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jeudi 24 août 2023

Jérôme Bosch contre l'entropie

Compilation des beaux visages du panneau central du Jardin des délices de Bosch. Certains, très personnalisés, sont sans doute des portraits, ce qui étaierait la thèse de la commande du tableau à l’occasion d’un mariage princier. Tous sont jeunes et nus, mais la morale est sauve quand on sait ce qui les attend sur le panneau de droite, pour avoir abusé de langueur et de fruits.

On s’en souvient peut-être, les 470 000 bienheureux qui s’étaient transportés en 2016, pour la grande rétrospective de Bois-le-Duc, dans cette petite ville du centre des Pays-Bas où le peintre était né et mort 500 ans plus tôt, furent frustrés.
Car le musée du Prado de Madrid, seconde étape de la même exposition et détenteur du plus grandiose des tableaux du peintre flamand, le "Jardin des délices", n’avait pas souhaité l'acheminer si loin, au septentrion, sur plus de 1100 kilomètres ; les trois panneaux de chêne, déjà fragiles, n'auraient pas supporté le voyage.
Résultat, c'était comme une rétrospective Léonard de Vinci sans la Joconde ! Ah non, mauvais exemple, le cinq-centenaire de Léonard au Louvre en 2019 s'est justement fait sans elle.

Plus tard, pendant 17 semaines, les 580 000 bienheureux suivants qui se transportèrent à Madrid où le tableau était donc demeuré, réussirent à apercevoir le fameux triptyque. Certains le prétendent. 
Le Prado affirme qu'il a recueilli le regard admiratif d’environ 5000 visiteurs par jour, nombre qu’on pourra juger ridicule comparé aux 25 000 dans le même temps devant la Joconde à Paris. 
Mais ce serait oublier que la dame italienne est seule sur son balcon, et que le spectateur n’y va que pour vérifier les reproductions et prouver sur son réseau social que l'original existe. 10 secondes lui suffisent pour cela.
Alors qu’à lui seul, le panneau central du triptyque de Bosch héberge 554 humains ou humanoïdes, plusieurs dizaines de portraits, et près de 1000 personnages en incluant les autres espèces. 
Savez-vous combien de temps vous serait nécessaire pour identifier l’expression ou l’activité de chacune des figures de ce panneau de 4,3 mètres carrés ? Ne réfléchissez pas trop longtemps, 5000 touristes attendent derrière vous… Et vous avez déjà dépassé le délai autorisé qui n’était que de 7 secondes en privé devant le triptyque.  

Or rappelez-vous 2009, 7 ans avant cette ruée vers Bosch, Google et le Prado offraient sur internet une reproduction gigantesque du Jardin des délices, 156 547 par 89 116 pixels, soit 14 milliards de pixels, qui disparaissaient lors de l’exposition de 2016, pour renaitre 10 jours plus tard sur un site néerlandais.
En parallèle, de 2013 à 2016, le Projet Bosch (Bosch Project dans l’idiome dominant) partageait en ligne le résultat de ses travaux de préparation du cinq-centenaire avec des reproductions également colossales de toutes les œuvres du peintre (décidément, encore un projet hollandais, il n'y a que le nord de l'Europe, les Hollandais et les Anglo-saxons, pour respecter les principes du domaine public et le diffuser au monde entier sans contrepartie).

Eh bien par miracle, au mépris de la 2ème loi de la thermodynamique sur internet, ces deux sites sont toujours accessibles (pour le Projet Bosch il faudra passer outre un message d’alerte imbécile).
Leur manipulation aisée et fluide est un plaisir et les conditions de visite idéales. Bosch lui-même n’aura jamais vu autant de détails. Restez-y des heures, fouillez le moindre recoin, copiez ce que vous pouvez par tout moyen, licite ou non.

Qui sait combien de temps ces merveilles incomparables peintes voilà cinq siècles seront encore visibles ?

Les adresses, pour mémoire :
▷ Le jardin des délices de 2009 (choisissez Free explore, enlevez les Markers dans le menu en haut à droite et coupez éventuellement le son),
▷ L'œuvre complet de Bosch (par le projet Bosch, également en mégapixels et en infrarouge, rayons X et autres indiscrétions).

Petite astuce, si, devant un détail d’un tableau du Projet Bosch, vous souhaitez exprimer votre humeur sur les réseaux sociaux, vous pouvez transmettre un lien direct qui pointe exactement sur le détail devant vos yeux en copiant et envoyant le contenu de la barre d’adresse.

mercredi 14 septembre 2022

Le marché au détail (3 de 3)


Encore quelques détails d’œuvres passées en vente publique ces dernières années. Aujourd’hui des scènes infernales et de sorcellerie du 17ème siècle en Hollande, entières cette fois. 

À la suite de Jérôme Bosch puis de la lignée des Brueghel, les peintres flamands et hollandais des 16ème et 17ème siècles, en moralistes astucieux, moquaient l’humain, ses conceptions délirantes et son agitation hystérique, tout en faisant croire aux autorités religieuses qu’ils peignaient le monde futur imaginé pour menacer les mécréants. 
Ça devait être un plaisir bien divertissant que de peindre ces scènes surréalistes avant l’heure, pleines de sorcelleries et de bestialités en tout genre, de choses grouillantes et de congénères grignotés par des monstres antipathiques. Ça les changeait des angelots grassouillets et des vierges immaculées.

