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samedi 27 juillet 2024

Tableaux singuliers (19)

Scènes de la vie de saint Jérôme et saint François en extase avec frère Léon (voir détails dans le texte).

Notez : en cours de lecture vous trouverez la description de peintures qu’il serait plus agréable de lire avec l’image en regard, donc de l'ouvrir dans une autre fenêtre ou un autre onglet, selon l’appareil utilisé. Pour vous avertir les liens vers ces images seront précédés du signe  

Bien avant le cinéma ou la bande dessinée, dès qu’il a su laisser des traces sur des matériaux ou des parois, l’humain a cherché à raconter des histoires se déroulant dans le temps. De l’énigmatique scène du puits de la grotte de Lascaux, dont on ne saura sans doute jamais ce qu’elle retrace, à l’explicite et conquérante colonne Trajane à Rome, aux scènes de la vie des personnages bibliques sur les vitraux ou les fresques des églises, les exemples sont innombrables. Pour les amateurs de compétition, les plus anciennes scènes historiées connues, peintes il y a plus de 50 000 ans, des millénaires avant les peintures rupestres d'Europe, seraient celles découvertes assez récemment sur l’ile de Sulawesi, de personnages animés autour d’un cochon.

Masaccio, au début du 15ème siècle dans les fresques de Santa Maria del Carmine à Florence, représentait, dans un décor unique, deux épisodes légendaires éloignés dans le temps et l’espace de la vie de saint Pierre. À gauche Pierre ressuscite le fils de son geôlier pour montrer ses compétences et gagner sa sortie de prison ; à droite, des années plus tard, Pierre est vénéré et traité comme un pape, parce qu’on ne ressuscite pas un mort tous les jours. La fresque elle-même a été réalisée en deux étapes très éloignées, à moitié inachevée par Masaccio en 1428 et terminée par Filippino Lippi vers 1485.

Mais c’est sur la fresque qui se trouve juste au-dessus que Masaccio s’est laissé aller. Il a peint dans une seule image trois moments successifs d’un même épisode de la vie du saint. C’est le "Paiement du tribut". Au centre, en courte tunique rouge, un occupant romain réclame la taxe pour l’entrée dans Capharnaüm. Jésus, qui a réponse à tout (on le reconnait dans la bande à ses traits nettement plus distingués), indique à Pierre à sa droite (tunique bleue, toge jaune avarié) qu’il trouvera de la monnaie dans la bouche du premier poisson venu - la méthode de fabrication de la fausse monnaie ne pouvait pas être décrite publiquement et Masaccio n’est pas limpide non plus sur le sujet. À gauche donc comme indiqué par la direction des mains, Pierre (le même) traficote avec ledit poisson et en sort une pièce qu’il donnera au percepteur romain à droite (il lui a déjà donnée, si vous êtes arrivés dans la chapelle par la droite).
Est-ce qu’un barbare qui ne connait pas la légende serait capable de reconstituer, à la vue de la fresque, la chronologie de la scène ? Peut-être, si la toge de Pierre au centre n’avait pas viré du jaune d’or à cet orange raté et si la monnaie était bien identifiable dans la bouche du poisson et dans la main du romain, mais serait-il assez malin, il ne résoudra pas le truc du poisson-tirelire.
  
Enfin, dernier exemple, on ne peut pas bavarder du temps et de l’espace sans considérer la performance de Hans Memling dans les Scènes de la passion du Christ, peintes vers 1470, aujourd’hui à Turin, Galeria Sabauda
Dans la moitié seulement d'un mètre carré, le peintre est parvenu à placer 23 scènes consécutives de la légende de Jésus, en respectant presque parfaitement la chronologie dans le déplacement du personnage sur l’image. Le miracle est dans l’ingéniosité de la mise en scène (suivez son cheminement sur cette image plus lisible, de deux fois la taille réelle).
Jésus arrive en haut à gauche, serpente dans la ville jusqu’aux scènes nocturnes du bas, et remonte en serpentant vers la crucifixion. De là-haut l’œil descend vers la mise au tombeau et la résurrection à droite (ici la chronologie se dilue un peu) pour suivre la remontée du personnage vers le soleil en haut à droite, comme dans les albums de Lucky Luke. Notez alors l’épisode minuscule du lac de Tibériade, où on distingue mal si notre héros a réellement marché sur l'eau (la collection Kress possède une copie ancienne fidèle et de dimensions proches, curieusement découpée en triptyque, dont la scène du lac est absente). 

