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vendredi 20 janvier 2023

Un peu de publicité déshonnête

Nœud de l’affaire de Gotha, la Zwickau Kombi AWZ-P70 bleue aperçue par un témoin sur les lieux du crime, près du château de Friedenstein, dans la nuit du 13 décembre 1979 (reconstitution).

La chaine Arte a diffusé, ou diffusera - qui de sensé regarde encore la télévision ? - une série intitulée "Art Crimes : tableaux volés", série de 6 "documentaires" sur des voleurs de tableaux, un des plus vieux métiers du monde. 5 des 6 films sont à présent visibles librement sur le site Arte.tv jusqu’au 29 juin 2023.

"Documentaire" est un terme impropre car les auteurs y déploient des astuces de réalisateur de cinéma à sensations, en imitant l’ambiance de films noirs comme "Ascenseur pour l’échafaud". On n’y parle pas d’art ni de peinture, mais de vols de tableaux, de leurs auteurs et de leurs justiciers.

Soigneusement mis en scène, les cambrioleurs (quand ils ont survécu à la prison) et les policiers qui les ont traqués (souvent retraités) content leurs mésaventures, sous une belle lumière de confessionnal, en phrases courtes, interrompues par de longues scènes de ville la nuit, nappées de musique pour ascenseur. On les fait parfois reconstituer évasivement une scène censée ressembler à ce qu’ils ont vécu, ou on le demande à leur famille, à des amis, des témoins, enfin à tout ce qui pourrait rappeler qu’on est toujours dans une histoire vraie, mais belle comme une fiction.  
Hélas dans la réalité les vrais voleurs et les vrais gendarmes n'ont rien de très passionnant à dire, "on s’est aperçu alors que l’échelle était trop courte", ou "Gégé avait oublié les clés du camion", ou "C'est juste, on l’a un peu secouée, mais elle a tout avoué". Et le tout sans suspense puisqu’on connait dès le début les coupables (ils sont devant la caméra) et leur motivation, qui n’est que l’argent. Résultat, si on ne s’est pas endormi, on s’ennuie fermement. Et longtemps, une heure et demi par épisode.
 
Un des 5 films fait exception, bien qu’affligé du même style, c’est l’épisode intitulé "Frans Hals: Gotha, 1979", le vol le plus ancien de la série. 
Le coupable (soupçonné) n’a jamais été accusé du vol, et on n’aura aucune certitude sur sa culpabilité ou ses motivations, puisqu’il est mort en 2016 et pour cette raison ne pouvait pas décemment paraitre devant la caméra. La reconstitution lente et fragmentaire de sa vie, par des témoignages, nous tient malgré tout en haleine, comme dans un roman de Joseph Conrad.
Et on se demandera longtemps comment cinq tableaux inestimables, notamment de Frans Hals ou Holbein l'ancien, dérobés dans un château d’Allemagne de l’est supposément par un conducteur de train, ont pu se retrouver accrochés plus de 30 ans dans le modeste salon d’une famille chrétienne et tranquille d’Allemagne de l’ouest, pour être finalement restitués et retrouver les mêmes murs, après avoir pendant presque 40 ans secrètement hanté la vie d’un homme dont on apprendra si peu de choses, mais qu’on ne pourra que plaindre, et peut-être admirer.

Si vous n’avez pas 90 minutes mais seulement 15 de disponibles, le journaliste Philipp Bovermann écrivait en octobre 2020 dans le Süddeutsche Zeitung de Munich un long article sur l’affaire de Gotha, traduit et partagé par Courrier international. Par ailleurs la Gazette Drouot racontait en avril 2022 l'historique de la collection du musée de Gotha. Certains détails de l'affaire y semblent moins romanesques que sur l'écran, mais pas nécessairement plus justes, le forgeron conducteur de train y devenant par exemple chauffeur routier.

Mise à jour le 7.03.2023 : Le 6ème film de la série est disponible depuis aujourd'hui sur le site Arte.tv. C'est l'histoire, ou plutôt l'absence d'histoire, du vol en 1969 de la Grande nativité de Caravage dans l'oratoire San Lorenzo de Palerme en Sicile. C'est le pire des films de la série. Il n'y a rien à en dire, aucun indice sérieux depuis 53 ans, alors les auteurs en ont fait une vague histoire de la mafia sicilienne. Délayage et ennui, on ne verra même pas une reproduction du tableau.

vendredi 27 décembre 2019

Passons, passons...

Passons, passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent
Guillaume Apollinaire (Cors de chasse, dans Alcools)
Ici s'élève un grand débat entre la science et le vulgaire. La science prétend que les hommes sont répandus sur le pourtour de la terre, qu'ils ont les pieds à l'opposite les uns des autres, que partout le ciel est également sur leurs têtes, et que partout le point de la terre foulé par les pieds de ses habitants est le centre pour chacun. Le vulgaire demande pourquoi les hommes placés à l'opposite ne tombent pas : comme s'il n'était pas facile de répondre qu'eux aussi ont le droit de s'étonner que nous ne tombions pas ! Il y a une opinion intermédiaire, et que la foule si indocile trouve probable : c'est que le globe est inégal, semblable pour la figure à une pomme de pin, et que la terre est habitée tout autour de cette espèce de cône. 
Pline l’ancien, Histoire naturelle, Livre 2, (an 77 de l’ère actuelle)

Visiteur, qui pose pour la première fois ton regard sur ce blog, sache que tu arrives dans un endroit peu fréquentable (et d’ailleurs très peu fréquenté). Sous une apparence austère parfois attrayante, tu constateras qu’il peine à respecter les valeurs dites sacro-saintes, les nations, les drapeaux, les religions, les institutions.
Tu noteras qu’il méprise les souverains affublés d’un numéro, en l’écrivant en chiffres arabes, qu’il ne fête pas les dates anniversaires des grands hommes, ni des grandes femmes, qu’il informe sur les expositions généralement après leur fermeture, et surtout, qu’il escamote l’accent circonflexe sur les mots aout, gout, abime ou maitre.

Bref, tu abordes un blog inconvenant.
Si, en dépit de cet avertissement, tu as décidé de poursuivre, apprends qu’il va faire, sous tes yeux, un pas supplémentaire dans l’ignominie et piétiner ses principes en célébrant son propre anniversaire.


Le 27 décembre 2006, dans un premier billet balourd mais déjà assoiffé de vérités scientifiques et… disons artistiques, le blog réclamait des images, que jamais il n’obtint, du verso d’une admirable statue d’Arsinoë 2, qui venait de sortir des eaux de Canope, ville engloutie près d’Alexandrie dans la baie d’Aboukir. Elle gisait là parmi d’autres débris dans un dépotoir à statues dont la religion était périmée, sauvée d’un recyclage moins noble par l’engloutissement de la cité.
Toutes ses représentations, sur internet et dans la presse, la montraient de face, de trois-quart, très rarement de profil, et jamais de dos. Personne depuis n’a proposé de dévoiler ce secret.

Tu penses certainement, visiteur, que le titre du blog comporte déjà une faute d’orthographe et une ambigüité, soit une inversion de lettres s’il entend écrire le mot blog, et dans ce cas ce serait un anglicisme inélégant, soit une faute d’orthographe s’il veut parler de la Terre, hypothèse plausible à la vue de l’illustration du bandeau de titre.

