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mardi 14 mars 2017

Vermeer au Louvre, prêts pour un record ?

Le musée du Louvre exhibe actuellement 12 Vermeer, parmi d’autres merveilles.
Il a justifié le chaos des réservations et de l’accueil des visiteurs en déclarant que 9400 personnes étaient venues pour voir l’exposition le jour de l’ouverture, 22 février 2017. Il n’affirme pas qu’elles l’ont vue, mais qu’elles « se sont présentées », car l’aire du hall Napoléon consacrée aux expositions temporaires ne peux pas accueillir autant de visiteurs. Les plus gros triomphes du Louvre font état de pics entre 4000 et 5000 visiteurs, certains jours.

Laissons-nous aller à un petit calcul récréatif.

Les toiles de Vermeer seront exposées du 22 février au 22 mai, soit pendant un total de 856 heures, à raison de 4 jours de 9 heures et 2 jours de 12h45 par semaine, et en tenant compte des nocturnes supplémentaires promises pour calmer les irritations.
Supposons qu’un visiteur stationne 1 minute et 20 secondes devant chaque tableau (c’est une moyenne), soit 1h30 par visite. 856 heures d’exposition autoriseront ainsi 570 visites de 90 minutes (856 / 1,5).

Il reste à déterminer le nombre de visiteurs simultanés.

Les normes de sécurité (notamment incendie) dans les lieux recevant du public, musées ou expositions, interdisent de dépasser une personne pour 5 mètres carrés accessibles au public, sauf autorisation d’une commission de sécurité.
Dans le cas du hall Napoléon du Louvre, l’aire d’exposition faisant 1350 mètres carrés, la moitié étant dévolue aux 45 immenses toiles de Valentin de Boulogne, l’autre moitié, dédiée aux 70 petits tableaux de l’exposition Vermeer, ne devrait donc pas accepter plus de 135 visiteurs en même temps.

Ainsi, en respectant les normes de sécurité, 77 000 personnes seulement verraient les Vermeer (570 x 135), dans des conditions acceptables pour une admiration sereine, à raison de 2 personnes en permanence devant chaque tableau.

Si le Louvre se permet quelque liberté avec les normes, histoire de se rétablir un peu après sa mauvaise année 2016, et autorise en permanence 5 personnes devant chaque tableau, 3 au premier plan et 2 derrière qui regardent dans l’espace entre leurs épaules, alors 200 000 personnes verront les Vermeer, soit 2100 à 3000 par jour.
C’est la limite haute des grands succès du Louvre (n’oublions pas que les records affichés de 4000 à 5000 visiteurs par jour valent pour l’ensemble de la surface disponible, dont l’exposition Vermeer n’occupe que la moitié). Parmi ces 200 000 personnes, nombreuses sont celles qui auront du mal à apercevoir les 12 Vermeer, tant ils seront monopolisés.

Enfin, la plupart des œuvres mesurant moins d’un mètre en largeur, cadre compris, et l’écartement qui les sépare étant encore moindre, toute configuration qui excèderait 200 000 personnes (5 par tableau) ne permettrait pas aux couches supplémentaires de spectateurs de voir les œuvres. Pourtant si l’on s’appuie sur les 9400 prétendants du premier jour, on peut sans risque estimer qu’au moins 750 000 fanatiques seraient prêts à se lancer dans l’aventure hautement aléatoire d’une visite de l’exposition (voir les 1 200 000 en 4 mois et demi qui ont visité la collection Chtchoukine).

En conclusion, le Louvre a organisé, dans un espace pouvant accueillir dans les pires jours 2000 à 2500 personnes, une exposition dont il a fait une abondante promotion et dont il savait pertinemment que la même exposition à l’Orangerie de Paris en automne 1966 (« Dans la lumière de Vermeer » réunissait également 12 Vermeer) avait attiré 6000 visiteurs par jour.
On pourrait rappeler à ces organisateurs-nés l’humilité du musée Mauritshuis de La Haye qui en 1996, dès les premiers jours de la grande rétrospective qui regroupait 23 Vermeer (et 400 000 amateurs, près de 5000 par jour), avait en quelques heures réaménagé et augmenté d’un quart la surface de l’exposition, sous la pression des visiteurs.

Mais ne rêvons pas, tout a été au Louvre tellement sous-dimensionné qu’il n’y a plus rien à faire, et il serait impensable d’interrompre brutalement et reporter l’exposition jumelle de l’infortuné Valentin de Boulogne, même si elle ne voit certainement passer quasiment aucun visiteur, les amateurs étant empêchés ou découragés par la désorganisation du système commun de réservation.

Autre exemple de gestion brillante de l’accueil des visiteurs dans un musée parisien, en 2012 le musée d’Art moderne ferme pendant la rétrospective Robert Crumb, en ne prévenant quasiment que par affichage sur place.

vendredi 24 février 2017

Les 12 Vermeer que nous ne verrons pas

Les 12 Vermeer (voir le détail en fin de chronique)

En juillet 2015 le Louvre, par le moyen du concept de « billet unique », maquillait une augmentation de 25% du prix de l’entrée au musée. Ce nouveau billet donnait désormais droit à la visite, le même jour, des collections permanentes et de toutes les expositions ouvertes.