En haut, Cornelis Saftleven, une superbe "scène animalière" vendue par Christie’s 10 fois l’estimation, en mai 2012.
On a retenu le nom de Cornelis Saftleven pour ses curieux tableaux de genre, folies animales, allégories moralisatrices, et on oublie qu’il était un maitre de son art, de l’envergure d’un Rembrandt, comme dans cette scène, ou celle-là. Pour mémoire, il n’y a plus guère que sur le site monstrueux de l’illustrateur Aeron Alfrey, MonsterBrains, qu’on trouve des reproductions acceptables de Saftleven.

À gauche, une scène de sorcellerie de Van Wijnen, dit Ascanius, habitué du genre, vendue par Sotheby’s en juillet 2016. Ascanius était aussi pourvoyeur de scènes bibliques délirantes, carrément cosmiques comme cette Tentation de saint Antoine, ou cette Création (admirez la partie de billard électrique au centre, une sorte de Salvador Dalí du 17ème siècle). Les bonnes reproductions de Wijnen semblent introuvables. 

Enfin à droite, une scène de sorcellerie par un peintre hollandais non identifié actif à Rome au 17ème, mise aux enchères vers 2020, et en bas une scène de l’Enfer dans le style de l’école hollandaise au 17ème, en vente chez Sotheby’s en janvier 2021.
Toutes ces informations sont d’une précision douteuse, convenons-en, mais quelques détails sont amusants.


vendredi 26 août 2022

Le marché au détail (2 de 3)

Suite des détails d’œuvres passées sur le marché des ventes publiques ces dernières années. Présentation toujours plus laconique. Ici les détails sont verticaux.



Liste des détails 


01 : Cercle de Gerard David - Vierge et ange - Dorotheum

02 : Anonyme vers 1880 - Nu de dos - Dorotheum 2020 

03 : Gérôme JL - Madeleine Gérôme - Dorotheum 2022 

04 : Schinwald - Hannah 2013 - Doyle 2020

05 : Van Gelder Nicolaes. - Poule - Dorotheum 2022

06 : De Vos, Hulst - Combat de chats - Artcurial 2022

07 : Heem, Cornelis - Nature morte aux fruits - Heim

08 : Fris J. - Vanité au casque - 2022

09 : Vida, Gabor - Chez l'armurier - Dorotheum 2021

10 : Anonyme France - Scène de déluge inachevée - Artcurial 2018

11 : François de Nomé, Desiderio - Enée - Artcurial 2022 

12Benjamino de Francesco - Ferdinand 2 de Sicile catacombes San Gennaro - Dorotheum. 2022 

13 : Vernet (atelier) - Pêcheurs - Bonham's 2022 

14 : Robert Hubert - Lavandières dans un bain romain - Sotheby's 

15 : Fuchs Richard - Porte au Maroc - 2022

16 : Fisher, Ludwig Hans - The Khamsin - 2021

17 : Molenaer Claes - Toilettes - Dorotheum 2021

18 : Dorth - Planches - Artcurial 2019


Fin des détails (3 de 3)...



samedi 20 août 2022

Le marché au détail (1 de 3)

Lorsque parut en 1992 "Le détail, pour une histoire rapprochée de la peinture", livre de Daniel Arasse, médiatique historien de l’art, tout le monde s’exclama en chœur, reprenant le commentaire auto-promotionnel du livre, qu’il ouvrait un nouveau domaine remettant en question les catégories de l’histoire de l’art. Rien que ça !

En fait le brillant Arasse reconnut lors d’un entretien que c’était parce qu’il s’ennuyait tellement dans les musées, devant ces milliers de portraits identiques, ces paysages semblables et ces allégories religieuses vues et revues, qu’il s’était mis à y rechercher l’anecdote originale, le détail inattendu que le peintre ajoute, plus pour agrémenter son travail, pour éviter, lui aussi, l’ennui, que pour insinuer de profondes cogitations intelligibles aux seuls érudits - comme les rêvait monsieur Arasse. Il aurait même trouvé une tache équivoque (sans doute visible seulement de son esprit) sur la robe couverte de fleurs imprimées de madame Moitessier, qu’Ingres mit si longtemps à peindre, tache qui représenterait, d’après l’historien très inspiré par les billevesées freudiennes, le propre désir du peintre.

En réalité Arasse dans son livre n’inventait rien, sinon ses propres fantaisies. Il suffit de fréquenter un peu les musées et d’écouter les remarques du public, pour constater qu’il s’intéresse avant tout au détail, aux riens qui dévoileraient quelque intention de l’artiste. C’est une impulsion humaine et un biais commun que de voir des desseins partout. C’est même le rôle social de l’art que d’échanger ces points de vue hasardeux, comme au comptoir d’un bistro.
Arasse l’intellectuel, curieux comme tout le monde, a écrit ce livre pour justifier sa passion du détail et son penchant excessif pour le particulier et ses significations imaginaires. Il y échafaudait, comme dans ses autres livres, sur Vermeer par exemple, de laborieuses constructions intellectuelles et en déduisait des conclusions souvent discutables, mais si personnelles et érudites qu’il aurait été épuisant et inutile de les discuter. 

Conscient que tout commentaire non informé sur un objet d’art n’est que l’expression des préoccupations rarement palpitantes du commentateur, nous consacrerons trois chroniques à la présentation de détails d’œuvres passées sur le marché des ventes publiques ces dernières années, mais sans donner de lien vers le tableau entier, sans commentaire, sinon le nom de l’artiste, un vague titre de l’œuvre, et la maison ou la date de la vente. Ça reposera l’auteur de ces lignes, et un peu de recherche sur le site des maisons de ventes devrait permettre aux curieux de retrouver les œuvres en question.  