L’équivoque était délibérée.
À un blog ambitieux, il fallait des lecteurs susceptibles d’accepter n’importe quoi. Et c’est dans les exclus, dont on entendait déjà que l’internet et les réseaux sociaux étaient envahis, chez ceux qui souffrent d’être dévalorisés, socialement, affectivement, et qui sont prêts à adhérer à n’importe quelle explication qui ne serait pas celle de la société qui les ignore, que le blog pensait trouver des lecteurs.

Les adeptes de la Terre plate étaient parmi les mieux inspirés. Leur refus pathologique d’accepter la réalité quand elle ne coïncide pas avec leur vision du monde a quelque chose de Don Quichotte, leur opiniâtreté à réécrire autrement les règles les plus élémentaires de la science a tout de la poésie pataphysique et des prémices d’une grande religion. À n’en pas douter, c’était l’avenir.

Un sondage fameux et très respectable, réalisé avec beaucoup de sérieux, de mathématiques, et de biais de toutes sortes par l’Ifop a largement confirmé ce choix depuis.
Il se proposait, souvenons-nous, de mesurer la croyance des Français dans les grands mensonges supposés manipulés par les pouvoirs occultes des sociétés secrètes ou des gouvernements corrompus. Pour donner un exemple de la qualité des questions imaginées par l’Ifop, parmi les complots proposés (liste p.99), étant sous-entendu que tous sont faux, la question suivante était posée « Êtes-vous d’accord ou pas avec l’affirmation que Dieu a créé l’homme et la Terre il y a moins de 10 000 ans ? », et 18% des sondés y répondaient positivement.
Vous noterez que ceux qui pensent qu’un dieu à créé l’ensemble il y a plus de 10 000 ans, hélas nombreux, ne pouvaient pas se prononcer, ni ceux, rares sans doute, qui pensent que tout cela s’est créé sans aide extérieure il y a moins de 10 000 ans. On mesure là toute la finesse de la méthode.

La question qui regarde le blog était plus claire « Êtes-vous d’accord ou pas avec l’affirmation qu’il est possible que la Terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l’école ? »
9% des sondés ont répondu positivement. Ce qui fait beaucoup de lecteurs potentiels.
Hélas, le sondage lui-même était noyauté par les servants d'un vaste complot mondial, car en 13 ans de chroniques d’une régularité astronomique, aucun adepte de la Terre plate n’a jamais pris contact ni laissé un commentaire sur le blog. Pas un lecteur de plus. Les spécialistes pensent aujourd'hui qu’il n’y a en réalité que quelques milliers de fidèles, et essentiellement aux États-Unis (Flat Earth Society).

Pourtant le blog avait concocté une documentation pointue destinée à soutenir les adeptes de la planéité, et déniché à l’appui de leurs certitudes le témoignage inestimable d’Augustin d’Hippone, le fameux Saint Augustin, lointain héritier des chimères de l’imputrescible Platon, et le plus grand penseur du christianisme. Il écrivait dans La cité de Dieu (16-9) au début du 4ème siècle :
« Quant à leur fabuleuse opinion qu’il y a des antipodes, c’est-à-dire des hommes dont les pieds sont opposés aux nôtres et qui habitent cette partie de la terre où le soleil se lève quand il se couche pour nous, il n’y a aucune raison d’y croire. Aussi ne l’avancent-ils sur le rapport d’aucun témoignage historique, mais sur des conjectures et des raisonnements, parce que, disent-ils, la terre étant ronde, est suspendue entre les deux côtés de la voûte céleste, la partie qui est sous nos pieds, placée dans les mêmes conditions de température, ne peut pas être sans habitants. Mais quand on montrerait que la terre est ronde, il ne s’ensuivrait pas que la partie qui nous est opposée ne fût point couverte d’eau. D’ailleurs, ne le serait-elle pas, quelle nécessité qu’elle fût habitée, puisque, d’un côté, l’Écriture ne peut mentir, et que, de l’autre, il y a trop d’absurdité à dire que les hommes aient traversé une si vaste étendue de mer pour aller peupler cette autre partie du monde. »
On comprend aisément qu'un argumentaire aussi robuste ait pu influencer plus de 1000 ans de science en Occident ! D’ailleurs Augustin mériterait d’être le parrain de ce blog. Car il ne faut pas blâmer les apôtres de la Terre plate. À leur manière, excentrique et malhabile, ils essaient de refaire l’histoire de la science. Les aurait-elle écoutés, l’espèce humaine n’aurait peut-être jamais réussi à transformer ce petit caillou, fut-il plat ou globuleux, en enfer.

Un autre échec de l’histoire du blog, parmi tant d’autres, fut la recherche pathétique du nom d’un sculpteur dont la signature peu lisible est gravée sur la statue d’une fillette assise sur une tombe, dans le cimetière monumental de Milan, en Italie du nord.
Pas la moindre proposition depuis 10 ans. Effrayant silence des espaces infinis de l’internet !

Mais ne nous attardons pas sur ces revers, et réjouissons-nous, puisque cette chronique célèbre un anniversaire. Voici une surprise, en vidéo. Elle dure 4 minutes. Le commentaire n’est qu’en anglais, mais à une minute et 13 secondes, vous verrez qu’on peut se passer de tout commentaire. Elle a été filmée en novembre 2016 au British Museum, à Londres, mais aurait pu l’être à Saint Louis, dans le Missouri, au printemps 2018 (à 15min.20) ou à l’Institut du monde Arabe de Paris, fin 2015 (à 20min.57) ou peut-être de retour au musée des antiquités de la Bibliotheca Alexandrina d’Alexandrie, en Égypte, qui sait ?


Enfin rappelons aux lecteurs de tout genre qu’une petite zone de saisie « Rechercher dans ce blog » permet d’y trouver n’importe quel mot incongru et de flâner parmi 680 chroniques richement illustrées, qui peuvent être lues avec des années de retard sans que la constance de leur futilité encyclopédique n’en pâlisse. Ils y dénicheront des informations insoupçonnées et inactuelles sur la peinture, le droit d'auteur et les cimetières, et sur toutes sortes d’animaux et de végétaux, éléphants, autobus, Tati, Kubrick, et même Mozart (mais que les inconditionnels de la planéité ou de la platitude ne cherchent pas les mots Terre ou globe, ils en ressentiraient sans doute de l’amertume).

dimanche 23 décembre 2018

Banksy crache dans la soupe

Toute génération a ses pasticheurs, qui s’emparent des icônes de l'époque et les recyclent en les parodiant. Ils justifient ce détournement par des revendications politiques ou humanitaires. Comme les personnages et les logos qu’ils caricaturent sont fameux, ils héritent une part de leur notoriété. 
Erró (1), Lichtenstein, Warhol notamment, illustraient ainsi les années 1960 et 1970 dans les galeries d’art et les musées.

La génération suivante, empiffrée de réclames sous toute forme, découvrait un moyen de communication plus immédiat et épicé d’un dose d’interdit. Elle exposait directement sur les murs de la ville et les panneaux publicitaires, furtivement. C’était l’art urbain ou Street art.

