Affichage des articles dont le libellé est Cuisine. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Cuisine. Afficher tous les articles

samedi 7 décembre 2024

Le singe d'Oloron


Dans une récente chronique illustrée sur le portail de la cathédrale d’Oloron, on a passé un peu vite sur les reliefs de la voussure intérieure, 26 personnages occupés à des activités quotidiennes - anecdotiques dit Wikipedia - qui semblent suivre une chronologie, peut-être la préparation d’une festin.
L’hypothèse du banquet est confirmée par le très averti Office du tourisme d’Oloron, qui dit dans un dépliant érudit "préparatifs d’un festin […] scènes de la vie locale : ainsi, la chasse aux sangliers, la pêche au saumon, le découpage des boules de pain et de fromage [… ] témoignages de la vie béarnaise au XIIe siècle", ou comme on peut le lire ailleurs "c’est toute la vie paysanne de l'époque que le sculpteur a représentée : chasse au sanglier, pêche et fumage du saumon, fabrication du fromage, préparation du jambon, travail de la vigne."

M. Leduc, passionné magnanime de nature et d’architecture, armé du fameux objectif Summarit de 75 mm monté sur le non moins célèbre appareil Leica-M et ses innombrables pixels, profitait du soleil d'aout 2019 pour scruter le tympan et en partager les images sur le site Flickr. Ce sont les photos les plus détaillées de la voussure trouvées sur internet. On y reconnait toutes les activités alimentaires décrites plus haut, chasse, vendanges, pêche, préparations diverses - pas toujours claires malgré la précision des détails - mais distinctement culinaires.
On ne les détaillera pas ici. Le jeu est aussi de deviner l’activité des figures, par exemple que fait cet homme avec une sorte de crochet, aiguise-t-il un couteau ? 
- Liens vers les détails de la voussure par C. Leduc, de gauche à droite : un, deux, trois, quatre, cinq, six. Certains détails manquants sont disponibles ici, en moins précis, ou là). 

Des 26 personnages sculptés, 24 sont donc occupés à des activités culinaires. Personne ne consomme. Notons en passant - sans savoir pourquoi - qu’ils ne sont figurés que par des hommes, et tous barbus. 
Un 25ème personnage, à gauche, entouré de deux chasseurs et d’un dépeceur, joue malgré lui le rôle principal de ces préparatifs culinaires : c’est le sanglier. 

Y a-t-il un message chrétien dans ces scènes alimentaires à priori profanes ? La question semble encore intriguer les spécialistes de l’iconographie chrétienne. Gageons qu’on a plutôt ici affaire à une publicité sculptée dans le but d’allécher, par les meilleurs produits de la gastronomie locale, le pèlerin affamé par son long périple. 

Mais alors, que vient faire, dans ces cuisines sculptées sur le fronton d’une cathédrale béarnaise, le 26ème personnage ?
Généralement caché, sur les photos, derrière la sculpture en ronde-bosse du lion anthropophage, à l’extrême gauche, vous l’avez certainement remarqué (nos illustrations). Alors que les 25 autres figures se tiennent debout sur l’arc de la voussure, il est dans un autre référentiel de l’espace, sur un balcon d’où il semble s’adresser aux spectateurs. Et c’est un singe, vraisemblablement.  

Le singe n’est pas rare sur les portails, les frontons et les chapiteaux du moyen-âge. Il symbolise souvent le diable, le païen, la luxure (en Auvergne le singe cordé, tenu en laisse par son maitre, montreur ou baladin, exhibe habituellement son anatomie).  
Ici à Oloron, cette ridicule imitation de l’homme, comme disait Galien, semble plutôt prêcher ou racoler le spectateur du haut de sa chaire. Sans doute vante-t-il aux croyants, en bon crieur public, la chère préparée par tous ces cuisiniers affairés sur l'arc de pierre.

Toute autre interprétation crédible et argumentée du rôle de cette figure sera examinée avec enthousiasme.

 

vendredi 4 août 2023

Ce monde est disparu (6)

Profitons des torpeurs estivales et de l’effritement du lectorat (s’il en reste) pour nous goinfrer encore une fois de la peinture pompeuse et si délicate de monsieur Gérôme.

Les divers états du chrétien de l'antiquité selon Gérôme
(en haut en 1883, au centre et en bas en 1902) 
On soulèvera un point de doctrine sur les conditions d’apparition de la sainteté et de ses attributs. Gérôme prend une position tranchée : les chrétiens carbonisés ont droit à une auréole lumineuse mais les morceaux de chrétiens éparpillés sur le sol n’ont rien, pas même un nimbe. Sans doute a-t-il comme à son habitude scrupuleusement étudié la question dans les encycliques ou les actes des conciles.
Signalons un repentir du peintre : derrière les auréoles actuelles apparaissent, à peine effacées, des auréoles d’un diamètre au moins double, comme des cerceaux de houla-hop.