Aujourd’hui les détails seront panoramiques. On jugera peut-être que ce sont presque des vues d’ensemble, mais regardez bien, elles fourmillent de détails.


Liste des détails 


01 : Brandeis, Antonietta - Venise San Marco - Sotheby’s 2021

02 : Van der Heyden, Jan - Jardin Palatif - Sotheby’s 

03 : Robert, Hubert - Lavandières dans un palais - Sotheby’s 

04 : Shikler, Aaron - Wedding preparation - Doyle 2020

05 : Werner C. - Mur des lamentations - Sotheby’s 2021

06 : Barbault, Jean - Caprice romain - Sotheby’s

07 : Falcone, Aniello - Soldats en nocturne - Dorotheum 2021

08 : Coleman M.B. - In the Rockies, Blackfeet - Christie’s 2020

09 : Frère, Théodore - Caravane, La Mecque - Artcurial 2018

10 : Heilmaye, Karl - Venise - Dorotheum 2019

11 : Rieger, Albert - Miramare castle - Dorotheum 2020 

12 : Vida, Gabor - Alchimiste - Dorotheum 2020 

(voir de Vida de belles reproductions dans les commentaires plus bas)

13 : Vernet C.J. - Naufrage - Sotheby’s 2021 

14 : Goetzloff - Baie de Naples - Dorotheum 2021 

15 : Le Royer, Léon - Lecture - Millon

16 : Wyeth, Andrew - Ring road - Christie’s 2021



vendredi 18 février 2022

Tableau mystère numéro 3



Qui a peint ce tableau ?

Il s'agit en réalité d'un détail, beau détail qui pourrait évoquer un souvenir, des vacances, ou l’énigmatique perspective de pièces en enfilade d'un tableau renommé de Samuel van Hoogstraten, au Louvre.

Il montre le quart (en surface) d’un tableau charmant et anodin d’un peintre autrichien sans inspiration et assez logiquement inconnu de nos jours, né en 1854 et mort en 1924.
Mauvais portraitiste, aussi médiocre dans ses scènes au style troubadour fantasmé, tant prisé à l'époque, mais bon observateur dans ses esquisses d’architectures ou d’intérieurs relevées sur le motif. 

Le tableau autour de ce détail mesure 73 cm. en largeur, sans compter le magnifique cadre en bois sombre qui le met particulièrement en valeur et qui sera pour certains la véritable attraction de ce lot mis en vente sur un site d’enchères sous le n°150. 
La meilleure offre est à présent de 1200€, depuis le 13 février. La vente sera close à 16h15 le 22.02.2022.

Ce billet contient beaucoup d'indices, et avec un peu de curiosité vous pourriez même dénicher 6 liens dissimulés dans le texte.
À défaut, l’anonymat du peintre sera levé si vous revenez dans quelque temps, bien entendu après le jour palindrome. 

Mise à jour le 23 février 2022 : Finalement le tableau n'a pas été disputé. Il est resté à sa première enchère, soit 1536€ avec les taxes. Le peintre s'appelle Carl Probst (parfois prénommé Karl ce qui le confond avec un architecte autrichien). On trouve très peu sur lui sur internet. Dans le 2ème paragraphe du billet 6 liens vers ses tableaux sont cachés entre certains mots, par exemple "tableau_charmant".

mardi 14 septembre 2021

Errer au Prado (2 de 2)

Suite et fin (temporaire peut-être) d'une visite du musée numérique du Prado.
 

Parmi les innombrables tableaux peints par Hubert Robert, si nombreux que personne n’a encore réussi à éditer un catalogue complet de son œuvre, le Prado héberge un des plus magistraux, hélas oublié dans les réserves.

Encore sous l’emprise de l’admiration pour son modèle Giovanni
Panini, Robert avait représenté vers 1760-70 le gigantesque amphithéâtre de Rome, le Colisée, sous un angle très ordinaire (aujourd’hui à l’Ermitage).
20 ans plus tard, devenu « Robert des ruines », il fouinait dans les dessins de ses 11 années de jeunesse passées en Italie et imaginait ce point de vue de l’intérieur du monument d’une ingénieuse subtilité (illustration ci-dessus).

Il y succombe comme toujours à son besoin de nous seriner, comme l’avait fait Du Bellay, que les plus grandes réalisations humaines, y compris les civilisations, disparaissent, alors que la vie, pourtant si fragile, demeure, étonnée voire amusée de cette inconstance.
Ici l’histoire s’inscrit logiquement, comme les fouilles, dans un mouvement de spirale autour d’un axe vertical, le temps, qui peut être lu dans les deux sens selon l’humeur du spectateur.

En bas, dans un grand trou circulaire et sombre se déroulent les fouilles, le passé à découvrir. Au dessus, dans une partie reconstituée des ruines, parmi un groupe de personnes en habits anachroniques pour certains, peut être un ancien ou un guide raconte le passé aux plus jeunes, ou joue une scène antique. En haut, de jeunes curieuses grimpent au sommet du tumulus et découvrent en contrebas, dans une position périlleuse, les fouilles réalisées. Ainsi le présent risque de tomber dans l’oubli.
On se rappellera le tableau du musée Cognacq-Jay, l’Accident, où Robert ironisait sur le même thème en faisant chuter d’une ruine un amoureux et son bouquet de fleurs directement dans un sarcophage antique.