Ron English exerçait alors ses talents d’affichiste et sa conscience sociale dans les rues, d’abord du Texas, dans les années 1980 et 1990, en stigmatisant surtout les entreprises qui incitent massivement à la consommation de cigarettes et de nourriture bourrée de sucre et de graisse (2).

Reconnu, il expose aujourd’hui comme ses maitres, dans les galeries et les musées, des tableaux peints avec beaucoup de minutie, de couleurs et d’exubérance, voire d’incontinence (détail ci-contre), et dénonce les valeurs consuméristes en se montrant omniprésent dans les médias et en vendant force affiches, vêtements, albums et figurines des personnages qu’il a « détournés dans le but d’éveiller la conscience populaire ».
Tout cela est certainement profitable, car il vient d’emporter aux enchères une œuvre réputée de Banksy, un jeune confrère, pour 730 000 dollars.
 
Banksy, de la dernière génération de l’art urbain, semble être l’inverse de Ron English.
Anglais de Bristol, discret, préservant (avec difficulté) son anonymat depuis 20 ans, il peint au pochoir des silhouettes en noir et blanc. S’ils partagent les mêmes idéaux généreux et simplistes, Banksy, malgré un sentimentalisme un peu facile, affiche un humour nettement plus subtil que celui d'English et un véritable esprit libertaire (3).

Sa technique et son graphisme, sans originalité, doivent tout au français Blek le rat et à travers lui à Ernest Pignon-Ernest, mais ses actions de rue et la mise en scène de ses canulars sont d’une ironie et d’une ingéniosité réjouissantes. La lecture de la liste incomplète de ses faits et gestes dans L’encyclopédie Wikipedia (l’article anglais est plus fourni), donne déjà le frisson de la poésie, d'une sorte de dadaïsme humanitaire.

Qui ne connait pas ce qu’est Banksy, et la frénésie qu’engendrent ses productions dans le public, peut les découvrir dans le chef-d’œuvre documentaire de Chris Moukarbel, « Banksy does New York » (4).
Le film relate en détail les réactions des New-yorkais dans la recherche et la découverte, à l’aide d’indices diffusés sur internet la veille, d’une œuvre nouvelle dissimulée par Banksy chaque jour du mois d’octobre 2013.
Adorateurs, profiteurs, policiers, badauds, finissent généralement par trouver, et détruire ou voler l’œuvre du jour. L’art des rues est éphémère.

La journée du dimanche 13 octobre, en particulier, est un chef-d’œuvre. Dans la matinée à Central Park, un vieil homme installe un stand au milieu d’autres marchands de reproductions. Il propose pour 60$ pièce 34 toiles peintes au pochoir, reconnaissables, signées (au dos ?). Quand il remballe à 18h, il en a vendu 8 dont 2 négociées à 30$. Les chasseurs de trésor, déconfits, apprendront le lendemain que les toiles étaient d’authentiques Banksy. Elles se vendent habituellement plusieurs dizaines, voire centaines, de milliers de dollars aux enchères.

La dernière opération retentissante (*) de Banksy était, en salle des ventes chez Sotheby’s à Londres, le 5 octobre 2018, le découpage rocambolesque d’un de ses tableaux par une broyeuse télécommandée cachée dans le cadre, quelques secondes après son adjudication pour plus d'un million de livres sterling. L’œuvre était un exemplaire de son dessin au pochoir le plus célèbre, la fillette au ballon rouge, sujet mièvre et très consensuel car sans véritable sens. L’évènement a beaucoup ému les médias.
Il reste néanmoins controversé et entouré de commentaires sarcastiques sur l’intégrité de l’artiste parce qu’ayant, bien que démenti, évidemment bénéficié de complicités chez Sotheby’s (c'était le dernier lot de la soirée). La vente n’a pas été annulée et le commissaire-priseur a immédiatement prétendu que la valeur de l’œuvre (ce qu’il en reste) s’en trouverait doublée.

Aujourd’hui le moindre geste de Banksy fait grimper le cours de Banksy, et provoque jalousies et inimitiés, notamment chez les confrères moins renommés, qui se disent alors défenseurs d’un art urbain vertueux et incorruptible.
Ainsi Ron English, peintre du plastique et de la guimauve qui aimerait être le Salvador Dalí de l’art populaire, a clamé qu’il sauverait l’honneur de l’art éphémère en couvrant le Banksy qu’il vient d’acheter de peinture blanche, afin de lui rendre son état de mur originel, puis qu’il le vendrait un million de dollars, histoire de rentabiliser l’opération.

Peintes illégalement et volées sur les murs, même signées, ces œuvres n’ont pas d’auteur légal, c’est pourquoi les musées ne les achètent pas (pour le moment). Les seules preuves de leur authenticité sont des déclarations et des clichés déposés par un certain Banksy sur un site internet ou sur Instagram. Pourrait-il s’opposer à cette dégradation, par l’intermédiaire d’un prête-nom et d’un quelconque artifice juridique, que Banksy n’y trouverait pas d’intérêt. Ses œuvres au pochoir sont reproductibles sans effort et la fanfaronnade d’English ne fera, une fois réalisée, qu’amplifier la réputation du nom Banksy.
D’ailleurs, les notoires rivalités claniques dans le milieu de l’art urbain ne sont peut-être qu’une façade (5). Il est possible que Banksy et English soient de connivence.

Peu importe, si cela les incite à rappeler à chaque coin de rue qu’il existe un autre monde, flottant au dessus de la réalité, qui parle et décide au nom de l’espèce humaine, et qui prétend savoir conduire sa destinée quand c'est vers le chaos qu'il l'entraine, que ce monde n’est pas intouchable, et qu’il s'agit de le faire taire en prenant la parole à sa place, sans en demander l’autorisation.

Mise à jour le 15 octobre 2021 : La fade fillette au ballon rouge, la version du happening du 5 octobre 2018 qui pendouille à moitié déchiquetée sous son cadre retors (*), vient de constituer un nouveau record de vente aux enchères pour un Banksy (25,5 millions de dollars, 17 fois l'enchère de 2018).


