La vie des cimetières (18)
Le terrain a été concédé à perpétuité aux États-Unis en 1919.
On dit que le rêve de tout Américain est d'être cosmonaute (1), et que le rêve de substitution, en cas d'encombrement dans les navettes spatiales, est d'être gardien de la Tombe des inconnus (2).
Être gardien de cette Tombe, c'est, après des années d'épreuves insoutenables (dont l'apprentissage par cœur d'un quizz de cent questions), être un jour admis au sein d'une élite qui passe sa vie en habit d'apparat à se dandiner devant un cube de pierre blanche dans lequel sont conservés quelques restes non identifiés de soldats peut-être américains.
Ça se passe au cimetière national d'Arlington près de Washington, selon un cérémonial inchangé depuis 1937. 24 heures par jour, un soldat exécute 21 pas devant la Tombe avec la démarche d'une danseuse qui aurait la colique, s'arrête pendant 21 secondes, puis fait 21 pas dans l'autre sens, agrémentés de quelques gestes équivoques pratiqués avec son fusil rutilant. Il est régulièrement relevé par un clone qui accomplit alors le même rituel. Et ainsi de suite.
Peut-on imaginer métier plus exaltant ? Surveiller pour l'éternité des reliefs de chair à canon (3).
Et si toutes ces solennités patriotiques ne suscitent pas l'envie de se faire tuer pour une idée, un dieu ou une ressource naturelle, c'est à désespérer de la nature humaine. Mais prévenons les postulants, le métier de chair à canon anonyme est sérieusement menacé par les progrès de l'identification par l'ADN. On dit même qu'il n'y aurait plus de soldat inconnu (au moins occidental) depuis les années 1980.

(3) L'expression rappelle les «saucissons de bataille» du discours visionnaire de Princhard dans le «Voyage au bout de la nuit» de Céline.