 

Il n’y a pas un musée des beaux-arts qui ne possède une œuvre de la famille Francken, le plus souvent de Frans le deuxième. Il y aurait des milliers de tableaux. La dynastie a fleuri à Anvers pendant plus d’un siècle.
Au début du 17ème, à l’époque de Frans le fils, le plus prospère, et le plus talentueux, l’atelier était devenu le magasin de la Samaritaine.
On y satisfaisait toutes les envies du client. Tous les genres étaient au catalogue, allégories profanes, pièces religieuses, paysages animés (avec l’aimable collaboration de prestigieux collègues spécialisés dans le genre), natures mortes, scènes de sorcellerie, et le tout avec beaucoup de personnages dans des mises en scène savantes et souvent très originales. La pièce favorite était le cabinet de curiosités qui détaillait minutieusement la collection réelle ou rêvée du client. Des heures à découvrir les innombrables détails, on en avait pour son argent.

Un peu comme pour Hubert Robert (135 000 visiteurs au Louvre pour la rétrospective de 2016), la renommée de Francken n’est pas suffisamment élevée pour en faire une tête de gondole, c’est pourquoi nous conseillerons à tout amateur de belle peinture surpeuplée aux détails exubérants de se munir d’une accréditation sanitaire et de se rendre à Cassel dans le Nord, avant le 3 janvier 2022, au musée de Flandre qui consacre une grande exposition à la dynastie Francken.
La cotation très relative des Francken, l’éloignement de la capitale, et la crainte sanitaire qu’entretiennent les autorités devraient en faire une exposition apaisée et mémorable pour l’amateur intrépide.

En attendant, le site du Prado en présente une belle série de 22, essentiellement bibliques (détail d’un Ecce Homo ci-dessus). Sur place il n’en expose qu’un seul, et encore, temporairement.

 

Antonello de Messine était sicilien (évidemment) au milieu du 15ème siècle. Il a certainement découvert à Naples la peinture flamande alors prisée (peut-être celle de Petrus Christus), en Toscane celle de Piero della Francesca, et à Venise celle de Giovanni Bellini.

Chaque tableau d’Antonello évoque une de ces influences, à l’exception de ce Christ mort pleuré par un ange, peint à l’huile et la tempera sur un panneau de bois (détail ci-dessus). Il daterait de la fin de la courte vie d’Antonello.
Pour une fois dans sa rare production, on ne se trouve pas devant un cadre bien équilibré où s’inscrivent des personnages peints avec distance, voire froideur. Ici les personnages, décentrés, débordent du cadre, comme si l’évènement s’était produit là, hors de la volonté du peintre, qui aurait préféré bien centrer son sujet et ne pas rogner l’aile de l’ange ni le mur de Jérusalem (en réalité ce serait Messine). Au cadrage « instantané » s’ajoute un réalisme des attitudes et des expressions, unique chez Antonello.

Dans la réalité le tableau est exposé au niveau zéro du musée.

 

Terminons cette errance au Prado par Joachim Patinir ou Patenier, paysagiste rarissime du début du 16ème siècle dont on connait moins d’une vingtaine de paysages, tous exceptionnels. Le Prado en expose 4, dans la même salle, la plus belle collection qui soit.

Une conservatrice du Prado qui commente une courte vidéo sur le Passage du Styx nous apprend que le peintre a figuré, sur 2 de ces 4 tableaux, un minuscule personnage en train de déféquer, et que pour cela Patinir avait été surnommé « der kacker » (el defecador).
Reconnaissons qu’en fouillant tout Patinir sur les médiocres reproductions disponibles, nous n’avons trouvé pour l’instant que les deux impatients du Prado, qui mesurent respectivement 1 cm. au fond, près des cochons, derrière un arbuste (illustration ci-dessus), et 8 mm. sur la berge du Styx devant un squelette de monstre marin.

On notera à la poursuite de ce Graal que l’œuvre de Patinir, très bucolique, comporte finalement beaucoup plus de lapins que de défécateurs.

mardi 7 septembre 2021

Errer au Prado (1 de 2)

Comme 2020, l’année 2021 est en passe de devenir un désastre pour les musées publics et privés qui dépendent financièrement de la quantité de visites. La gestion purgative de la pandémie a réduit leur fréquentation de 75% en moyenne en 2021 comme en 2020. Pour les musées dont la visite est gratuite, comme la National Gallery de Londres ou celle de Washington, l’effet reste secondaire. Pour le plus important des musée de beaux-arts d’Espagne, le Prado de Madrid, la politique de gratuité, limitée aux deux dernières heures d’ouverture (17h-19h ou 18h-20h selon la saison) ne limitera pas sensiblement les dégâts.

Vu la persistance des contraintes sanitaires sur les activités culturelles et les déplacements à l’étranger, il serait raisonnable de poursuivre les visites virtuelles des musées, quand leur site internet est de qualité convenable, et d’aller y découvrir des œuvres ou des détails qui passent souvent inaperçus, parce que, même en restant 8 heures dans les salles du Prado, on n’aurait que 15 secondes à consacrer à chaque œuvre exposée, et on utilisera sans doute ces heures en priorité devant les Velázquez, les Goya, ou à attendre, devant les polyptyques de Jérôme Bosch grouillant de détails savoureux, qu’ils soient enfin accessibles.   