*** 
(1) Le lecteur et la lectrice excuseront le nombre considérable de liens dans cette chronique, le sujet étant si riche. Ils en profiteront pour excuser les liens vers les longues vidéos en anglais et sans sous-titres (voir ci-dessous), l'internet en français étant toujours aussi pauvre.
(2) Voir « POPaganda: The Art and Crimes of Ron English », documentaire de Pedro Carvajal (en anglais, 74 minutes), qui retrace les années d'English dans la rue.
(3) Voir « The Antics Roadshow », le documentaire cocasse et fourretout qu’il a réalisé en 2011 sur le thème de la désobéissance civile (vidéo en anglais, 47 minutes), et aussi « Who is Banksy », courte vidéo de 14 minutes en anglais (mais Youtube crée les sous-titres anglais approximatifs à la volée). Son rythme épileptique vous obligera à faire de fréquents retours en arrière et son orientation « people » insiste sur l'identité de Banksy, mais il résume tout son art en images de très bonne qualité.
(4) On trouve le film « Banksy does New York » en version originale anglaise sur Youtube (80 minutes), et sous-titré en français sur certain site de partage illégal et torrentueux.
(5) Le film « Robbo vs Banksy, Graffiti war », en version originale anglaise sur Youtube (47 minutes), est la relation nettement orientée d'un combat de palimpsestes entre un obscur graffeur médiocre mais légendaire et Banksy, considéré comme un usurpateur vendu aux forces du mal.

mercredi 4 juillet 2018

Tout n'est pas désespéré

Est-il spectacle plus réjouissant que celui de gens simples, éparpillés, démunis, terrassés par les mesures aveugles de fonctionnaires zélés qui exécutent une décision arbitraire, motivée par le pouvoir ou l'enrichissement de politiciens soudoyés par des entreprises privées, quand ces gens se regroupent clandestinement, résistent par des sabotages taquins, et obtiennent, avec bravoure mais bonhommie, l'abandon d’un projet dévastateur ?

C'est un plaisir extrêmement rare (il faut déjà avoir réussi à lire cette phrase indigeste sans sourciller).

« La bataille de l’Eau Noire » (2015), de Benjamin Hennot, plus qu’un documentaire, est un film humaniste, libertaire et euphorisant, qui fait le récit, par le témoignage de ses principaux acteurs, de la résistance des villages belges de la région de Couvin, afin d’empêcher la construction d’un barrage dans la vallée de l’Eau noire, en 1978.
Le sujet peut sembler rébarbatif. C’est une jubilation permanente.
Téléchargez-le pour 8 euros sur le site de la coopérative audiovisuelle « Les Mutins de Pangée », et savourez-le entre amis. Il est médicalement conseillé contre toutes les formes de mélancolie, les neurasthénies les plus tenaces et devrait être bientôt remboursé par la Sécurité sociale.

Et vous réaliserez une bonne action, car il est temps de redonner espoir et courage aux luttes actuelles qui s’embourbent en France sous la violence des autorités, comme à Notre-Dame-des-Landes, ou sur le plateau de Bure, en Lorraine. Là, de minables technocrates prétendent se mesurer à l’éternité en projetant, à l’aide de l’armée et des forces de l’ordre, d’escamoter des dizaines de milliers de tonnes de déchets radioactifs sous un petit bois communal, et pour des millénaires.

Le Bois Lejuc, près de Bure et Mandres-en-Barrois en Lorraine, avant qu'il ne soit repris par les forces de l'ordre. Il se trouve à 30 km de Domrémy-la-Pucelle. C’est dire si l’endroit était destiné à devenir historique, définitivement cette fois-ci.

Pour exemple, voici un épisode récent de la Bataille biblique du Bois Lejuc, raconté par la Fondation BLE Lorraine le 17.08.2017
Le conseil municipal de Mandres-en-Barrois a voté le 18 mai dernier sous haute tension la cession du Bois Lejuc à l’Agence Nationale de gestion des Déchets Radioactifs (ANDRA) pour accueillir le projet d’enfouissement de déchets nucléaires CIGEO. La cession de ce terrain de près de 220 hectares avait déjà été actée en conseil municipal en juillet 2015 de manière rocambolesque avant d’être invalidée par le Tribunal Administratif de Nancy le 28 février 2017 pour vice de forme. Ce dernier avait en effet été saisi par des riverains. La commune avait quatre mois pour régulariser la situation. Une centaine d’antinucléaires avaient fait le déplacement pour empêcher la tenue de ce second vote et dénoncer la « mascarade démocratique » ayant lieu dans ce village de 120 habitants, où des gendarmes mobiles avaient été mobilisés en nombre. Arrivés à la mairie peu avant vingt heures, les onze élus de Mandres ont donc adopté la cession du Bois Lejuc contre un autre bois propriété de l’ANDRA par six voix pour et cinq contre. Quelques jours après le vote, 35 habitants de la commune ont décidé d’attaquer la décision du conseil municipal qui n’a selon eux « aucune légitimité ». Ils dénoncent en effet le fait que « parmi les six élus ayant voté pour l’échange avec l’ANDRA, plusieurs conflits d’intérêts sont avérés. Certains ont des membres de leur famille qui travaillent pour l’ANDRA, tandis que d’autres ont obtenu des terres ou des baux de chasse ». Ces citoyens lorrains veulent également mettre en évidence le « système clientéliste qui écrase les élus et les rend dépendants ». Ils rappellent également la présence massive des gendarmes, plus nombreux que les habitants, le jour du vote, « vécue comme une pression sur la population rurale ».

vendredi 15 juin 2018

La mort, restaurée et triomphante


Après avoir, vers 1350, exterminé près de la moitié de la population de l’Europe, la Mort était à Palerme, en Sicile au début des années 1400. On le sait parce qu’un peintre anonyme l’a représentée triomphante sur un mur du palais Sclafani. La fresque a été depuis transférée dans le musée du palazzo Abatellis, tout proche.
Certains spécialistes supposent que Pieter Brueghel le vieux l’aurait vue au début des années 1550, lors de son voyage en Italie du sud, car il peignait 10 ans plus tard son propre « Triomphe de la mort ».


Mais l’hypothèse est superflue, car ce thème de l’égalité de tous devant la mort, baliverne destinée à calmer les revendications des pauvres et rançonner les riches, était alors un cliché rebattu et son iconographie explorée en tous sens sur les fresques et les enluminures du Moyen-Âge. Et s’il y a une influence à trouver sur le panneau de Brueghel, elle vient plutôt de sa fréquentation assidue des délires hallucinés de Hieronymus Bosch, mais dépouillés de leur fantaisie irréelle.
La mort fourmille et s’y déploie à une échelle industrielle en milliers de squelettes systématiquement malintentionnés, sur un panneau de bois d'une largeur d’un mètre et 62 centimètres.



Le tableau a toujours appartenu à des collections directement liées à la couronne d'Espagne, et depuis 1827 au musée du Prado à Madrid (non loin des plus beaux Bosch), où son vernis jaunissait irrémédiablement, et la mort s'encrassait avec lui.

Soucieux de ne pas la voir dépérir, le musée du Prado vient de la décrotter méticuleusement, remplacer son vernis, consolider son support de bois, et l’expose à nouveau depuis peu, dans un état de fraicheur remarquable, histoire de prolonger son triomphe durant quelques décennies encore.



Toutes les illustrations sont des détails du Triomphe de la mort de Pieter Brueghel (ou Bruegel) le vieux, récemment restauré.

vendredi 18 mai 2018

Broutilles

Imaginez dans une petite ville endormie très éloignée de la capitale, au pied d’une montagne, un petit musée qui ressemble un peu à une école désaffectée, dédié à un peintre local presque inconnu, et qui reçoit quelques dizaines de visiteurs par mois, qui recherchent surtout une peu d’ombre.
Débarque dans cette solitude un expert mandaté par la mairie pour inventorier les dernières acquisitions et organiser une rétrospective du peintre, à l’occasion de la réouverture du musée.