Tous ces détours nous conduisent à la singularité du tableau d’aujourd’hui, car dans le Memling on aura peut-être remarqué, à droite, un homme qui emmène son enfant au réjouissant spectacle de la crucifixion. Et comme le soldat qui le suit, en passant il regarde vers sa droite la résurrection du Christ. C'est une erreur de chronologie à ce moment du récit, mais le génie du peintre transforme ici une faiblesse scénographique en un mirage prémonitoire. 
Et c’est un effet similaire, un flottement du temps qui emprunte des raccourcis, qui fait l’attrait de notre tableau singulier du jour.

La pinacothèque Brera de Milan qui l’expose le titre "Scènes de la vie de saint Jérôme, Saint François en extase, avec frère Léon", le date des années 1500 et ne sait pas à qui l’attribuer, peut-être un peintre espagnol, en lien avec la Lombardie et Venise pour le style. 
On y voit, dans un paysage montagneux, aux premiers plans, Jérôme (trois fois) et au fond, François (en extase), Léon (un copain qui somnole sans cesse) et Jésus (on ne le présente plus). Jérôme est un des personnages les plus représentés dans l’art occidental, généralement en ermite dans un décor rocheux, flanqué d’un lion dépressif un peu collant et d’un chapeau de cardinal écarlate. Comme il s’y ennuie, il simule souvent quelque occupation, pour la photo ; lire un livre, écrire à la plume, se frapper la poitrine avec un caillou.
 
Le trouble dans cette scène anonyme ne vient pas de l’accumulation, habituelle, d’erreurs de chronologie : ici le personnage au centre est présumé avoir vécu il y a 2000 ans, Jérôme 1600 ans et François 800 ans ; par ailleurs le large chapeau de cardinal date de 800 ans après Jérôme et les parchemins aussi finement reliés n’existaient sans doute pas de son temps. Anachronismes banals dans toute peinture religieuse, qui créent le lien avec l’époque des spectateurs et font sans doute partie du charme de ces contes de fées.
L’étrangeté vient de ce Jérôme multiplié par trois "sans référence explicite aux épisodes habituels [de la vie du saint]" admet le commentaire du musée. 
On a l'impression d’assister à un seul évènement, une scène fantomatique de ferveur religieuse avec François d’Assise, traditionnellement représenté à genoux recevant les stigmates, ces mêmes blessures subies par Jésus 12 siècles auparavant. Habituellement François les reçoit d’un crucifix volant (comme chez Van Eyck). Ici, il lui tourne le dos, mais ne nous laissons pas distraire par cette question pour expert en byzantinisme. 
Devant cette apparition, le peintre a installé trois Jérôme qui exécutent peut-être dans son intention une séquence chronologique : de la gauche vers la droite Jérôme lit, quand, surpris par le mirage, il ferme son livre et s’agenouille pour prier ; ou bien de la droite vers la gauche il est surpris en prière, prend son journal et y note sa vision (ce détail dans sa main serait une plume, ou un calame ?)

Et ces trois Jérôme dans le même lieu évoqueront sans doute pour les cinéphiles la fantastique scène presque finale du film de Stanley Kubrick en 1968, 2001 l'odyssée de l'espaceDans un raccourci qui s’éternise, et une des plus belles scènes de l’histoire du cinéma, le personnage, en observation dans une clinique stylée (une sorte de zoo disait le cinéaste), assiste physiquement aux évènements de son propre vieillissement, comme un double décalé dans le temps (voyez ici cette scène indescriptible, dans une petite qualité - 61Mo pour 6’41" - simplement pour en raviver le souvenir).

"Illusions, tout cela" direz-vous. "Narrativium" aurait dit Terry Pratchett.
Oui, c’est toujours la même chosel'humain ne s'est jamais satisfait du réel, c'est ce qui le distingue probablement des autres animaux. Dès la naissance on l'abreuve de fictions, alors il passe le reste de sa vie à se raconter des histoirescomme les Indonésiens autour du cochon*.

