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vendredi 29 octobre 2010

Nuages (23)

« Le sang qui irrigue le cœur est la pensée des hommes »
(Empédocle d'Agrigente, - 490 à - 430.)



Nuées et vapeurs sur l'Etna, vues de la Tour du Philosophe
(
Torre del filosofo).


Le lieu est appelé « Tour du philosophe » parce qu'ici, au 5ème siècle avant notre ère, le philosophe Empédocle, parmi les nombreuses morts qui lui sont attribuées, se serait jeté dans le cratère du volcan, laissant sur place une sandale pour prouver son geste.
Dans la lignée de Pythagore, Empédocle était à la fois un observateur de la nature aux intuitions clairvoyantes et un personnage public légendaire, entre le politicien, le prédicateur, l'ingénieur et le guérisseur.

Il disait que la lumière est un corps émis par un corps lumineux, qu'elle naît d'abord dans un lieu intermédiaire et que son mouvement nous est caché à cause de sa vitesse.
Il disait que le soleil est une grande masse de feu, qu’il est plus grand que la lune, que la lune ressemble à un disque plat qui projette son ombre sur la terre quand le soleil passe derrière, et que c'est la Terre qui fait la nuit en passant devant la lumière.
Il disait que la vie ou la mort ne sont qu'un agencement différent des mêmes éléments qui forment indifféremment des hommes, des animaux ou des plantes, comme le peintre qui utilise les mêmes couleurs pour créer des formes semblables à toutes les choses.
Il disait qu'au début, quand ces éléments commencèrent à se mélanger, naquirent beaucoup de têtes sans cou, des bras erraient nus et privés d'épaule, des yeux vagabondaient dépourvus de front, des membres solitaires cherchaient à s'unir, des pieds trainaient avec des mains en quantités, des faces et des poitrines regardaient dans des directions opposées, et des bovins à face d'homme côtoyaient des hommes à tête de bovin.


lundi 8 mars 2010

La photo du photon

Tout lecteur assidu aura noté la tonalité scientifique de Ce Glob Est Plat. Disons même matérialiste. Or depuis plus d'un siècle, quelques savants respectables, à l'aide de concepts insolites, ont troublé cette tranquille vision mécaniste du monde. On trouve leurs noms dans tous les dictionnaires des noms propres, Planck, Einstein, Bohr, Heisenberg, Schrödinger, Dirac, Born, de Broglie... Ils ont inventé la physique (ou mécanique) quantique (1), une description (2) du comportement intime, microscopique de la matière.
Jusqu'alors on considérait la matière un peu comme un voisin de palier. En public, elle se conduisait comme vous et moi, elle suivait son train-train sans surprise, descendait la poubelle à heures fixes et fermait les volets avant de se coucher. Et puis voilà cent ans, on apprenait, à la une des journaux scientifiques, qu'elle avait une vie privée assez déviante, des attitudes fantasques, et qu'elle se moquait même discrètement de la physique classique. Parmi les débordements qu'on lui prêtait, on racontait que dans l'intimité, pour entrer au salon, elle s'évaporait et passait au même instant par les deux portes situées aux extrémités de la pièce, que son chat était à la fois mort et vivant quand elle le cherchait (d'où l'odeur parfois particulière), que son poisson rouge, soluble, dilué dans son aquarium, ne reprenait une forme de poisson qu'à l'écoute de son petit nom, que sa plomberie ne respectait pas la gravitation et que l'eau de son appartement s'écoulait parfois de la bonde vers le robinet. Ainsi, à écouter cette nouvelle physique, la matière était réduite à n'être, dans l'intimité, qu'une vague probabilité, une vibration, un fantôme d'elle-même errant indéfiniment dans un appartement vide, flanqué de quelques ectoplasmes domestiques. C'était une situation désagréable pour le matérialiste, mais après tout, si la matière souhaitait se comporter comme un gamin irresponsable quand personne ne la regarde, c'était son affaire. Au moins savait-on à peu près où la trouver, comment la localiser. Enfin, c'est ce qu'on croyait, car la théorie prévoyait que des particules associées, puis dispersées, continuaient à constituer un tout inséparable quel que soit leur éloignement. Einstein même ne voulait pas y croire. On avait un peu oublié cette plaisanterie quand le coup de grâce advint à Orsay au début des années 1980, par Alain Aspect et ses expériences sur la «non séparabilité». Il démontrait (1) par un brillant bricolage (2) qu'un frère et une sœur jumeaux séparés par des kilomètres, sans pouvoir se concerter, restaient liés, et quand quelqu'un sonnait chez l'un, ils regardaient alors tous les deux par leur fenêtre, au même instant. C'était le pompon! La matière n'était pas seulement impalpable et évanescente, elle devenait unique, continue et indivisible.