La ville d’Elne, en Occitanie, n’aurait peut-être pas dû s’y risquer.
Commençant l’étude des peintures et aquarelles du peintre Étienne Terrus, l’expert était surpris d’identifier, dessiné sur une vue de la ville, un bâtiment construit quelques dizaines d’années après la mort du peintre, ce qui le fit tiquer. Puis, certaines signatures s’effaçant en y passant le doigt, son expertise concluait rapidement que 82 des 140 œuvres du musée (58,6%) étaient « non authentiques ».

L’antiphrase déclenchait des remous bien justifiés, un maire outragé, un dépôt de plainte, une effervescence chez les collectionneurs locaux, l’émergence d’une théorie sur un marché régional de faussaires, des regards suspicieux sur les antiquaires et les autres musées de la région, quelques dépêches des agences de presse, reprises par tous les grands journaux nationaux, 2 minutes sur BBC News, un article dans le Guardian et dans le New York Times, pour se limiter à la Planète.
Sauf en Suisse, dans les laboratoires d'expertise du port franc de Genève, où on ne doit pas être très surpris. Le directeur affirme qu'une bonne moitié des œuvres d'art en circulation dans le monde sont des faux.

Étienne Terrus était doublement méritant, parce qu’il n’était pas moins bon peintre que beaucoup de ses collègues de l’époque, et parce que malgré de solides relations amicales avec des artistes reconnus comme Maillol et Matisse, il resta obstinément taciturne à peindre sa province lointaine quand les autres s’affichaient avec succès dans les fructueux salons de la capitale. Sa cote s’en ressent toujours. Ainsi, le montant total de la « perte » pour la ville d’Elne est estimé à 160 000 euros. Pas même le prix de l’étiquette sur un tableau de Modigliani.

Alors pourquoi tant de bruit ? Peut-être justement pour faire du bruit. Qui avait entendu parler d’Étienne Terrus ? Aujourd’hui, cette modeste exposition estivale, certes amputée, mais désinfectée, aura bénéficié d’une campagne publicitaire internationale tous frais payés. Et l’histoire n’est pas finie, car la justice est maintenant en quête de coupables.

Et puisqu’on a parlé de Modigliani et de ses tarifs, Le Journal des Arts nous signale que la maison Sotheby’s vient de vendre un beau nu féminin couché, vu de dos (certainement de la main du peintre), pour 157 millions de dollars, ce qui en fait le 4ème tableau le plus cher en enchères publiques. Mais il n’a pas atteint, dit le Journal, et on sent ici l’amertume du commentateur, les 170 millions d’un autre de ses nus féminins, vu de face celui-là, vendu par la maison concurrente Christie’s en 2015. L’acquéreur du nu vu de dos a voulu rester anonyme, honteux de n’avoir pas battu le record, peut-être, ou de peur d’afficher publiquement des pulsions subversives.




L’internet ne proposant pas de reproductions vraiment intéressantes et certifiées d’œuvres de Terrus, nous illustrons cette chronique avec un détail d'un tableau de ce peintre étrange qu'était Ter Brugghen, qui n’a rien à voir avec le sujet, mais qui n’est pas si éloigné de Terrus, au moins dans le dictionnaire alphabétique des peintres. 
Si vous voulez voir d’authentiques tableaux de Terrus, essayez de les identifier dans cette promotion de la télévision FR3 pour une souscription en 2016, suivie d’une vidéo d'une quarantaine « de ces œuvres retrouvées récemment » et acquises par la ville. Petit indice, il est bien possible qu’aucune ne soit authentique.

samedi 23 avril 2016

Nuages (39)

Saint-Ouen près de Paris, l'usine de barbe à papa tourne à plein régime.

Si vous croyez réellement, comme l’affirment certains médias ou institutions, que les biches, les alouettes et les sauterelles cabriolent, volètent et gambadent aujourd’hui avec insouciance sur les lieux mêmes qui virent se déchainer l’enfer nucléaire le 26 avril 1986, si vous pensez que la résilience de la nature et des hommes existe objectivement et n’est pas un concept fabriqué opportunément, si vous êtes persuadés que la barbe à papa est fabriquée dans de colossales usines d’où elle sort en abondance de hautes cheminées, alors n’écoutez pas cette émission de France-culture « Catastrophe nucléaire, la nature peut-elle survivre aux radiations ? », vous n’y croiriez pas.

vendredi 4 septembre 2015

Le château en chantier

El Cortijo Jurado, l'hacienda enchantée avant qu'elle soit repeinte en rose.

À Campanillas, banlieue de Malaga, en Andalousie, se dessinait encore récemment au milieu des échangeurs autoroutiers, au bout des pistes de l'aéroport, la silhouette isolée d’une opulente hacienda abandonnée, El Cortijo Jurado. Un projet d'hôtel de luxe avait laissé à ses pieds une série de constructions interrompues par la crise économique.

Petite fierté locale pleine de courants d'air, de passages secrets, de fantômes, d'atroces tortures et d’enlèvements de jeunes vierges, l’hacienda faisait le bonheur des journaux régionaux en manque d’actualité et des associations de désespérés en quête de phénomènes paranormaux.
Les cinéastes en herbe y expérimentaient leur premiers films de genre assaisonnés de violents bruits soudains, de mouvements de caméra erratiques et de musiques de films d’horreur. On trouve encore par dizaines leurs productions puériles sur les sites contributifs.

Et puis après des années de rebondissements juridiques, le propriétaire faisait récemment refaire les toitures et peindre en rose l’immense carcasse vide. Le prix de vente en était multiplié par 10, soit 16 millions d’euros.
Aujourd’hui 4 septembre l’annonce vient d’être retirée du site de l’agence immobilière.
 

dimanche 25 janvier 2015

Pourquoi les tortues ne sont pas cubiques

Au commencement, Dieu a créé les tortues cubiques.
Mais c’était l'hécatombe, dès qu’une tortue faisait un faux pas et se retrouvait sur le dos elle était incapable de se redresser sur ses pattes, se desséchait sur place et mourait.
Après une période de réglages, qui dut être amusante à observer, puisqu'on y voyait gambader des tortues aux formes les plus expérimentales, Dieu finit par trouver la courbure idéale de la carapace qui permit à la tortue, une fois renversée, de se retourner et de retrouver le plus souvent une position décente.

C'est le journal scientifique américain Discover Magazine qui vient de le dire, d’après des mathématiciens terriblement compétents, aidés de calculs horriblement compliqués qui affirment que les tortues terrestres dont les pattes et le cou sont trop courts pour servir de points d’appui ne peuvent se redresser que parce que la courbure du dôme de leur carapace est calculée pour un mouvement de basculement quasi optimal.
Pourquoi quasi ? L’article ne le dit pas, mais on peut imaginer que c’est pour justifier la série de gesticulations éperdues qui agite un temps la tortue avant qu’elle ne recouvre sa dignité.
Suggérons à ces fervents mathématiciens que les tortues dont la courbure était défavorable et qui ne se seront pas retournées n’ont probablement pas pu se reproduire (malgré une position avantageuse pour la chose), entrainant ainsi petit à petit l’extinction de ces lignées à la géométrie inadaptée.