 

* Ces cochons en lien ne sont pas les mêmes que celui vu plus haut, ils se trouvent dans une autre grotte (Leang Tedongnge) du même massif située 4 kilomètres au nord-ouest. Alors que celui-là était daté de 51 200 ans, l'un de ceux-ci vient d'être re-daté à 48 000 ans.


samedi 6 mai 2023

La vie des cimetières (107)


Guerre ou attentat, quand elle subit un traumatisme, la société, qui sait bien que le souvenir d'un drame n'a jamais empêché la récurrence du mal, choisit cependant d'entretenir la mémoire de l’évènement, pour ne pas oublier les innocents sacrifiés, dit-elle.
Peu après le massacre du 10 juin 1944 à Oradour, à 20km au nord-ouest de Limoges - où un bataillon de 200 soldats d’occupation avaient réuni tous les habitants du village et exterminé pour l’exemple 650 innocents par le feu et la mitraille - les autorités décidèrent de préserver le village martyr dans l’état de ruine, afin "d’entretenir l’émotion et la haine" dit (ou cite) Wikipedia.

On ne sait trop ce qui, essentiellement en été, anime la curiosité des 200 à 300 000 visiteurs qui viennent sur les lieux 80 ans après le massacre, mais on leur a promis un village comme au jour de son abandon, un village qui prouve qu’il a souffert, pas un banal terrain vague infesté de mousses, de ronces, de plantes envahissantes recouvrant quelques cailloux. 
Or le temps et les intempéries n’ont que faire de la mémoire des hommes et persistent à tout corrompre sur leur passage. Alors on ne cesse de consolider les restes de murs, infiltrer des résines protectrices, tenter de limiter l’érosion, raviver les couleurs qui s’affadissent. L’entretien d’une ruine est une activité ruineuse. 
D'ailleurs des voix économes commencent à s’élever qui proposent de concentrer les dépenses sur certains vestiges représentatifs, le garage, la poste, l’église, et d’abandonner le reste au temps. 

Un jour, dès le début peut-être, on eut l’idée de mettre en évidence les objets usuels que le feu n’avait pas détruits, et ainsi d'évoquer, par l’absence, les habitants martyrisés. Alors apparurent aux côtés des squelettes de vélo et des carcasses d’automobile, sur les murs et les rebords de fenêtre, incongrues comme des animaux fantastiques, presque vivantes, une légion de machines à coudre américaines de marque Singer et Howe, instruments que les surréalistes révéraient depuis qu’ils avaient lu, dans le chant sixième du Maldoror de Lautréamont, cette phrase qui les avait tant émus "… beau […] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie !".


mardi 14 septembre 2021

Errer au Prado (2 de 2)

Suite et fin (temporaire peut-être) d'une visite du musée numérique du Prado.
 

Parmi les innombrables tableaux peints par Hubert Robert, si nombreux que personne n’a encore réussi à éditer un catalogue complet de son œuvre, le Prado héberge un des plus magistraux, hélas oublié dans les réserves.

Encore sous l’emprise de l’admiration pour son modèle Giovanni
Panini, Robert avait représenté vers 1760-70 le gigantesque amphithéâtre de Rome, le Colisée, sous un angle très ordinaire (aujourd’hui à l’Ermitage).
20 ans plus tard, devenu « Robert des ruines », il fouinait dans les dessins de ses 11 années de jeunesse passées en Italie et imaginait ce point de vue de l’intérieur du monument d’une ingénieuse subtilité (illustration ci-dessus).

Il y succombe comme toujours à son besoin de nous seriner, comme l’avait fait Du Bellay, que les plus grandes réalisations humaines, y compris les civilisations, disparaissent, alors que la vie, pourtant si fragile, demeure, étonnée voire amusée de cette inconstance.
Ici l’histoire s’inscrit logiquement, comme les fouilles, dans un mouvement de spirale autour d’un axe vertical, le temps, qui peut être lu dans les deux sens selon l’humeur du spectateur.

En bas, dans un grand trou circulaire et sombre se déroulent les fouilles, le passé à découvrir. Au dessus, dans une partie reconstituée des ruines, parmi un groupe de personnes en habits anachroniques pour certains, peut être un ancien ou un guide raconte le passé aux plus jeunes, ou joue une scène antique. En haut, de jeunes curieuses grimpent au sommet du tumulus et découvrent en contrebas, dans une position périlleuse, les fouilles réalisées. Ainsi le présent risque de tomber dans l’oubli.
On se rappellera le tableau du musée Cognacq-Jay, l’Accident, où Robert ironisait sur le même thème en faisant chuter d’une ruine un amoureux et son bouquet de fleurs directement dans un sarcophage antique.