  «Ne pas toucher les œuvres». Comment s'assurer que la matière existe, quand il est interdit de toucher les statues des musées?

Il est inutile de résister à une science qui n'a aligné que des succès technologiques, du transistor au laser. Nous en étions donc là depuis une trentaine d'années, à végéter tristement dans l'indécision, englués dans une réalité sans forme, parfait humus pour tous les spiritualismes, les idéalismes, les religions de toutes confessions. Épicure dépérissait et Démocrite faisait rire les enfants. Et puis le 25 février 2010, l'Institut Rayonnement Matière de Saclay, plus précisément le Service des Photons Atomes et Molécules (SPAM), associé à quelques honorables institutions, déclarait avoir enregistré les images du mouvement d'un nuage d'électrons dans une molécule constituée de deux atomes d'azote. Le procédé, décrit avec des mots incompréhensibles (imagerie d'orbitales par la méthode tomographique utilisant l'émission attoseconde en champ laser) est certainement très astucieux. Mais le résultat est là. La matière reprend un peu de consistance. Son image se précise. Finalement il est probable qu'elle existe.

 
***
(1) Vidéo de la conférence UTLS (2) Texte de la même conférence

dimanche 4 octobre 2009

L'athéisme n'existe pas

Depuis maintenant sept ans reviennent chaque été les réjouissances hédonistes (1) du mois d'aout. Pendant tout le mois, chaque jour de la semaine un peu avant 18 heures, on s'installe confortablement au fond du jardin, à l'ombre, pour écouter Michel Onfray, sur les ondes radiophoniques de France-Culture. Il nous raconte les récits merveilleux d'un monde idéal où on peut remettre en cause ce qu'affirment parents et professeurs, ne pas aimer le travail, ou désirer la femme de son voisin (ou le mari de sa voisine, ou toute autre combinaison).

Il appelle ça une «contre-histoire de la philosophie» mais on sent bien que c'est notre véritable histoire, et qu'il est comme un frère instruit qui nous relate la vie de vieux oncles éloignés et savants. On ressent de l'affection pour ces ancêtres qui ont pensé, longtemps avant nous, qu'il n'y a rien au-delà de la réalité, et qu'être matérialiste n'est pas une maladie honteuse mais plutôt la manifestation d'une certaine lucidité.
Et parce qu'au fond du jardin flotte pendant une heure un air de liberté, on oublie les tics de langage du narrateur, ses hapax, ses oxymores et cette manie de truffer son discours de mots en «...isme» et de qualificatifs en «...iste».

Mais il y a un hic dans ce tableau idyllique, car Michel Onfray est atteint d'une maladie grave : il est athée. Et il a écrit des pages et des pages, des conférences, des traités sur cet athéisme.


Naples, deux points de vue sur la religion : la Vierge au néon, preuve incontestable de l'existence de l'électricité, et un graffiti subversif dont le personnage s'exclame «Arrêtez la plaisanterie, enlevez le bandeau et rendez-moi mon cerveau!»

Or qu'est-ce qu'être athée ? Étymologiquement c'est être sans dieu (avec le «a» privatif). Comme l'anorexique a perdu le désir de nourriture, l'athée a perdu Dieu. On frémit. L'athéisme est donc une maladie de l'absence, comme l'anémie, l'achondroplasie, l'agénésie, l'anencéphalie. Mais si on peut comprendre et constater facilement l'absence d'une fonction vitale, d'un membre, d'un cerveau, on a plus de mal à se représenter l'absence de quelque chose qui n'existe pas.

Simple question de logique direz-vous. Les croyants, incapables de démontrer ce qu'ils affirment autrement que par un vent de rhétorique, ont souvent exigé de leurs contradicteurs qu'ils produisent la preuve du contraire, et on sait que la torture parvient à résoudre bien des problèmes de logique.
Il serait judicieux, afin d'éviter ces incohérences et ces dérèglements, de nommer asensés, aréalistes, ou alucides les porteurs d'une croyance quelconque, car ils ont perdu l'usage d'une partie de leur raisonnement. Ce sont les vrais malades, ils souffrent d'un dysfonctionnement psychophysiologique comme l'atteste wikipedia qui ne ment jamais. Mais n'accablons pas ces pauvres gens qui ont besoin de jolies légendes (2) pour supporter la réalité. Le qualificatif «croyant» leur convient. Clair et explicite.