Ce genre de déduction à l’envers fleurit depuis quelques années dans les revues scientifiques. Par exemple, la Lune aurait-elle été un peu déplacée que l’instabilité de l’axe de la Terre n’y aurait pas permis l’éclosion de la vie (ni la formulation d’un tel truisme).
Il en ressort généralement l’impression que tout cela a été calculé et ajusté par une intelligence supérieure dans l’intention narcissique d’être admirée par ses propres créatures.

Tortue expérimentale dans son ascension vers le paradis des tortues ratées (Gênes, musée d’histoire naturelle).

Ces articles sur le réglage « miraculeux » des paramètres de l’Univers rappellent irrésistiblement la célèbre vidéo d’une sorte de prédicateur américain, au début des années 2000, « la banane, cauchemar des athées ».
Cette vidéo fut souvent prise pour une parodie des dogmes théistes tant son argumentaire était dérisoire, alors qu’elle voulait être à l’origine une démonstration de l’existence d’un dieu.
Le pauvre illuminé y constatait que la banane possède le même nombre de faces que l’intérieur de la main humaine a de replis, assurant ainsi une parfaite préhension, que la banane est dotée d’un code de couleurs permettant de la consommer sans erreur, vert pour bientôt mangeable, jaune pour consommable, noir pour gâtée, qu’elle est munie d’une excroissance en haut exactement conçue pour l’ouvrir et en déployer la peau aisément autour des doigts sans se salir, et ainsi de suite. Il en concluait que seul un être supérieurement intelligent pouvait l’avoir conçue ainsi.

La réfutation de ces inepties sur Wikipedia est savoureuse (malheureusement en anglais). Elle montre une banane à l’état naturel avant qu’elle n’ait été domestiquée et métamorphosée par quelques millénaires de culture humaine ; et cette banane sauvage ne possède aucune des propriétés qui en font, d’après le brave catéchiste, la création d’un dieu suprêmement intelligent.

À l’évidence les propriétés de notre monde font qu’il peut exister. En logique cela s’appelle une tautologie. Et l’ajustement des valeurs de ses paramètres ne prouve rien de plus. Réglé différemment, il existerait différemment et les tortues seraient peut-être cubiques avec des pattes sur tous les côtés.

Ou peut-être n’existerait-il pas, ni la question de son existence.

lundi 24 novembre 2014

La vie des cimetières (59)


Précaution d’emploi en cas d'allergie aux émissions télévisées médicales un peu trop explicites ou aux films d’horreur inavouables, évitez de cliquer sur les liens de cette chronique. 
Vous êtes prévenus.

Il était question, dans le numéro 45 de La vie des cimetières, des pratiques funéraires officielles chinoises qui, guidées par des soucis de productivité et d’effacement des anciennes croyances par de nouvelles, orientent massivement la population vers l’incinération (si possible collective) des défunts, surtout en ville où manque l’espace libre, et de la consécutive disparition des cimetières.

Le Tibet, bien avant que la Chine ne le libère (au moyen pacifique d’une invasion militaire en 1950), pratiquait depuis des siècles des funérailles sans enterrement, pour des motifs également pratiques et idéologiques.
Le sol est constamment gelé ; seuls les corps des criminels et des contagieux sont inhumés, histoire d’enrayer leurs réincarnations. Le bois est rare et cher ; les prélats et les riches bénéficient de la crémation. Les très pauvres sont jetés aux poissons.

Le reste des défunts, le plus grand nombre, a droit aux funérailles célestes. Les corps sont grossièrement prédécoupés pour le repas des oiseaux « sarcophages », mangeurs de chairs mortes, vautours ou gypaètes. Les rapaces accoutumés se ruent par centaines. Après quoi les restes (surtout les os) sont concassés, parfois accommodés, pour un meilleur transit, et resservis.
Il ne doit rien rester, sans quoi l’âme serait imparfaitement libérée et la réincarnation serait troublée, comme la digestion.
On dit parfois qu’il est interdit de photographier le rituel, mais c’est surtout un moyen d’en monnayer l’autorisation avec les touristes. D'ailleurs les témoignages en vidéo ou les récits en séquences photographiques abondent sur Internet.

Au début de l'annexion du Tibet, dans les années 1960-70, les idéalistes psychopathes de la Révolution culturelle chinoise interdirent ces usages bouddhistes qu’ils jugeaient barbares, pour finalement les autoriser dans les années 1980, et même les soutenir (pour mieux les contrôler).
« Les enterrements célestes - notez l’oxymore - sont une coutume tibétaine strictement protégée par la loi » lit-on dans le Quotidien du Peuple en ligne, organe absolument officiel, qui décomptait au Tibet 1075 plateformes d'enterrements célestes en 2009. Cette sollicitude opportuniste n’empêche évidemment pas la répression sanglante du peuple tibétain à la moindre contestation.

Par leur omniprésence aux postes de décision et avec le redoublement de la colonisation, surtout depuis l’ouverture de la ligne de chemin de fer de Pékin à Lhassa en 2006, les Chinois savent qu’ils seront bientôt plus nombreux au Tibet que les Tibétains, si ce n’est déjà fait, et que le peuple indigène sera un jour dilué jusqu’à la dose homéopathique où personne ne se souviendra de son existence. Un petit génocide tranquille.
Du reste les vautours aussi sont menacés de disparition, décimés par les maladies contagieuses, et par un médicament anti-inflammatoire qui infecte les carcasses animales qu’ils consomment, et qui les tue.

dimanche 15 juin 2014

Le retour du refoulé

Pour fuir l'intolérable pudibonderie des grands réseaux sociaux et la censure aveugle des moteurs de recherche nous éviterons de nommer directement l'objet de cette chronique par ses noms les plus usuels. Georges Brassens l'appelait jadis « Le Blason ». De nos jours, le dernier cri est de le nommer « L'Origine du monde », ce qui est tout de même très approximatif sur le plan scientifique, et de l'exposer fièrement sur les cimaises des musées les plus en vogue.

Qui ignore encore ce tableau, illustrissime depuis peu, de Gustave Courbet, peintre provocateur du milieu du 19ème siècle qui peignait à grand renfort de couleurs au bitume et au blanc de plomb des tableaux naturalistes devenus aujourd'hui très sombres ?
L'œuvre figure un corps féminin réaliste sans jambes ni bras ni tête, comme une nature morte posée sur un étal, avec au milieu un organe velu. Depuis qu'il est exhibé en permanence, depuis 1995, la pensée parisienne s'enthousiasme sur ce puissant symbole d'on ne sait trop quoi, au point qu'il est presque devenu l'emblème du musée qui l'héberge et le fleuron des ventes de cartes postales.

Le 29 mai 2014, une jeune femme en robe dorée (filmée par un complice) s'approchait calmement du tableau de Courbet, s'asseyait sur le sol en lui tournant le dos, écartait généreusement les cuisses et s'aidant des mains présentait alors au public épars du musée une vue plus explicite encore que celle du tableau qui lui servait de modèle.
On a pu lire que son geste était dicté par un concept consistant et impérieux, ce que ne confirme pas réellement le poème puéril récité pendant l'exhibition sur les notes de l'inévitable rengaine de l'Ave Maria de Schubert. On peut également mesurer la profondeur vertigineuse du verbiage de la dame dans cette vidéo.
Disons simplement que pour faire plus provocateur que le tableau de Courbet, il fallait bien exposer la réalité plutôt que sa représentation. C'est le fondement de tout exhibitionnisme.
Notons cependant que Courbet, qui aimait pourtant faire scandale, n'avait pas peint ce tableau pour choquer, mais pour le cabinet privé d'un riche diplomate turc et obsédé.