 

Il n’y a pas un musée des beaux-arts qui ne possède une œuvre de la famille Francken, le plus souvent de Frans le deuxième. Il y aurait des milliers de tableaux. La dynastie a fleuri à Anvers pendant plus d’un siècle.
Au début du 17ème, à l’époque de Frans le fils, le plus prospère, et le plus talentueux, l’atelier était devenu le magasin de la Samaritaine.
On y satisfaisait toutes les envies du client. Tous les genres étaient au catalogue, allégories profanes, pièces religieuses, paysages animés (avec l’aimable collaboration de prestigieux collègues spécialisés dans le genre), natures mortes, scènes de sorcellerie, et le tout avec beaucoup de personnages dans des mises en scène savantes et souvent très originales. La pièce favorite était le cabinet de curiosités qui détaillait minutieusement la collection réelle ou rêvée du client. Des heures à découvrir les innombrables détails, on en avait pour son argent.

Un peu comme pour Hubert Robert (135 000 visiteurs au Louvre pour la rétrospective de 2016), la renommée de Francken n’est pas suffisamment élevée pour en faire une tête de gondole, c’est pourquoi nous conseillerons à tout amateur de belle peinture surpeuplée aux détails exubérants de se munir d’une accréditation sanitaire et de se rendre à Cassel dans le Nord, avant le 3 janvier 2022, au musée de Flandre qui consacre une grande exposition à la dynastie Francken.
La cotation très relative des Francken, l’éloignement de la capitale, et la crainte sanitaire qu’entretiennent les autorités devraient en faire une exposition apaisée et mémorable pour l’amateur intrépide.

En attendant, le site du Prado en présente une belle série de 22, essentiellement bibliques (détail d’un Ecce Homo ci-dessus). Sur place il n’en expose qu’un seul, et encore, temporairement.

 

Antonello de Messine était sicilien (évidemment) au milieu du 15ème siècle. Il a certainement découvert à Naples la peinture flamande alors prisée (peut-être celle de Petrus Christus), en Toscane celle de Piero della Francesca, et à Venise celle de Giovanni Bellini.

Chaque tableau d’Antonello évoque une de ces influences, à l’exception de ce Christ mort pleuré par un ange, peint à l’huile et la tempera sur un panneau de bois (détail ci-dessus). Il daterait de la fin de la courte vie d’Antonello.
Pour une fois dans sa rare production, on ne se trouve pas devant un cadre bien équilibré où s’inscrivent des personnages peints avec distance, voire froideur. Ici les personnages, décentrés, débordent du cadre, comme si l’évènement s’était produit là, hors de la volonté du peintre, qui aurait préféré bien centrer son sujet et ne pas rogner l’aile de l’ange ni le mur de Jérusalem (en réalité ce serait Messine). Au cadrage « instantané » s’ajoute un réalisme des attitudes et des expressions, unique chez Antonello.

Dans la réalité le tableau est exposé au niveau zéro du musée.

 

Terminons cette errance au Prado par Joachim Patinir ou Patenier, paysagiste rarissime du début du 16ème siècle dont on connait moins d’une vingtaine de paysages, tous exceptionnels. Le Prado en expose 4, dans la même salle, la plus belle collection qui soit.

Une conservatrice du Prado qui commente une courte vidéo sur le Passage du Styx nous apprend que le peintre a figuré, sur 2 de ces 4 tableaux, un minuscule personnage en train de déféquer, et que pour cela Patinir avait été surnommé « der kacker » (el defecador).
Reconnaissons qu’en fouillant tout Patinir sur les médiocres reproductions disponibles, nous n’avons trouvé pour l’instant que les deux impatients du Prado, qui mesurent respectivement 1 cm. au fond, près des cochons, derrière un arbuste (illustration ci-dessus), et 8 mm. sur la berge du Styx devant un squelette de monstre marin.