Le Prado expose sur place 1500 œuvres, d'une collection de 8000, et en présente 6440 sur son catalogue en ligne. Les outils de recherche y sont d’une utilisation simple et les reproductions téléchargeables et de qualité satisfaisante (3000 pixels). Les descriptifs sont en espagnol et en anglais (la traduction automatique est possible sur certains navigateurs comme Chrome).


Juan Van der Hamen, marqué par les natures mortes (bodegónes) rigoureusement ordonnées de Sánchez Cotán, eut beaucoup de succès à Madrid au début du 17ème siècle, mais mourut à 37 ans. Une de ses plus belles trouvailles sont ses superbes cerises qu’il entourait de figues ou de prunes d’un gris-indigo pâle. 
En haut, un bijou unique dans sa production, une assiette de cerises et de prunes (détail), souvent qualifiée d’étude pour un grand tableau disparu. En bas, à droite, un détail de la grande nature morte aux artichauts également au Prado. À gauche et au centre, deux détails d’une autre grande nature morte exposée en prêt durant 20 ans au Metropolitan museum de New York, et vendue 6,5 millions de dollars chez Christie’s en 2019.


Claude Gellée dit le Lorrain a passé 66 de ses 82 années en Italie à peindre consciencieusement 200 paysages le plus souvent marins, voire portuaires, avec un zeste de mythologie. De son vivant même, il était très apprécié en Espagne où il ne mit jamais les pieds. Le Prado est fier de sa série exceptionnelle dont il expose habituellement 7 sur 10. 
En haut, détail de l’embarquement de saint Paul à Ostie. On comprend l’obsession de Turner pour la lumière du Lorrain. En bas, détail de la Tentation de saint Antoine.


Madrid avait invité Giovanni Battista Tiepolo avec tous les honneurs en 1761, et l'a tellement couvert de commandes qu’il y mourut en 1770. Ses fils Lorenzo et Giandomenico l’assistaient alors dans ses immenses décorations théâtrales et mythologiques. 
En haut, détail de Zénobie devant Aurélien, toile de 5 mètres peinte alors que ses fils n’étaient pas nés. Parfois Giandomenico redescendait sur terre quand son père avait le dos tourné et brossait des petits tableaux de la vie quotidienne à Venise. En bas, un détail du Nouveau monde, tableau très singulier que le Prado date vers 1765.


Quand on cherche dans l’histoire de la peinture un précurseur au meilleur cinéma d’action, d’Hitchcock à Spielberg, on s’arrête immanquablement au 16ème siècle à Venise, à Jacopo Robusti dit le Tintoret, et sa passion pour le théâtre, les décors architecturaux et la fluidité du placement des personnages dans l’espace. Cette toile panoramique de 5,33 mètres en est le plus bel exemple. On y voit une scène curieuse pour des yeux innocents, où des hommes d’âge mûr se déculottent et se rhabillent, peut-être le vestiaire d'un sauna ou d'une équipe sportive.
Dans une courte vidéo didactique en montrant quelques beaux détails, le Prado s’est amusé à simuler la scène vide avant la représentation
.

 
 

samedi 16 mars 2019

Lyon, 1 - Paris, 0



Si un jour les bigorneaux, grands vainqueurs de l’évolution, parviennent à relire les mémoires numériques abandonnées par les humains, et écrivent leur propre histoire de cette région désormais marécageuse qu’aura été la France, il ne fait pas de doute qu’ils relègueront le musée du Louvre au rang de sous-musée de province, et élèveront celui des beaux-arts de Lyon au niveau des plus grands de la planète.

Car le musée de Lyon vient de mettre en ligne des reproductions gigantesques d’une partie de sa collection (52 peintures et un ivoire sculpté), avec un objectif simple, affiché en exergue « la mission de tout musée est de mettre en valeur les collections et les rendre accessibles au plus grand nombre ».
Rappelons qu’à la grande époque de l’anthropocène, le musée de Lyon recevait 30 fois moins de visiteurs que le musée parisien.

52 numéros sur les 5800 du catalogue en ligne du musée, on notera qu’il manque encore quelques œuvres importantes, Zurbaran, Cagnacci, Stella, Bonnard, Bacon, les sculptures de Houdon, Chinard ou Rosso, et les couleurs sont parfois - rarement - ratées (le Rembrandt n’est pas du tout jaune orangé), mais on espère le succès de l’opération, afin que des tas d’autres musées, asticotés, se lancent dans l’expérience.

En illustrations, quelques détails de tableaux du musée des beaux-arts de Lyon, Miereveld, Monet, Dagnan-Bouveret, Metsys.
 
 
 

dimanche 17 février 2019

Peinture flamande au détail

Van Eyck Jan, détail de l'ange de l'annonciation, un des panneaux du polyptyque de l'Agneau mystique (Gand, Saint Bavon).

Décidément, ce sont les peintres flamands des 15ème et 16ème siècles qui font l’objet des zooms les plus astronomiques sur internet. C’est compréhensible, ils passaient des mois à fignoler les plus petits détails. Un tableau devait être parfait, de près et de loin, comme la nature.

Il y avait déjà le plus fameux des triptyques de Jérôme Bosch et 11 tableaux de Brueghel, s’y ajoutent une vingtaine d’œuvres de Van Eyck et quelques Van der Weyden.

Pour Van Eyck c’est la continuation du projet de restauration du polyptyque de l’Agneau mystique à Gand (1), qui a incité à l’utilisation des mêmes méthodes sur 20 autres œuvres, de musées européens pour l’instant (projet Verona).