Robert Crumb, dessin original pour la couverture du numéro 13 de la revue Weirdo représentant 20 modèles de psychopathes sexuels. Le 21ème est le dessinateur.

Le plus amusant dans cette historiette libidinale est certainement l'illustration éclatante de la schizophrénie d'une société qui peut, sur la même image, afficher sans vergogne un blason triomphal, et flouter ou masquer la même chose quand elle constitue une intrusion de la réalité dans son confortable univers imaginaire. On le constatera sur les photos de la scène reproduites dans la presse.

dimanche 1 juin 2014

Le Sidaner et les roses

Au soir, un jardin aux verts éteints et un peu grisâtres, peut-être une terrasse, fleurie. On devine à la lampe qui luit sur la nappe blanche que la table vient d'être abandonnée. Au fond une fenêtre est illuminée d'un jaune orangé vif. Tout est calme.
L'amateur de bien-être et de nature apprivoisée aura reconnu un des sujets favoris d'Henri Le Sidaner, peintre plus ou moins impressionniste né en 1862 et mort en 1939, renommé en son temps.

En 1901, Le Sidaner cherche autour de Beauvais une maison avec un jardin et déniche dans un coin vallonné de Picardie un village presque abandonné sur une petite colline, Gerberoy. Des rois y avaient séjourné et combattu au moyen-âge mais il ne restait pas même des ruines de ce passé.
Au fil des années, Le Sidaner transforma la maison et ses jardins en oasis domestique. Il fit pousser et grimper des rosiers partout, invita des amis célèbres et s'investit dans la renaissance du village qui devint alors (et reste de nos jours) l'attraction fleurie de la région.
Il n'y a rien d'historique à visiter à Gerberoy, rien qui encombrerait l'esprit. Il faut simplement flâner, s'asseoir parfois et ne rien faire.

C'est là que le peintre réalisa ses tableaux les plus prisés (encore aujourd'hui), qui disent la douceur crépusculaire des instants qui viennent d'être vécus, avec un peu de géométrie, quelques lignes de fuites, quelques courbes. Des tableaux à la française.

Gerberoy le soir, la place de La Hire et Xaintrailles vue de la rue Le Sidaner.

L'arrière-petit-fils du peintre vient de le faire revivre dans un beau livre, « Henri Le Sidaner, paysages intimes » aux éditions Monelle Hayot, au moyen de centaines de photographies d'époque, de centaines de reproductions de ses tableaux et d'une biographie naturellement très documentée.
Le livre accompagne opportunément quatre expositions thématiques simultanées du peintre à Amiens, Cambrai, Dunkerque et Étaples.

Il est toujours décevant de visiter une exposition de Le Sidaner. Ses tableaux sont de plus en plus gris, peints trop vite, sans gras, comme la plupart des tableaux impressionnistes de l'époque. Et ils sont rarement bien éclairés, alors que les reproductions dans les catalogues sont souvent éclaircies et ravivées. Il suffit de comparer la carte postale (intérieur à la nappe rouge) distribuée à l'entrée de l'exposition du musée de Cambrai au tableau original exposé à l'étage, mal éclairé, décoloré et terne.

Alors on s'installe dans un fauteuil, dans la pénombre de la salle d'exposition, entouré de tableaux et de dessins originaux du peintre, et on s'abime pendant une demi-heure dans la contemplation d'un écran qui montre un film de 2011 du même arrière-petit-fils « Henri Le Sidaner, la renaissance de Gerberoy ». Tout y est à la gloire du jardin, on y voit des tableaux aux couleurs lumineuses, des photos d'époque des mêmes lieux, et des images animées, fantomatiques, où le peintre passe comme un spectre débonnaire entre les bosquets fleuris de sa création.
On n'en trouve sur Internet qu'une version hollandaise (hélas, car les commentaires de l'auteur sont précis, retenus et souvent touchants) mais les quelques propos de la belle-fille du peintre, émouvants, sont restés en français.
Et le film finit ainsi, la vieille dame, assise au cœur du jardin de Gerberoy en 1991, se remémore ces heures bienheureuses « Le matin on le voyait arroser ses fleurs, il sortait arroser ses hortensias et ses hydrangéas... C'est très joli les hydrangéas, c'est plus joli que les hortensias, c'est plus léger. Il y en avait beaucoup ici... Tout ça est parti. »

Aujourd'hui à Gerberoy, grimpant le long des façades des maisons, les rosiers regorgent de fleurs éclatantes et leurs couleurs revivront encore à chaque floraison, de mai à novembre.

samedi 13 juillet 2013

Buzogabuzozozogaga ans !

On le sait maintenant, les déchets nucléaires les plus mortifères le restent pendant des dizaines, des centaines, voire des milliers de milliers d'années.
La Finlande engluée dans la question aujourd'hui insoluble de bazarder ceux qu'elle produit s'est lancée depuis une quarantaine d'années dans un projet insensé sur la presqu'ile d'Olkiluoto qui accueille déjà un complexe nucléaire.
Elle creuse dans la roche une immense galerie poubelle qui serait terminée en 2020, et où seraient entreposés à 500 mètres de profondeur tous les déchets finlandais passés et à venir, pendant un siècle. Puis vers 2100 le couvercle serait scellé « définitivement » de telle sorte que personne ne puisse s'en approcher durant les 100 000 ans qui suivront.

Évidemment c'est une blague ! Pas le projet, qui bénéficie du concours des instances finlandaises les plus officielles, mais les ambitions annoncées.
Les constructeurs sont interrogés dans un reportage récemment diffusé à la télévision (1), au nom pompeux « Into Eternity » (dans l'éternité) et au style ampoulé et prétentieux (musique dramatique, ralentis, personnages fantomatiques, ton grandiloquent). Pas de regard critique, tout y est dramatisé à la gloire de cette opération pourtant dérisoire, digne du professeur Shadoko, et qui aurait demandé plutôt légèreté et ironie.

Car c'est réellement cocasse de voir ces fonctionnaires ordinaires se poser des questions vertigineuses évidemment sans réponse sur des évènements qui surviendraient dans les millénaires à venir, se demander dans quelle langue informer les futures générations de ne jamais creuser dans le coin ou par quel moyen leur faire oublier l'existence de ce tombeau afin d'empêcher les razzias quand le cuivre et l'uranium seront épuisés sur terre.
On réalise que l'ambition du projet dépasse les misérables capacités de l'espèce humaine. Jusqu'à présent toutes les tentatives d'enterrement ambitieuses de ce genre se sont perdues dans des atermoiements irrésolus ou soldées par des monstruosités écologiques, comme le scandale de la mine d'Asse.

