imprimeurs importants.

Ainsi, à l’examen de la séquence des dessins sur cette feuille de jeunesse, pourrait-on imaginer les conditions probables de sa réalisation.
Albrecht s’ennuie dans la chambre d’auberge ou de l’éditeur qui l’héberge. Il a le temps de s'exercer avant le repas. Il prépare un godet d’encre et quelques plumes.
La lumière est à gauche, devant lui, posé sur la table un peu à gauche, un miroir. Il dessine d’abord en quelques traits rapides son visage qu’il a déjà représenté maintes fois. Sans doute lui a-t-on déjà commandé le traditionnel autoportrait destiné à la riche héritière qu’il épousera dès son retour. Il envisage de se montrer tenant un symbolique pied de chardon (ce sera l’autoportrait au chardon de 1493 aujourd’hui au Louvre). Il repousse le miroir inutile, et place à hauteur des yeux sa main gauche dont les doigts simulent la tenue du chardon. Il s’applique. 
La maitresse de maison, ou l’aubergiste, tarde à l'appeler pour le souper. Il reste de la place sur la feuille, et rien de passionnant à dessiner dans cette chambre austère. À droite, sur le lit défait par une sieste, quelques coussins ou oreillers fripés feront l’affaire. Et Albrecht se prend au plaisir de maitriser ces jeux de plis et de replis.
Après le souper il retournera la feuille et la remplira d’oreillers alignés qu’il aura soigneusement froissés. L’encre à peine sèche il s’endormira satisfait.

Ce qu’on lit sur les intentions de l’artiste, sur les profonds concepts qu’incarneraient ces dessins d’oreillers entre réalité et rêve, étrange et imaginaire, visages déformés et cornes de satyre, n'est qu'élucubrations, balivernes, et n’a pas plus de valeur que les 18,84 euros (16,01 dès le deuxième acheté) de cette mise en abyme commerciale imprimée sur un coussin.

dimanche 12 août 2018

Autoportraits... et poursuite du vent

Toute activité humaine est naturellement égocentrique. Et quand elle s’exerce dans le domaine de l’art, activité qui a déjà pour ambition de se faire remarquer, il n’est pas rare que l’auteur patauge avec complaisance dans la mégalomanie.

Ainsi le grand compositeur de musique de films américains, Gustave Mahler, qui, avec les 100 minutes de sa 3ème symphonie, avait pulvérisé le record de 80 minutes des symphonies 5 et 8 du tenant du titre, Anton Bruckner, n’était toutefois pas pleinement satisfait. Après plus d’une décennie d’un entrainement intensif, il parvenait à faire exécuter à Munich, le 12 septembre 1910, sa 8ème symphonie, par un effectif de 1029 musiciens, un pour trois spectateurs. Tous les écrivains et musiciens célèbres du continent s’y ruèrent.

En peinture, l’unité de mesure de cette pompeuse surenchère est classiquement le mètre carré. Un artiste réellement consciencieux, avec pour horizon les cimaises des musées, ne barbouillera pas moins de 4 mètres carrés par œuvre.
Mais il est une spécialité plus rare, peu pratiquée car très périlleuse, qui est un peu le sommet de la mégalomanie car elle allie quantité et narcissisme : c’est le double, le triple, voire le quadruple autoportrait.

L’autoportrait simple est une manie courante chez le peintre comme chez l’écrivain, par mesure d’économie, peut-être, car l’auteur est son modèle le plus proche, et disponible, mais surtout par un nombrilisme primordial. Albrecht Dürer, par exemple, s’aimait tant qu’il s’est représenté souvent, très avantageusement, selon l’iconographie usuelle d’un Christ salvateur, ou déambulant au centre d’un massacre biblique de corps mutilés, de têtes et de membres, et tenant bien en évidence un petit panneau portant son nom et son monogramme, comme un guide dans un groupe de touristes.

L’outil essentiel à l’autoportrait du peintre est le miroir. L’autoportrait double, c’est à dire le peintre se représentant peignant son autoportrait, également visible sur la toile, demande un deuxième miroir (n’est-ce pas ?). Au-delà, pour l’autoportrait triple ou plus, on utilise des montages, des photographies, ou des complices travestis.
Le miroir inverse l’image sur un axe vertical. Si l’on en faisait les statistiques, 85% des autoportraits devraient montrer un peintre gaucher. S’il s'est figuré droitier, vous pouvez parier avec une chance de gain de 85% qu’il à utilisé deux miroirs, le second redressant le renversement vertical opéré par le premier. (vous suivez toujours ?)


Voici en illustrations quelques exemples épineux. Ne les examinez pas sans avoir au préalable avalé deux ou trois comprimés d’aspirine.



En haut à gauche, Salvador Dalí, qui était droitier, peint cet autoportrait au miroir avec sa femme posant en 1973, soit (version laborieuse) en regardant, dans un petit miroir qu’il tient de la main gauche, la scène reflétée par un très grand miroir qui se trouve dans son dos, soit (version simplifiée) d’après une photographie de la scène prise par un tiers à la place du grand miroir. 

En dessous à gauche, Léon Spilliaert, peintre belge assez neurasthénique qui pratiquait couramment l’autoportrait, s’est peint ici en 1908 au lavis, pastel et crayons de couleurs, dans une pièce présentant deux grands miroirs parallèles qui se regardent. Au moins le semble-t-il, si on ne remarque pas certaines imprécisions, comme le premier reflet du peintre, de dos, qui est manquant, et les feuilles de papier blanc dont l’orientation devrait être inversée en alternance. L’essai est louable mais ne procure pas le vertige qu’Orson Welles créait en 1941 en montrant, avec les mêmes moyens, le désespoir du citoyen Kane

En haut à droite, Norman Rockwell, le plus célèbre des illustrateurs de la vie de l'Américain moyen du nord, réalisait en 1960, pour une couverture du Saturday Evening Post, ce triple autoportrait malicieux, à l’occasion de la parution de sa propre autobiographie (oui, ça se complique un peu dans le genre narcissique). Il l’a réalisé d’après des photographies qu’il a mises en scène et dont on trouve des exemplaires sur internet. Quelqu’un à même pensé un jour qu’il serait malin de sculpter la scène figurée sur l’illustration. On trouve probablement cet objet en trois dimensions dans le musée uniquement consacré à Norman Rockwell, à Stockbridge dans le Massachusetts (arrivé à ce point, le thermomètre à vanité ne fonctionne plus). 

En bas à gauche, Alfred Le petit, journaliste et caricaturiste, a peint cet autoportrait quadruple en 1893. C’est un record sans doute, mais certainement un montage total. L’auteur de ces lignes a vidé un tube entier de comprimés sans parvenir à reconstituer la position des différents miroirs. 

En bas à droite, Giorgio de Chirico peint en 1922 cet autoportrait singulier et ironique (peut-être), où il est dévisagé par son propre buste de profil. Il serait savoureux qu’il ait réalisé lui-même le buste pour le peindre (de Chirico était également fervent sculpteur), mais il est sans doute imaginaire.