Au commencement, les chrétiens eurent beaucoup de mal à faire croire à leurs idées ineptes, et nombre d’entre eux, trop intègres, servirent de repas aux fauves des jeux du cirque de la Rome antique, crus ou cuits. C’est en tout cas ce qu’illustra Jean-Léon Gérôme à deux reprises dans sa carrière.

D’abord en 1883...
 
Admirateur de ses tableaux "d’histoire" et le pensant bien documenté, un millionnaire américain lui commandait en 1863 un tableau sur le thème du martyre des premiers chrétiens. Après 20 ans d’atermoiements Gérôme livrait la "Dernière prière des martyrs chrétiens" et écrivait au commanditaire "Je considère ce tableau comme l'un de mes travaux les plus étudiés, celui pour lequel je me suis donné le plus de mal". En 1931 le fils du millionnaire léguera le tableau, avec tout son musée, à la ville de Baltimore.
 
Malgré des dimensions modestes pour le sujet, 1,50 mètre, cette superproduction (abondamment reproduite par Goupil, son éditeur d’art de beau-père) impressionnera longtemps, au cinéma, les péplums américains et italiens. On appréciera notamment la noblesse de la pose du lion en plastique, conscient du rôle qu’il est sur le point de jouer dans l’histoire de la civilisation, et la méthode progressive du préposé à l’allumage des chrétiens (en rouge), qui ménage ainsi différents degrés de cuisson. 
Hélas le tableau est disparu aux yeux du public, il est dans les réserves du musée de Baltimore qui ne l’expose pas.

Puis en 1902...

À la fin de sa vie Gérôme est une institution, académicien multiple, lourd d’honneurs et de médailles, mais il n’est plus seul sur le marché ; les écoles de ces peintres "qui ne savent pas dessiner" commencent à le remplacer dans le cœur du public, par leur usage débridé de la couleur et leurs thèmes quotidiens et populaires. Il fallait surenchérir dans le spectaculaire. En 1902 Gérôme signait la "Rentrée des félins", suite et fin sanguinaire du tableau de 1883. 

Dans l’amphithéâtre romain déserté par les spectateurs les fauves sont refoulés au fouet vers les coulisses. Au premier plan sont disséminés des morceaux ensanglantés de chrétiens, au pied de trois coreligionnaires crucifiés qui finissent de se consumer. 

Les tableaux de Gérôme ont généralement un aspect artificiel, comme des collages où les personnages ne s’intègrent pas bien dans le décor (qu’on se rappelle le pileur du "Marchand de couleurs"), mais ici tout le tableau sonne faux. Les dompteurs sont faits sur le même modèle et effectuent le même geste, comme des statuettes, les personnages sont méticuleusement répartis pour couvrir toute la surface de la toile, la distribution soigneusement régulière des couleurs des toges dans les gradins fait factice… Gérôme, à près de 80 ans, se parodie. Il a ruminé les vieilles recettes et les régurgite machinalement, sur une toile de 1,30 mètre. 

Ce tableau a souvent changé de propriétaire, en 1943, 1985, 1988, 1995, enfin 2009 chez Christie’s, contre 112 000$ d’aujourd’hui. En 2011 il était exposé quelques mois au musée d’Orsay à l’occasion de la rétrospective Gérôme, où il était dit appartenir à une collection privée. 

Sa dernière trace le situe en 2013 au musée Khanenko (prononcez Rhanenkiv) de Kiev, en Ukraine (d’après le catalogue raisonné de Gérôme par Ackerman sur Wikimedia, sous le numéro 469).
La consultation de la collection du musée sur internet ne fonctionnant pas, on ne peut pas vérifier si le tableau y était toujours, courant 2022, quand les bombes russes se mirent à tomber au hasard sur Kiev, et que les œuvres déplaçables du musée furent "mises à l’abri dans des réserves secrètes". 
Le tableau ne fait pas partie des 16 œuvres les plus fragiles du musée, notamment de très anciennes icônes orthodoxes, que le Louvre a sauvées en contribuant à leur sortie d’Ukraine, et expose aujourd’hui fièrement à Paris (quelle coïncidence, le Louvre vient juste de créer un département consacré à l’art de Byzance et des chrétientés d’orient).

Ainsi, la "Rentrée des félins" de Jean-Léon Gérôme se trouve vraisemblablement aujourd’hui empilée, ou même roulée, dans une cave humide et froide du musée de Kiev, ou à proximité, et peut-être en cours de changement de propriétaire, par la force cette fois. 

jeudi 17 juin 2021

Effacer l’historique

À la demande du musée, durant 18 mois en 1926 et 1927, un très jeune peintre un peu mondain aux talents d’illustrateur évidents, Rex Whistler, réalisait une très longue peinture de 2 mètres par 50 sur les murs du restaurant de la Tate Gallery à Londres, aidé seulement d’un assistant et de son amie Edith Olivier, écrivaine, pour la conception du récit illustré.
 