On notera à la poursuite de ce Graal que l’œuvre de Patinir, très bucolique, comporte finalement beaucoup plus de lapins que de défécateurs.

dimanche 13 septembre 2020

Situation stationnaire

Depuis 6 mois, les considérables restrictions de déplacement des humains sur la planète, et ainsi la diminution de 75% du tourisme mondial, ont nécessairement ravivé la croisière stationnaire, la promenade virtuelle sur internet. D'autant que le voyageur immobile dispose depuis quelques années d'une dimension supplémentaire, il peut voyager dans le temps.  

On en avait parlé ici-même, il y a longtemps, quand l'application de bureau, Google Earth, puis le site internet Google Maps, après avoir intégré à leur cartographie la fonction Street View (la terre vue depuis la rue), y avaient ajouté entre 2009 et 2014 la chronologie, les saisons, les années.

Pour les amateurs de vues par satellite, qui souhaitent par exemple s'extasier devant la croissance régulière dans le Xinjiang des camps de vacances pour Ouïgours et Kazakhs, où la seule chose à être exterminée, au dire du chef de camp M. Xi Jinping, c'est la mauvaise humeur, pour ces amateurs d'évolutions à grande échelle, les instantanés chronologiques ne sont plus disponibles que dans l'application Google Earth pour ordinateur, et n'ont pas été intégrés dans les versions pour mobile ou ou internet. Cherchez un bouton bleu en forme d'horloge coiffée d'une flèche verte. 

Quant à la fonction Street View, sur le site de Google Maps (vous savez, dans les outils, en faisant tomber le petit personnage jaune d'une altitude létale), une illustration étant plus évidente qu'une phrase alambiquée, voyez ci-dessous comment on voyage dans le temps, quand l'horloge apparait en haut à gauche (après quelques secondes), en déplaçant le curseur temporel et sélectionnant la vignette.
Ici, à Aberdeen, Google est passée 4 fois en 9 ans.

 
Et comme Ce Glob est Plat n'avait pas fait de tournée des cimetières « vus de la rue » depuis celle d'Angleterre et d'Écosse en 2014, vous découvrirez bientôt ici un tour des cimetières pittoresques d'Irlande.
 

mardi 21 avril 2020

Atermoiement sine die

Dans quelques jours, les 23 et 28 avril, devaient ouvrir à Paris deux expositions rares et capitales dont on ne dit mot dans la presse (alors qu’on y regrette les expositions Tissot, Christo ou Pompéi).
Il y avait d’abord une exposition monographique de l’immense et minutieux Albrecht Altdorfer au musée du Louvre (200 œuvres), puis l’Âge d’or de la peinture danoise, au Petit palais, prématurément conseillée avec enthousiasme ici-même.

Sans la pandémie, ces deux expositions fermaient en aout. Mais comme il est probable que les musées français resteront clos longtemps encore après que la réclusion des personnes sera levée, alors que la majorité d'entre eux reçoivent encore moins de public que les toilettes du château de Versailles, on se consolera, ou on se tourmentera, selon l’humeur, en feuilletant le catalogue des expositions, si les librairies ouvrent et sont approvisionnées en papier imprimé.
Celui d’Altdorfer est déjà annoncé avec 275 illustrations sur 384 pages, dans la boutique en ligne du Louvre. Elle y a même discrètement remplacé les dates prévues de l’exposition pour d’autres aussi peu réalistes, du 20 mai au 17 aout.

On aura donc largement le temps de fouiller parmi les désormais 324 932 œuvres en ligne des Musées de la ville de Paris, dont nous louions innocemment les mérites le 1er février dernier.
Et on y découvrira que la vogue des images reproduites en gigapixels s’y est discrètement insinuée. Pour mémoire une reproduction en gigapixels permet de distinguer sur une œuvre des détails si fins que l’artiste ne savait pas les y avoir mis.

La société espagnole Madpixel, spécialisée dans les images en très haute résolution, propose depuis des années ses services en partenariat aux musées d’Europe, et crée pour tablette ou téléphone des logiciels d'admiration de ses numérisations, appelées parfois « Second Canvas ».
Ils sont souvent gratuits parce que le nombre d'œuvres photographiées en gigapixels est pour l’instant réduit, 11 pour le SMK de Copenhague, 8 pour Thyssen Málaga, 5 pour Bruxelles, 4 pour Lisbonne, une centaine pour Paris Musées. Ceux du Mauritshuis et du Prado sont payants.