Le cinéaste, quant à lui, a déjà les réponses. C'est son film qui traversera les millénaires et informera les habitants de l'avenir. Convaincu de la pérennité de son œuvre, il la sous-titre « Un film pour le futur » et signe sur l'écran. Il aura eu le mérite de nous faire ricaner d'un sujet pathétique. N'est pas Stanley Kubrick ou Werner Herzog qui veut.

Au milieu du film, un directeur de recherche déclare en riant « un bruit court dans les équipes. En creusant on va trouver un sarcophage de cuivre un peu comme ceux que nous allons déposer mais dont on ne comprendra pas les raisons... »
L'espèce humaine a créé une chose monstrueuse dont elle ne se débarrassera peut-être jamais.

*** 
(1) Disponible un peu partout en DVD, en VOD et en P2P.

vendredi 7 juin 2013

L'impondérable légèreté...


1971. Dans son film Trafic, Jacques Tati invente le carambolage poétique, une vision lunaire de l'accident de la circulation.
2013. Dans l'Ontario, trois automobilistes canadiens le réinventent spontanément.

Quand la vie imite les plus belles scènes de cinéma.


Petit aperçu en Gif animé

mardi 19 mars 2013

Êtes-vous radiosensibles ?

Dampierre, près de chez vous...

Les cerisiers sont en fleurs dans la préfecture de Fukushima. Les reportages également fleurissent (1). C'est le deuxième anniversaire de la catastrophe.

Les papillons quittent leur chrysalide. On note des mutations bizarres, mais il faut vraiment se rapprocher.
Les enfants portent en permanence un dosimètre qui mesure le niveau de radiations accumulées dans l'organisme. Les données sont analysées ailleurs. Ils attendent encore les résultats.
Les médecins conseillent de dormir au milieu de la pièce plutôt que le long des murs, à cause du césium qui descend du toit. Et dehors, de porter un masque respiratoire. Peu le font (2).
L'agriculture régionale tourne au ralenti. L'export des produits vers les autres préfectures est sous surveillance. Alors ils emplissent les supermarchés locaux. On ne peut pas tout surveiller tout le temps. On rejette dans les eaux des ports les poissons dont le taux de césium dépasse 80 becquerels. On vend les moins radioactifs.

La vie semble à peu près normale à Fukushima. Parfois cocasse, quand parait l'équipe municipale de décontamination. Trois fonctionnaires dévoués et incompétents partis pour la dérisoire tentative de décontamination de la montagne, des terres, de la forêt, des champs, des brins d'herbe. Dès qu'il pleut, il faut recommencer.
La terre irradiée est stockée dans des sacs qui finissent sur un terrain vague. L'auteur d'un des reportages s'étonne qu'un pays traditionnellement organisé et efficace comme le Japon en soit rendu là, et ajoute que cela n'arriverait pas en France où les normes de sécurité sont draconiennes.
On le croit aisément. Il suffit de constater comment la région parisienne est désorganisée dès que tombent quelques centimètres de neige.

Avec Fukushima commence une nouvelle ère. Une ère depuis longtemps prédite par les auteurs de science-fiction. Une ère où il faudra se débrouiller pour survivre aux radiations.
Fêtons donc, tous les 11 mars, avec les humbles pionniers de Fukushima, l'ère de la radioactivité.

Mise à jour du 29 mars 2013 : voir la chronique « Rebondissements »

*** 
(1) Surtout « Fukushima une population sacrifiée » de David Zavaglia pour LCP, également « Le monde après Fukushima » de Watanabe, et « Fukushima chronique d'un désastre ».

(2) En dépit des dénégations des autorités, la région est contaminée, jusqu'à 100 kilomètres de la centrale. À Tokyo, par endroits, 250 kilomètres plus loin, il arrive que les seuils d'alerte soient atteints. À Fukushima, afin de convaincre qu'il n'y a pas de danger, la municipalité a organisé une grande fête avec Mickey. Où les enfants étaient assis, la radioactivité était de 10 microsieverts par heure (soit 87 millisievert par an).
Avant 2011, la loi japonaise (comme le code de la santé publique en France) interdisait qu'une personne subisse plus d'un millisievert par an (une radiographie équivaut à 0.3), et plus de vingt pour les professionnels exposés.
Après l'accident nucléaire de mars 2011, les autorités ont passé la norme de un à vingt, pour ne pas avoir à évacuer un million d'habitants. Et la nouvelle norme n'est même pas respectée par les tribunaux qui considèrent parfois que l'évacuation n'est pas justifiée en dessous de 100 millisieverts par an.


vendredi 15 février 2013

L'Apocalypse ouralienne

La Russie est grande, la Russie est vaste et généreuse. Après la météorite de la Toungouska en 1908, elle était préparée pour recevoir l'astéroïde 2012-DA14 (voir notre prévision d'apocalypse dans la précédente chronique).

Et la fin du monde est arrivée au jour annoncé, ce matin 15 février 2013, à Tcheliabinsk en Russie. Moins destructrice que prévu, c'est entendu, mais avec toutes les images et les sons authentiques.
Ce n'était pas 2012-DA14, qui a dédaigné la Terre, mais c'était tout de même un météore de belles dimensions, qui s'est émietté dans un flamboiement cinématographique en déchirant l’atmosphère.

L'histoire commence dans un plan-séquence à rendre incolore de jalousie les Spielberg et autres cinéastes méticuleux, tant il est parfait. Un mouvement de caméra gracieux et inexorable, minuté au millimètre, avec le sujet toujours exactement centré.
Il fallait être sur le bon échangeur de l'autoroute à la sortie de Yekaterinbourg et quitter, d'une élégante queue de poisson, la route orientale de Tioumen pour se diriger au sud vers Tcheliabinsk, au moment exact où la fin du Monde se précipitait de l'horizon est, pour finir, après 15 secondes, par se désagréger prématurément à 25 kilomètres d'altitude.

Un peu plus d'une minute plus tard, en dessous, à Tcheliabinsk, l'onde de choc soufflait des milliers de vitres et des pans de murs en ruines. Les débris projetés ont blessé 500 à 1000 personnes.

Pendant plusieurs mois, nombre de chercheurs d'aérolites (et quelques chercheurs de débris de vaisseau extraterrestre) braveront la boue et le froid ouraliens et hanteront cette région marécageuse qui aura eu la chance d'accueillir la fin du Monde et le loisir d'en réparer les dommages.

Mise à jour du 17.02.2013 : la Russie explose depuis 2 jours sur Internet. Personnellement visée par cette médiocre fin du Monde, elle en profite pour se parodier avec esprit, comme sur ces fascinantes photos de Tcheliabinsk avant et après la « pluie de météorites ».












Par ailleurs les savants on fourni quelques précisions sur l'évènement. La météorite mesurait 15 à 20 mètres de diamètre, pesait 10 000 tonnes, et a explosé à une altitude de 20 à 30 kilomètres à la vitesse de 20 kilomètres par seconde, avec une puissance de 30 fois Hiroshima.
Pour mémoire, l'Hiroshima est une unité de mesure polyvalente très pratique qui correspond à 15 000 tonnes de TNT, mais aussi à 100 000 innocents civils pulvérisés.  

Aperçu en basse qualité de la vidéo