La croyance est la valeur par défaut parce que l'autorité de quelques-uns sur tous les autres est également une valeur par défaut des sociétés humaines. L'une et l'autre, croyance et pouvoir, ont probablement la même origine. Croire c'est se soumettre.
Mais dans le monde réfléchi et réaliste de Démocrite, d'Épicure, de Spinoza et de Nietzsche, les athées sont les gens normaux et l'athéisme est un mot vide de sens. Et la véritable magie de ce monde, plus belle que toutes les chimères de toutes les religions, c'est que les paroles bienfaisantes de Michel Onfray parviennent au fond du jardin sur des ondes invisibles qui ont traversé l'espace et le temps, comme par miracle.

***
(1) Rappelons que le véritable hédonisme n'est pas la recherche sans frein du plaisir mais une philosophie plus frugale qui poursuit le bien-être dans l'évitement de la souffrance, du déplaisir et de l'ennui.
(2) La religion de la Licorne Rose Invisible (et de l'Huitre Violette de la Damnation) possède son Livre Sacré, dont les premiers mots, la Genèse, sont ainsi :
«Au commencement, la réalité créa les cieux et la terre,
Ce qui fut fut, et ce qui ne fut pas ne fut pas,
L'obscurité enveloppa ce que la lumière n'enveloppa pas,
Et ce qui ne fut ni lumière ni obscurité fut Elle, la Licorne Rose...»

samedi 24 mai 2008

La Terre en vraies couleurs

Le philosophe grec Démocrite est souvent représenté dans le long débat fait d'exils, d'autodafés, voire de bûchers (et dans lequel par stricte rigueur journalistique nous ne prendrons pas parti) qui oppose depuis 2500 ans les adeptes d'une Terre plate aux apôtres de sa sphéricité.

La tradition picturale le figure avec un sourire moqueur montrant du doigt le
globe terrestre, comme l'ont peint Bramante ci-dessus (vers 1480, à la pinacothèque Brera de Milan), Velazquez ci-dessous (vers 1630, au musée des beaux arts de Rouen), et Ter Brugghen (en 1628, au Rijksmuseum d'Amsterdam). Ce dernier l'a affublé d'un globe céleste, et a octroyé le globe terrestre à son symétrique, le portrait d'Héraclite, auquel Démocrite est fréquemment associé dans l'iconographie.
On a appris depuis que cette tradition sur la personnalité de Démocrite, reprise des auteurs romains, était assez fausse. Mais au moins a-t-elle permis pendant ces siècles obscurs d'afficher des idées alors réprimées et de s'en innocenter en les attribuant à une sorte de savant fou, prédicateur d'un matérialisme absolu et d'un déterminisme inéluctable. Rien dans les fragments qu'il reste de Démocrite ne présente cette vision de la Terre ni ne confirme son cynisme. Mais sa vision prophétique d'une pluralité des mondes, dans des états et des âges différents, et parmi lesquels le nôtre n'a rien de particulier *, est finalement bien illustrée ainsi. Il désigne le globe terrestre avec l'air de nous dire «c'est notre monde, on n'aura que lui, et il faudra faire avec».

On trouve sur Internet des reproductions acceptables des Démocrite de Velazquez et de Ter Brugghen, mais la fresque de Bramante fait l'objet d'une sorte de malédiction. Déjà inexplicablement absente des catalogues et autres guides de la pinacothèque Brera de Milan, on en trouve une seule reproduction passable en ligne, pillée et répétée par tous, dont la source est l'inépuisable base de la Web Gallery of Art. Elle est hélas atteinte d'une sorte de monochromie maladive comme d'un excès de carotène. Dans le cadre de sa série de chroniques «Aime la vie, peins la en rose», Ce Glob Est Plat, défenseur de tous les globes de la Terre, se sentait tenu de corriger la situation, et proposer aujourd'hui au monde ébahi les vraies couleurs naïves et acidulées de la fresque de Bramante. Aparté technique : cette fresque de Bramante aux «vraies» couleurs ci-dessus est un montage, très imparfait. Le dessin, les lignes et détails proviennent de la version Web Gallery of Art, les couleurs sont issues d'une photo dérobée sur place à Milan, mal cadrée et floue, prise subrepticement sans regarder dans le viseur. Les photographies y sont interdites, on s'en sera douté, mais jusqu'où n'irions nous pas pour honorer notre devise «La vérité sinon rien!».
***
* Dans la fable Démocrite et les abdéritains, La Fontaine le fait parler ainsi:
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite :
Peut-être même ils sont remplis
De Démocrites infinis.


Mise à jour du 10.04.2019 : on raconte que Bramante s'est peint à droite en Démocrite, et qu'il a représenté Léonard de Vinci en Héraclite, à gauche. À l'époque ils travaillaient ensemble sur des projets d'architecture à Milan pour Sforza. On reconnaitrait Léonard à ses vêtements roses et au livre devant lui qui serait écrit de la droite vers la gauche.