Outre ce logiciel autonome, le site des Musées de la ville de Paris présente sur internet, sur la page de chaque œuvre qui a été numérisée ainsi en très haute définition, un bandeau titré MÉDIA et consacré à sa consultation vertigineuse.
Mais il faut connaitre, parmi les 300 000, quelles sont les 100 ou 150 élues.

En voici quelques unes en attendant…

La fête de la Fédération au Champ-de-Mars, le marché et la fontaine des Innocents, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Juliette Récamier par François Gérard, le grand canal de Venise vu du Rialto, et vu de Santa Chiara, par Canaletto, le repos des nymphes par Boucher, le banquet de Cléopâtre par Tiepolo, l’indiscret, et les conscrits porte saint-Denis, par Boilly, le portrait de Bonnard par Vuillard, la Seine à Lavacourt par Monet, le Burg à la Croix par Victor Hugo, l’abreuvoir, et enfin la chute d’une ruine, ou l'Accident, par Hubert Robert.

C’est la chute d’un brave amoureux qui voulut faire le fanfaron et monta cueillir des fleurs sur l’entablement instable d’une ruine romantique (détail illustré ci-dessous). Le commentaire du musée Cognacq-Jay y voit une ironie tragi-comique sur les cycles du temps, puisque l'infortuné redeviendra certes poussière, mais de retour au fond d'un sarcophage antique au pied de la colonne. En tout cas Robert avait une idée fantasque de la chute des corps. Les lois de l’attraction devaient se soumettre au mouvement du drame.



Mise à jour le 21.04.2020 : Comme tout bon président en France, celui du Louvre aurait décidé tout seul de reporter l'exposition Altdorfer à l'automne. Nous verrons.

lundi 28 janvier 2019

Les fantômes de Bourges



La façade occidentale de la cathédrale Saint-Étienne de Bourges, avec ses cinq portails abondamment historiés, d’une inspiration et d’une finesse égales à celles de Reims, Amiens ou Chartres, a été sculptée entre 1240 et 1250. C’était la période magique, et très courte semble-t-il dans la statuaire gothique, où les anges se mettaient à sourire.

En 1564, au début des guerres de religion, les luthériens décapitaient la soixantaine de saints et saintes qui étaient alors alignés sur les piédroits au long de la façade.

Le temps a fait le reste. Les intempéries, les déprédations, et l’indifférence ont érodé les contours de la pierre, brouillé les visages, rongé les détails. Là où grouillait un peuple coloré de démons grimaçants, d’anges souriants, de prophètes, d’artisans, de paroissiens, ne sont plus que des zombis mutilés, blafards après le récent nettoyage, des spectres qui ont oublié leur rôle dans la monumentale mise en scène, oublié les croyances qui ont inspiré la construction de ce gigantesque mausolée, oublié jusqu'au souvenir des prélats vaniteux qui y sont ensevelis.

Pour les visiteurs, aujourd'hui, la cathédrale devient peu à peu incompréhensible, offerte à toutes les fantaisies de l'imagination, et d'autant plus mystérieuse et belle.

 
 

 

dimanche 30 juillet 2017

Des dés et de leur destinée

L’histoire se passe aux confins de la terre, où elle ne peut pas aller plus loin et se dissout en milliers d’ilots rocheux façonnés par le vent et la pluie, de telle manière que le promeneur en est émerveillé.
Il y voit des formes inattendues, des lapins, des dragons, des objets quotidiens, des casseroles, des sorcières.

Il y a, à Trégastel en Bretagne, entre la Grève blanche et la plage du Coz-Pors, au sommet d’un vague corps de rochers granitiques rongés par les ans, une tête entre le gris et le rose, hautaine comme celle du Sphinx dans le désert égyptien, qui ressemble aussi à une boite de conserve cabossée rappelant un crâne dessiné par Tim Burton, ou à un vieux poste de télévision design à tube cathodique, selon le point de vue.

L’opinion, et la cartographie, l’ont appelé le Dé, parce qu’il est plus ou moins cubique, sous certains angles de vision. En fait, vu de satellite, c’est un trapèze, mais peu importe, tous les dés ne sont pas cubiques, et c’est plutôt à l’équilibre menaçant de ses 1000 tonnes qu’il doit ce sobriquet.