Pour Van der Weyden, c’est la continuation du projet Google Art and Culture, avec une quinzaine de très belles reproductions, bien que nettement moins détaillées que dans le projet Verona.

À l’exception d'une reproduction monstrueuse de la descente de croix du Prado, peut-être héritière orpheline du projet de 2009 entre le musée et Google. Le fichier d'origine mesure 30 000 par 23 000 pixels, ou 200 mégaoctets. En fonction de sa puissance, votre machine aura sans doute beaucoup de difficultés à l’afficher, et se mettra peut-être à fumer. Dans ce cas, utilisez cette version moindre (15M pixels et 26M octets).

50 œuvres flamandes au détail, c’est peu, mais ne boudons pas, dégustons-les sans tarder, multiplions les téléchargements et à défaut les copies d’écran des plus beaux détails. Car un lien sur internet survit rarement plus de quelques années.

***
(1) La restauration du polyptyque de Gand, commencée en 2010, demandera plus d’une douzaine d’années. Seuls les panneaux extérieurs, soit un tiers de la surface, sont aujourd'hui achevés. Les panneaux intérieurs sont en cours. Leur restauration est visible au musée de Gand, dans une grand cage de verre, comme au zoo.


Van der Weyden (Rogier de la Pasture), détail du diptyque de la crucifixion (Philadelphie).

mercredi 10 octobre 2018

Brueghel au détail

Brueghel l'ancien (ou Bruegel), détail de la Tour de Babel (ci-dessus) et des Jeux d'enfants (ci-dessous).

L’histoire « du » Pieter Brueghel l’ancien de la reine d’Angleterre était évoquée ici-même récemment. De son côté, le Kunsthistorisches museum de Vienne détient 12 tableaux unanimement attribués au peintre (et autant de controversés).
Sur le site du musée, ils bénéficient d’une reproduction de qualité mais peu zoomable (1), et les grande scènes de foule avec leurs centaines de personnages individualisés, spécialité de Brueghel l’ancien, n'y sont pas vraiment lisibles.

Alors remercions la grande rétrospective que le musée consacre actuellement au peintre, car elle a occasionné la création d’un site (2) propre à ravir le voyageur immobile, et dont on espère qu’il n’ira pas se perdre trop vite dans cet interminable couloir électronique rempli de portes qui affichent toutes le même numéro 404 et s'ouvrent sur le vide.

Parmi les 12 « vrais » Brueghel du musée, 11 ont été photographiés en astronomiquement haute définition, et on s’y promène avec une aisance vertigineuse comme à la pointe du pinceau du peintre.

Il n’y a rien à ajouter. Même à Vienne devant les originaux, sous un éclairage moyen et avec un temps limité par la poussée de mille visiteurs dans votre dos, vous ne verriez pas le centième de chacun des tableaux reproduits ici. Aucune chance de découvrir le personnage qui se libère d’un fardeau au bord d'un ruisseau au pied de la « Tour de Babel », ou le joueur de cornemuse à la fenêtre qui a présumé de son appareil digestif dans le « Combat de carnaval et carême ».

Pour les pervers, les tableaux sont également visibles sous une lumière infrarouge ou sous des rayons X, et les amateurs d’envers pourront examiner le revers des tableaux avec le même luxe de détails.
Notez que le 12ème, l’extraordinaire et minutieux « Suicide de Saül » de 1562, en cours de restauration, est absent du site.

Prévoyez quelques jours de congé.

***
(1) Pour les puristes, le mot est dans le dictionnaire Le Robert. Et sinon, qu’auriez-vous écrit ?
(2) Source des images : www.insidebruegel.net 

Brueghel l'ancien, détail de Chasseurs dans la neige.

Brueghel l'ancien, détail du Portement de croix.

Brueghel l'ancien, détail de la Conversion de Saül.

Brueghel l'ancien, détail de la Conversion de Saül.

Brueghel l'ancien, détail de la Conversion de Saül.

lundi 8 août 2016

Eckersberg et la réalité

En 1984, dans une ample exposition sur « l’âge d’or de la peinture danoise », le public français découvrait 54 œuvres de Christoffer Wilhelm Eckersberg. Au fil du temps il revoyait parfois quelques tableaux, comme au Grand palais à Paris en 2001, qui illustraient le thème des paysages d’Italie peints en plein air.
Aujourd’hui jusqu’au 14 aout 2016, la Fondation Custodia à Paris lui consacre une grandiose rétrospective de 80 peintures et une quarantaine de dessins.

Très marqué par ses années passées à Paris de 1810 à 1813, notamment dans l’atelier de David, Eckersberg manifestera toute sa vie une rigueur (voire une rigidité) des formes et des volumes dans sa peinture d’un monde limpide et léger, comme minéralisé, un monde voisin de celui d’Ingres (ancien élève de David) sans en maitriser autant les raffinements dans ses portraits de la bourgeoisie mais excellant dans ses petits paysages esquissés sur le motif et terminés en atelier.

Eckersberg, la villa Raphaël dans les jardins Borghese à Rome, 1815. Détail (Hambourg Kunsthalle)

Comme Ingres également Eckersberg aurait voulu être reconnu comme peintre d’histoire, genre le plus noble de l’époque. Mais comme Ingres il n’avait aucun sens du drame ni du pathétique, et pas un gramme de romantisme non plus. Il était fait pour les points de vue détachés, équilibrés, sobres.