Le panorama s’intitule « The Expedition in Pursuit of Rare MeatsL’expédition à la recherche de viandes saignantes (ou rares, le mot anglais a les deux sens) » et relate les épisodes, dans un long paysage idyllique varié et finement arboré, d’un périple joyeux pour la chasse aux viandes exotiques. Toutes les figures, des animaux mythologiques aux arbres, n’y sont pas rendues de manière réaliste mais un peu caricaturale, comme dans une bande dessinée, donnant à l’ensemble de la scène allégresse et légèreté.
À l'instar du homard et de la truffe blanche, la clientèle aisée du restaurant a toujours apprécié ce vaste panorama historié, maintenant clos, comme le musée, depuis le début de la grande peur sanitaire du printemps 2020.

En 2013, lors de la restauration de la peinture, quand la Tate Gallery s’est métamorphosée en Tate Britain, quelqu’un signala que certains personnages, à la peau noire ou jaune, y étaient peints dans des situations stéréotypées humiliantes. L’affaire fut oubliée.

En 2020 des critiques d’art confinés, qui s’ennuyaient sans musées ni expositions, profitèrent des mouvements de « revendication identitaire » pour lancer une polémique sur un influent réseau social. 
On vit alors apparaitre sur l’internet de très mauvaises photos de parties du décor mural de Rex Whistler, avec quelques détails moins flous pour alimenter la controverse.
Ils montrent, dans la forêt, un enfant à la peau noire, nu et terrorisé, lié par les poignets à une corde que tire la jeune et enjouée héroïne de l’expédition, et, plus loin, attaché par le cou derrière un char à cheval. Aucun détail de personnages à la peau jaune n’a été diffusé pour l'instant.

Confondue et voyant la polémique enfler, l’administration de la Tate Britain, qui n’a pas l’intention de satisfaire les plus vindicatifs réclamant la destruction de la peinture, a annoncé que le restaurant ne rouvrirait pas avant l'automne 2021, et qu’une solution concertée et respectueuse serait alors trouvée.

Bien que le panorama ait été parfois décrit comme une satire de l'impérialisme, il faut admettre qu’il n’était peut-être pas « approprié » de montrer la bourgeoisie anglaise des années 1920 dans une situation aussi dégradante, de dépeindre les enfants de cette race aristocratique et cultivée qui avait inventé au 19ème siècle l’industrie et la civilisation s’égayant de guillerettes scènes d’esclavage.


Willem Kalf, nature morte au homard (détail), National Gallery, Londres. 
Peut-être conviendrait-il de retirer des lieux publics les images qui figurent des êtres vivants (ou qui l’ont été récemment) dans des situations embarrassantes, si on ne souhaite pas que leurs descendants apprennent un jour qu’on a pu les traiter ainsi.

Qui aurait supposé, en voyant aujourd’hui l’efficience avec laquelle elle a transformé notre planète et nos conditions de vie, que l’élite de cette race aux bonnes manières ignorait, au pays de Darwin, que des êtres qui lui ressemblaient, mais à la peau noire ou jaune, pouvaient être humains ?
Sans les excuser pour autant, rappelons que leurs cousins, issus d’ancêtres partis en Amérique pour de futiles questions de pratique religieuse, avaient commis la même erreur, et bêtement exterminé en quelques décennies un continent entier d’humains à la peau rouge.
Sans oublier que la localisation du panorama, dans un restaurant, et son titre ouvertement gastronomique, pourraient suggérer aux âmes les plus influençables que ces humains de couleur étaient chassés pour la satisfaction de tentations anthropophages.

On comprendra alors que certains envisagent de retoucher ou de faire disparaitre cette histoire qu’ils commençaient d'oublier.
 
Mais est-ce qu’effacer les manifestations du passé atténue le remords ?
Ne devrait-on pas au contraire vivre avec le souvenir, le diffuser largement, et ainsi éviter aux générations suivantes - rêvons un peu - de répéter les mêmes errements ?
Et du point de vue des victimes qui souffrent aujourd’hui de frustrations héritées de ces périodes obscures, gagneront-elles le repos de l’esprit, et en seront-elles réellement mieux traitées ?

Rassurons-nous, des personnalités averties, responsables, influentes, anglaises, peut-être même bourgeoises, et parfois commandeur de l’Ordre de l’Empire britannique, se penchent actuellement sur ces questions, dans les vastes salles lumineuses et désertes du musée, devant lequel passe,  indifférente, l'eau grise de la Tamise.