Et comme cette instabilité s’accentue forcément depuis des siècles ou des millénaires, il y aura bien un jour une tempête exceptionnelle, comme celles de 1999 ou de 2008, qui jettera le dé. On dit de ces intempéries inhabituelles qu’elles le sont de moins en moins.










Il reste à organiser les paris sur la face qui sera alors visible de satellite, après que le dé aura versé. Le poste de télévision, la boite de conserve, la tête de mort ou la mystérieuse face aujourd’hui invisible ?
Il est cependant probable que l’espèce humaine ne sera alors plus là pour constater pertes et gains.

vendredi 30 janvier 2015

La vie des cimetières (60)


Les belles dames du cimetière Staglieno à Gênes

Dans la Ballade des dames du temps jadis François Villon regrettait les belles dames du passé, dans un vers devenu immortel,
« Mais où sont les neiges d’antan ? »

On dit qu’il faisait allusion à une tradition répandue au 15ème siècle dans le nord de l'Europe, les fêtes annuelles de la glace et de la neige où des personnages historiques ou mythiques étaient sculptés aux grands froids et fondaient avec la pluie et les redoux.

Les grands cimetières monumentaux ont aussi leurs dames du temps jadis. Elles se couvrent lentement de mousse et de poussière, mais de mémoire d'homme elles ne disparaissent jamais.












dimanche 22 septembre 2013

La vie des cimetières (51)


Quelques instants de vie quotidienne au cimetière monumental Staglieno, à Gênes.
Ci-dessous, devant le bocal d'œillets, il est inscrit sur la petite lampe, sous l'effigie du Christ, que la pile dure huit jours.


lundi 16 septembre 2013

Persistant comme la rose

Mais elle était du monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin ; 
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin. 
François Malherbe, Consolation à M. du Périer, 1599

En janvier 2002, dans la constellation de la Licorne, près d'Orion, une vieille étoile qui avait dans le passé expulsé discrètement une énorme enveloppe de poussière et de gaz, eut un sursaut explosif qui illumina le nuage qui l'entourait.
Vu de la terre, le spectacle donnait l'impression de l'éclosion puis le flétrissement d'une gigantesque rose à mesure que la lumière atteignait les couches de poussière les plus éloignées. La floraison dura plus de quatre ans.
Les astronomes l'appellent V838, elle se trouve au bord de la Galaxie à 20 000 années-lumière de Paris, à peu près.


En 1966 Halton Arp classait dans son Catalogue des galaxies particulières un étrange objet céleste en forme de fleur, sous le numéro 273.
Il s'agissait de deux galaxies situées à 300 millions d'années-lumière, UGC1813 (PGC8961) et UGC1810 (PGC8970). La première aurait, dit-on, traversé la seconde voilà quelques centaines de millions d'années, l'obligeant par les forces de l'attraction à déployer ses bras en forme de spirale. Personne n'a été blessé, car on dit que les étoiles, dans une galaxie, sont tellement distantes qu'elles se croisent de très loin et s'adressent à peine un salut.
Arp273 se trouve dans la constellation d'Andromède, entre Algol et Almaak. Les astronomes l'appellent La rose. Sa forme n'a pas bougé depuis 1966. Depuis des millions d'années non plus.

Le jardin de l'astronome parait n'avoir aucune limite, dans l'espace ni dans le temps. Celui du poète est exigu et fugitif. Une petite barrière de bois l'enclot. Les roses n'y vivent qu'une pincée de jours.

dimanche 30 décembre 2012

De la nature (billet d'humeur)

Tandis que, partout sur la planète, les habitants se remettent contrariés de ces fêtes annuelles de l'enfance et du commerce qui débutèrent par une fin du monde décevante, le sage profite de ce sursis, s'arrête sur une aire d'autoroute, commande une saucisse avec des frites, se tourne vers l'horizon et contemple le flux inexorable du cosmos.
Et le spectacle qu'il découvre n'est pas rassurant, car, disons-le sans détour au mépris d'avoir à subir un jour ses représailles, la nature pratique une véritable gabegie.