On en voit l’évidence dans la salle de l’exposition consacrée à onze paysages romains. Eckersberg n’y montre jamais les vues les plus courues, ou alors sous des angles banals ou inhabituels et garnies de détails réalistes qui leur ôtent toute grandeur. Dans ses vues des ruines de Rome la profondeur des siècles s’évapore, l’histoire s’arrête l'instant d’une peinture.

On a jugés cruels ses portraits de la bourgeoisie. Ils étaient foncièrement réalistes. Professeur, devenu une célébrité au Danemark, directeur de l’Académie royale des beaux-arts, Eckersberg enseignait qu’il ne fallait pas chercher l’inspiration dans les tourments de l’esprit mais dans l'observation du monde comme il advient « Ne peignez que ce que vous voyez, mais dans les moindres détails ».

Et son petit tableau de 1836 (n°68 de l’exposition) intitulé « Figures courant sur le pont de Langebro au clair de lune » en est l’exemple abouti. L’eau est calme, l’atmosphère est paisible. Dans l'ombre du clair de lune on n’aperçoit pas tout de suite l’agitation des personnages qui courent ou s’exclament sur le pont. Le peintre ne montre pas le motif de leur alarme, et on ne le saura jamais.
L’histoire s’est arrêtée le temps d’une peinture.


Eckersberg, femme sur une balançoire en forêt, plume et lavis d'encre, 1810. Détail (Copenhague SMfK)

dimanche 16 février 2014

Léger frisson dans le domaine public

Alors que de grands musées français qui se pensent modernes interdisent toujours au public de photographier les œuvres exposées, même celles qui appartiennent au domaine public, donc à tous, un très léger frémissement semble poindre des ministères, peut-être embarrassés par tant d'abus de pouvoir et de gouvernances féodales.
Ainsi le ministère de la Culture a récemment envoyé aux responsables de musées et monuments une timide « Charte des bonnes pratiques photographiques ». Calimaq en fait une analyse excellente dans SILex. Et ses conclusions sont assez désappointées, car le sujet du domaine public en est délibérément absent. Elle entérine plutôt les pratiques frauduleuses des musées et les rares points de progrès ne seront pas mis en pratique, pense-t-il.

Pendant ce temps, à Los Angeles aux États-unis, la famille Getty dont la fortune pétrolière est colossale et qui s'est entourée de dizaines de milliers d'œuvres d'art les expose dans deux musées librement ouverts au public.

Annonciation de Dieric Bouts, Crucifixion du Maitre de Dreux Budé, Femme préparant un goûter de Pieter De Hooch, Achille et les filles de Lycomède de Pietro Paolini.
Quelques détails de tableaux grappillés sur le site du musée Getty.

Disons, comme exemple de la qualité des collections, que le musée Getty possède le tableau le plus mythique de Van Gogh, Les iris (le grand tableau de 94 cm peint à l'asile de Saint-Rémy en 1889). Il avait été acheté en vente publique chez Sotheby's à New York le 11 novembre 1987, presque 54 millions de dollars (dont la moitié à crédit), par l'homme d'affaires (et escroc) australien Alan Bond. C'était alors le tableau le plus cher du monde. Mais Bond ne remboursant pas son emprunt, Sotheby's l'a revendu à la fondation Getty en 1990 pour un prix resté secret.

Et si la gratuité de la visite ne suffisait pas, la fondation présente, pour les amateurs d'art qui n'iront jamais à Los Angeles, l'intégralité de sa collection sur un site Internet où chaque œuvre, peinture, gravure, sculpture, dessin, photographie peut être téléchargée en très haute définition (les fichiers font de 15 à 50 mégaoctets).

Alors si vous n'avez jamais vu Les iris de Van Gogh en grandeur nature, n'attendez plus, c'est ici.
 

samedi 10 août 2013

Jan Van Eyck, photographe



Le secrétaire du duc

Jan Van Eyck est un peintre invraisemblable tant sa vie a été romanesque.
Né vers 1390-1395 près de Liège (maintenant en Belgique), une fraternité stylistique certaine dans l'invention d'un réalisme méticuleux le rapprocherait de Robert Campin, son ainé d'une dizaine d'années alors actif à Tournai, mais on ne sait rien de sa formation. Peut-être a-t-il été instruit par son frère ainé, Hubert (c.1385-1426), peintre également.

Il apparait vers 1424 comme peintre à la cour de Jean 3 de Bavière. Puis de 1425 à sa mort en 1441, peintre, valet de chambre (secrétaire particulier) et diplomate secret du duc de Bourgogne. Chargé de missions confidentielles pour le duc, il se rend dans les grandes cours européennes d'où il rapporte, avec les réponses des personnalités qu'il visite, leur portait minutieusement peint.
C'est la guerre de cent ans. La peste noire vient d'exterminer la moitié de la population européenne et ceux qui ont survécu dans la région des Flandres sont français, bourguignons ou anglais au gré des alliances et des trahisons dynastiques. Jan Van Eyck monnaye son prestige et son art en installant un atelier à Bruges, où il arrondit sa rente ducale annuelle en exécutant des petits portraits raffinés de bourgeois flamands.
Pour la première fois un peintre signe ses œuvres (par exemple, Johannes de eyck fuit hic 1434 sur le portrait des Arnolfini). À Gand il termine, aidé de son atelier, un retable monumental qui avait été commencé par son frère Hubert, et qui devient dès son achèvement en 1432 un sommet de l'art occidental, symbole d'une révolution des styles et des techniques, le gigantesque polyptyque de l'agneau mystique aujourd'hui dans la cathédrale Saint Bavon de Gand.

