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vendredi 5 avril 2024

Mais où était le peintre ? (6)

Dans le catalogue de l’exposition de peintures de la Royal Academy de 1833, page 23, sous le titre du tableau n°462, "Mouth of the Seine, Quille-Bœuf", l’auteur, William Turner, écrit :
"Cet estuaire est si dangereux à cause de ses sables mouvants, que tout navire qui touche les fonds est susceptible d'être échoué et submergé par la marée montante, qui s'y précipite en une seule vague. Cette vague est connue localement sous le nom de Mascaret ou Barre".


Dans la série "Où était le peintre" (qui n’était qu’un mot-clef et devient une série), examinons aujourd'hui l’opus 6, un des plus spectaculaires tableaux de William Turner, un paysage fluvial et dramatique exposé de nos jours à Lisbonne dans le musée de la collection Gulbenkian, l’embouchure de la Seine à Quillebeuf.


Jacques-Émile Blanche, dans ses fastidieux "Propos de peintre" affirmait que Turner au moment de mourir se serait exclamé  "Que n’aurais-je pas fait si j’avais eu cet instrument - le daguerréotype, le premier procédé photographique - à mon service !". Turner pensait peut-être, si l’anecdote est vraie, qu’il aurait ainsi économisé tout le temps passé dans ses voyages à travers l’Europe à remplir ses innombrables carnets de croquis et ses esquisses à l’aquarelle.

Mais la photographie à ses débuts, du vivant du peintre, de 1840 à 1850, exigeait un matériel lourd, lent, encombrant, impraticable sous les intempéries, et qui ne lui aurait pas permis tous ces points de vue rapportés de l’estuaire de la Seine à Quillebeuf, ses silhouettes dans les carnets et ses multiples aquarelles ou gouaches, autant d’impressions qui le conduisirent à cette grande toile de 1833.  

Impressionné et secoué par la marée montante pendant ses séances d’esquisses en bateau dans l'estuaire, le lyrique Turner en a fait une lutte mouvementée contre le courant et finalement un naufrage. Sur une bonne reproduction du tableau (celle de Google ArtsandCulture - notre illustration en taille réelle), ou en se rendant à Lisbonne, on distinguera dans les embruns à droite la hune de vigie d’un bateau qui sombre, et à gauche nombre de poissons, la pêche perdue, où se précipite le tourbillon des mouettes. 


Les âmes fétichistes et bourlingueuses qui souhaiteraient aller à Quillebeuf pour reproduire en photographie le point de vue du peintre - elles sont plus nombreuses qu’on le croit - seront désappointées, parce que la forme d'une ville change plus vite (hélas, s'exclamait Baudelaire) que le cœur d'un mortel, et que dans l'estuaire l’humain ne s’est pas gêné pour modifier le paysage plutôt que s’y adapter.


En 1829 Charles Motte graveur et éditeur parisien ouvrait une filiale à Londres et publiait, entre 1829 et 1831, Les rives de la Seine en 59 planches dessinées d’après nature par Deroy et lithographiées et éditées par Ch. Motte, magnifique édition dont une des 59 stations était QUILLEBŒUF.

Au même moment, entre 1829 et 1832, Turner (qui vivait à Londres) allait visiter les rives de la seine et y dessinait notamment sa suite sur Quillebeuf. Coïncidence ?


On constatera, comparant les vues de Deroy et Turner aux images modernes par satellite ou au sol, que le port n’est plus là. Le plan d’eau, zone de sables mouvants plus ou moins recouverte au gré des marées et limitée par le quai aux pieds du phare et de l’église, n’existe plus aujourd’hui. La berge fortifiée en pierres du modeste canal de Saint-Aubin était sans doute ce quai ensoleillé battu par le mascaret chez Turner, et toute la zone de champs et prairies qui se prolonge maintenant sur 4km vers le nord-ouest jusqu’au pont de Tancarville - donc dans le dos du spectateur - a été "conquise" depuis sur les marais et la Seine.

Mais le fleuve sommeille, et le secteur demeure inondable. 

Postscriptum : voir les informations sur le naufrage du Télémaque dans les commentaires en fin de chronique.


Reste le mystère du phare. Sur la gravure d’après Deroy, comme sur les vues de Turner, sa forme et ses dimensions ressemblent beaucoup au phare actuel, mais sa distance à l’église Notre-Dame-de-Bonport ne dépasse pas une cinquantaine de mètres (il s’élève à 12m.). Chez Turner il borne le quai de pierres d’origine (au centre de cette vue actuelle) alors qu’il se trouve aujourd'hui nettement plus loin, à 150 mètres de l’église.

Aurait-il été déplacé ? 

Le site des monuments historiques précise que l’ancien feu construit avant 1817 a été "remplacé" par le phare actuel achevé en 1862, donc pas déplacé. Et Wikipedia déclare que le phare existait en 1824 - avant le passage des artistes - et a été seulement amélioré en 1862. Licence topographique de Deroy et surtout de Turner, qui se seraient permis de rapprocher les éléments de la scène pour en accentuer l’effet dramatique ?