Il y a en premier lieu cette débauche d'énergie. Le soleil émet parait-il 400 mille milliards de milliards de kilowatts par seconde dont la Terre récupère tout de même un demi-milliardième. Et il y a des milliards de milliards de soleils.
Et des sous-commissions parfaitement officielles de ministères importants demandent au bourgeois moyen de baisser son chauffage domestique d'un degré centigrade et d'éteindre la lumières des toilettes après usage. Mais de qui se moque-t-on ?
Est-ce la faute du citoyen honnête si toute ces fusions nucléaires, ces forces physicochimiques dépensées depuis des millions de millénaires se soldent par un résultat dérisoire, quelques animalcules qui se disputent les dernières miettes d'une planète moribonde ?

Et le gaspillage de place, cet espace inutile, mal desservi et ruineux en transports, entre les planètes, les étoiles, les galaxies. Tout ce vide est indécent à qui connait le prix du mètre carré immobilier, notamment en région parisienne.
Et puis l'eau, ces océans d'eau qui envahissent les mers, les lacs, les fleuves, jusqu'au ciel. Sans parler de toutes les espèces d'animaux contrefaits comme le poisson blob, le chat sphynx, le Yorkshire, pauvres rebuts des expériences inavouables de la nature.

Enfin il y a tout ce temps perdu, ces redites, extinctions et recommencements. Trois ou quatre milliards d'années d'impasses et de ratés pour voir la bactérie originelle se transmuer en un mollusque qui contemple sa télévision. Que de temps aurait-on épargné si le projet avait été confié à quelqu'un de moins dépensier, de moins brouillon, avec un calendrier et un cahier des charges détaillés.

Mais la nature, c'est vraiment n'importe quoi !
La prochaine fois, n'oubliez pas de voter contre.

On constatera sans doute sur cette illustration que la nature ne sait pas clairement où elle va.


samedi 26 novembre 2011

La persistance du gris

Au commencement, le monde était en couleurs.

Il y avait bien des grisailles, des dessins au crayon, mais c'étaient des brouillons ou des pastiches. L'œuvre finale était nécessairement colorée, puisque la vie l'était. On pardonnait sa monochromie à la gravure, on s'était faits à son univers simplifié, caricatural, elle illustrait surtout la littérature populaire, la fiction, et on se doutait qu'elle se laisserait un jour séduire par la couleur.

Puis vint le génial Nicéphore Niépce. Et pendant le long siècle qui suivit l'invention de la photographie, de 1830 à 1960, la réalité, jusqu'alors subtile et bigarrée, se changea en une morne chose sans couleur habitée de pâles ectoplasmes. Le monde des autres, le monde lointain qu'on découvrait dans les journaux et les magazines, était grisé. On nous avait fait miroiter des eldorados ruisselants d'oranges et de jaunes mais les pyramides d'Égypte étaient exsangues, la muraille de Chine blafarde, et le grand canyon du Colorado, gris. Niépce n'y était pour rien. Le monde était noir et blanc par les insuffisances de la technique photographique.
L'invention du cinéma et plus tard de la télévision n'y fit rien.

Du temps passa. Nos ancêtres finirent par se persuader, s'habituèrent. Quelques dandies gothiques et anticonformistes en firent une esthétique. À leurs yeux, l'absence de couleur n'était plus une infirmité, elle simplifiait les formes et renforçait le sens. La photographie devenait une allusion, une métaphore.

Gennevilliers, aout 2011

Doucement, la couleur s'installa, dans les années 1960. D'abord imperceptiblement, comme la première émission en couleurs de l'ORTF, en octobre 1967. Mémorable instant, où l'on se frotte les yeux quand le ministre de l'Information annonce fièrement « Et voici la couleur ! », parce qu'on ne perçoit alors pas vraiment de différence. À voir la contenance solennelle des importants personnages présents, on assiste plus à une veillée funèbre, à l'enterrement du noir et blanc, qu'à la naissance des couleurs.

Et aujourd'hui encore, près de 45 ans plus tard, le gris a tant envahi archives et livres d'histoire que son deuil est loin d'être consommé, et même pour qui n'a connu que la couleur, le noir et blanc reste la tonalité du rêve, des souvenirs d'enfance, des choses révolues.
Un jour, en 2050, en 2100, lorsque personne ne saura plus qui étaient Orson Welles ou Greta Garbo, sera commercialisé et popularisé un procédé d'image holographique animée. La photographie en couleurs deviendra alors ce qu'est aujourd'hui le noir et blanc, un objet de musée, une réminiscence, une épure.