Son utilisation inédite d'un mélange d'huile et de résine, comme liant, donne une telle transparence aux couleurs que la lumière et l'espace en deviennent palpables, et que les choses qu'il peint méticuleusement en deux dimensions acquièrent profondeur et vie.
Cinq siècles avant Nicéphore Niépce, il invente la photographie. Et aussi la réalité. Plus rien n'est idéalisé. Les figures bibliques s'incarnent dans des décors et des costumes contemporains. Les visages, les lieux, les plantes, ne sont plus que des représentations fidèles de la réalité quotidienne, peintes avec une précision d'entomologiste.

L'art de l'image en occident en sera bouleversé pour des siècles. Seul Caravage, 150 ans plus tard, parviendra à le perturber un peu en y introduisant les ténèbres.





Les tribulations du polyptyque

Depuis presque 600 ans le monumental retable de Gand a été convoité, démembré, mutilé, incendié, contrefait, enterré...

1521, le 10 avril, Albrecht Dürer le visite à Gand et en fait l'éloge dans son journal, particulièrement des figures d'Ève et d'Adam.
1566, le 19 aout, les protestants calvinistes défoncent la porte de la cathédrale pour réduire en cendres l'hérésie catholique. Mais le retable n'est plus là. Ils ignorent qu'il est enfermé en haut de la tour.
1628 et 1640, le retable échappe à des incendies.
1781, l'empereur Joseph 2 offensé par le réalisme des nus, Ève et Adam, fait enlever les deux panneaux.
1794, Napoléon fait voler les quatre panneaux centraux pour les exposer au Louvre.
1815, après Waterloo, Napoléon restitue les quatre panneaux volés.
1816, le diocèse de Gand vend six panneaux à un collectionneur anglais.
1821, le roi de Prusse Frédérick William 3 les achète en secret et les fait scier dans l'épaisseur afin de séparer les rectos des versos pour les juxtaposer. Ils ne mesurent alors plus qu'un centimètre.
1822, un incendie déforme et détériore certains panneaux, dont le central qui doit être partiellement repeint. Depuis, l'agneau mystique, au centre exact de l'immense composition, arbore quatre oreilles.
1860, Ève et Adam sont de retour, copies couvertes de pudiques peaux de bêtes.
1861, le diocèse de Gand sort Ève et Adam nus des réserves pour les vendre à l'état belge.
1914, les quatre panneaux centraux qui restaient à Gand sont cachés dans des maisons. Les allemands pourtant inquisiteurs ne les trouveront pas.
1923, le traité de Versailles oblige l'Allemagne à restituer les panneaux du roi de Prusse, Bruxelles restitue Ève et Adam. Ainsi le polyptyque est reconstitué et une gigantesque célébration officielle et tonitruante enfièvre alors les rues de Gand.
1934, le 10 avril, deux panneaux accolés sont volés par Arsène Goedertier. Il demande une rançon et prouve son méfait en abandonnant le panneau qui figure Jean Baptiste dans la consigne de la gare du nord à Bruxelles. Il meurt quelques mois plus tard en avouant son larcin mais sans révéler la cachette de l'autre panneau, qui représente (ironiquement) les juges intègres. On dit que le personnage en noir, vers le centre, était un autoportrait de Jan Van Eyck.
1940, devant la menace allemande, le retable fuit vers le Vatican, mais Mussolini et Hitler s'acoquinent. Le retable reste à Pau.
1942, finalement la France le donne à Göring, qui l'emporte en Bavière, dans un joli château.
1943, Pendant la guerre, Jef Van der Veken, restaurateur, peint une copie du panneau manquant. Un des portraits ressemblerait à Léopold 3, alors roi des Belges.
1945, le retable est retrouvé avec des milliers d'œuvres d'art, dans une mine de sel autrichienne, à Altaussee. Il est restitué à Gand.
2013, le panneau volé en 1934 est toujours manquant.




En attendant la résurrection

Aujourd'hui, près de 600 ans après sa réalisation, tout ce que les Flandres et la planète comptent comme compétences en médecine des peintures anciennes se retrouve au chevet du retable de chêne.
Car il est malade, le bois se déforme, le vernis a jauni, noirci, l’humidité, les millions de visiteurs.
Et avant de se lancer dans la périlleuse opération de restauration, qui devrait durer cinq ans (voir le dossier du projet au format PDF, avec la sidérante figure 6 qui montre l'effet du nettoyage d'un nuage), les années 2010 et 2011 ont été consacrées à le photographier dans toutes les longueurs d'onde.

Cette documentation iconographique est disponible sur un site Internet extraordinaire, à la navigation particulièrement agréable, où l'ensemble de l'immense polyptyque peut être contemplé jusqu'à un niveau de détails que Van Eyck n'aura jamais imaginé, jusqu'à dix fois la taille réelle.

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Les illustrations proviennent, pour la signature de Jan Van Eyck, du site de la National gallery de Londres qui conserve le portrait des époux Arnolfini, et pour les anges chanteurs et les fleurs du site Closer To Van Eyck : rediscovering the Ghent altarpiece.

Mise à jour le 30.12.2021 : Depuis 2018 ou 2019 l'adresse du site Closer To Van Eyck, comprenant la restauration de la partie basse (l'agneau) du panneau central, a changé. On la trouvera dans cette chronique. L'ancien site avant restauration subsiste.