Remarque : dans la gravure de Motte la tour est dessinée par erreur sur le flanc sud de l'église alors qu'en réalité elle est dans le prolongement de la nef, le dessin original de Deroy étant sans doute ambigu.


En conclusion, on a parfois tort d’affirmer, après Shakespeare, que la réalité est plus riche que toutes les fictions, et on conseillera plutôt d’aller admirer la vision un peu théâtrale de Turner à Lisbonne plutôt que de risquer le voyage à Quillebeuf, car on a oublié de mentionner que quelques usines chimiques à fort risque, classées "Seveso seuil haut", dont l’énorme raffinerie Exxon-Mobil-Esso, ont trouvé les gravures de Deroy tellement romantiques qu’elles ont choisi de s’installer définitivement en face, sur l’autre rive, à Port-Jérôme-sur-Seine, à 500 mètres à peine du sujet de notre chronique.


jeudi 26 mars 2020

Bosch et les extraterrestres

Bosch, Les tentations de saint Antoine, détail (MNAA Lisbonne)

En 1972, la Planète - bon, d’accord, disons les États-Unis d’Amérique - confiait à Linda Salzman la réalisation de l’image que l’Humanité allait envoyer d’elle-même, gravée sur une plaque d’aluminium sur la sonde spatiale Pioneer 10,  à 50 000 kilomètres à l’heure vers Aldébaran, étoile la plus brillante de la constellation du Taureau, un peu à droite d’Orion.

Linda Salzman était la femme du médiatique et regretté Carl Sagan, savant vulgarisateur talentueux et influent, auteur du message codé qui accompagnerait justement le dessin sur la sonde, message critiqué alors parce que certains grands savants de la planète, vexés, n’étaient pas parvenus à le déchiffrer. Il faut admettre qu’il est délicat d’imaginer le niveau d’instruction d’un habitant de la banlieue d’Aldébaran.

Et quand on regarde l’image de l’humanité que Linda avait concoctée pour les extraterrestres, on ne peut se retenir de penser que c’était une erreur, probablement pour sa carrière artistique, mais surtout pour l’avenir de l’humanité.
On y voit deux bestioles en bonne santé, certainement affables, la chose à gauche semble s’exprimer pour les deux, d’un geste accueillant, la chose à droite esquisse un rond-de-jambe qui ne manque pas de grâce.
Mais voilà, pour un extraterrestre itinérant qui est certainement, comme beaucoup sur notre propre planète, sinon affamé, au moins perpétuellement en quête de nourriture, ces deux individus blonds nourris à satiété mériteraient bien un détour.

D’où le danger, en communication comme en science, d’idéaliser, alors qu’il importe d’être réaliste et purement descriptif. Il aurait suffi d’envoyer aux extraterrestres un tableau de Jérôme Bosch, le seul peintre qui ait représenté l’humanité comme elle est, sans fioritures. Ses figurations de l’humain avaient de quoi réfréner les extraterrestres les plus agressifs et les appétits les plus expansionnistes.

À ce propos rappelons aux extraterrestres, même très éloignés de la Terre, et aux Terriens qui sont équipés de l’électricité et d’un abonnement d’accès à l'internet, que quasiment tous les tableaux et dessins de Bosch (et de son « atelier »), sont depuis 2016 - en calendrier terrestre grégorien - en accès libre sur le site définitif du « Projet Bosch », extraordinaire travail d’expertise fait à l’occasion du cinq-centenaire de la mort du peintre. Et encore le mot « définitif » est-il faible, car même quelqu’un d’enfermé plusieurs semaines, jusqu’à plusieurs mois - ce qui ne peut évidemment pas arriver - n’aurait jamais assez de temps pour explorer entièrement, sur ce site à l’interface miraculeuse d’aisance, ce monde de Bosch en gigapixels (14 milliards pour le Jardin des délices, oui, milliards, faites le calcul 156 547 pixels sur 89 116).

Et ce monde est réellement celui que découvriront les extraterrestres. N’écoutez pas les interprétations discordantes sur le sens caché derrière les scènes. Bosch n’avait que notre monde comme modèle et n’a pas peint les métaphores d’un improbable autre monde. Clairvoyant, il a représenté ce qu’il voyait, en regroupant parfois plusieurs espèces sur un seul individu, afin de montrer les phénoménales potentialités de la vie. Sa démarche était pédagogique.

Bulletin de dernière minute : La sonde Pioneer 10 a disparu des écrans de radar terriens depuis 2003. Par chance, les techniciens les plus optimistes pensent, d’après l’encyclopédie Wikipedia, que le dessin de Linda n’atteindra la banlieue d’Aldébaran que dans 2 millions d’années, à peu près.

*** 
Toutes les illustrations de cette chronique sont des détails du triptyque des tentations de saint Antoine, actuellement au musée national d’art antique de Lisbonne (cliquez dessus pour une expérience vraiment extraterrestre !).