Depuis, le Louvre n’avait pas encore organisé d’exposition « qui cartonne », de ces expositions où le visiteur ne peut acheter son billet qu’en le réservant à l’avance et en précisant l’heure de sa venue, afin de réguler le déferlement prévu des foules de visiteurs.
Or c’est ce qui arrive depuis le 22 février et jusqu'au 22 mai avec l’exposition « Vermeer et les maitres de la peinture de genre », exhibition promise à tous les records de fréquentation qui regroupe presque un tiers des tableaux de Vermeer (ce qui n’en fait cependant que 12, dont certains plutôt douteux).
Et on réalise soudain, avec les responsables du  musée certainement, que le système de réservation horaire n’a plus aucun sens lors de l’achat d’un billet unique puisque le visiteur peut décider une fois sur place d’aller voir ou non l’exposition, et à n’importe quelle heure. Toute anticipation des flux est devenue impossible.

Alors le Louvre, qui doit respecter les règles de sécurité qui imposent un nombre maximum d’humains (500 dit-on) en même temps dans une exposition, a mis en place une stratégie géniale en 3 étapes simples :

1. Le client réserve sur internet son entrée dans l’enceinte du musée. Il précise la demi-heure de son arrivée, durant laquelle il stationnera alors dans la première file d’attente, sans abri. Au-delà de cette demi-heure, en cas de retard, le client redeviendrait du bétail qui n’a pas réservé et retournerait dans la file d’attente des infortunés, qui peut durer plusieurs heures. Notons que le billet acheté en ligne accuse une hausse de 42%, à 17 euros. Les privilèges se payent.

2. Une fois dans l’enceinte du musée, clients ou bétail se plantent derrière une nouvelle file d’attente, cette fois pour réserver un créneau horaire de visite de l’exposition. On peut supposer qu’elle sera un peu moins longue que l’attente passée sous la pluie puisque les visiteurs venus voir les collections permanentes auront été écrémés.

3. Enfin, à l’expiration de cette deuxième attente, c’est face à la personne préposée à la distribution des horaires de disponibilité de l’exposition que le visiteur connaitra enfin son sort en apprenant à quelle heure il pourra espérer voir ses Vermeer. Et là, aucune prévision n’étant possible, cette troisième attente sera plus ou moins longue, c’est selon... Faisons confiance à la puissance organisatrice des gestionnaires de l’établissement public administratif du Louvre.

Et ne parlons pas du touriste un peu connaisseur qui était venu pour l’exposition simultanée consacrée au peu connu et caravagesque Valentin de Boulogne, qui n’a pourtant rien d’une exposition qui cartonne. Au milieu de ce cataclysme, il y a longtemps qu'il se sera immolé.

Quelques heures ont passé…

Allons bon, au moment de mettre sous presse, un article de Monsieur Rykner signale que dès le jour d’ouverture des deux expositions les réservations pour l’entrée dans l'enceinte du musée sont déjà complètes jusqu’au jour de leur fermeture, et que du bétail qui a déjà réservé et réussi à entrer dans le musée peut se voir refuser l’entrée à l’exposition pour laquelle il avait payé. D'ailleurs le service de billetterie officielle en ligne est indisponible aujourd'hui « en raison d'un problème technique », ce qui n'est pas grave puisqu'il ne sert à rien.

Finalement, pour une des rares fois que Ce Glob est Plat décide de parler d’une exposition qui est encore visible, elle ne l’est plus.

Alors pour nous consoler, voici donc sur l'illustration plus haut les 12 Vermeer exceptionnellement réunis à Paris et que nous ne verrons pas, sauf à poireauter dans une file d’attente sans abri pendant des heures sans garantie de pouvoir finalement entrer.
Vous y trouverez, dans le sens occidental de lecture, deux femmes et une lettre, la peseuse, la yaourtière, la dentelière, la lettre interrompue, le collier, un géographe, un astronome, un luth, une allégorie, une viole de gambe, un virginal, auxquels il faudrait ajouter deux Ter Borch d’Amsterdam (Femme au miroir et la célèbre Conversation galante), un Ter Borch de La Haye (Femme écrivant une lettre), deux Metsu de Dublin (Homme écrivant une lettre et Femme lisant une lettre), des Gérard Dou et une cinquantaine d’autres choses palpitantes.

Et réservons une pensée attristée pour le pauvre Valentin de Boulogne, dommage collatéral qu’on ne pourra sans doute pas visiter non plus.


Mises à jour : Le chaos dû à l'incurie du Louvre prenant de l'ampleur, vous trouverez ici régulièrement mis à jour des liens vers les articles et témoignages significatifs sur le sujet : 
25.02. Les mésaventures d'un visiteur pourtant privilégié où l'on apprend que la 3ème attente peut durer 5 heures !
25.02. Une description du désastre dans un journal sérieux (attention, pour excuser la négligence du musée on commence à rendre le public responsable, qui viendrait en trop grand nombre). 
27.02. Pour qu'il ne reste aucun souvenir de ce fiasco le Louvre interdit (parfois violemment) aux veinards qui visitent de photographier les œuvres des deux expositions. Calimaq en profite pour rappeler en détail et avec force arguments juridiques que cela constitue un abus de pouvoir administratif et que le Louvre agit dans la plus parfaite illégalité.   
27.02. Dans un communiqué farci de contrevérités le Louvre reconnait (implicitement) ses erreurs et déclare travailler maintenant à la mise en place des réservations obligatoires en ligne avec créneaux horaires, ce qui aurait dû être fait depuis des mois. Il reste à savoir combien de temps leur sera nécessaire pour développer cette simple fonction. 
28.02. Sur le site de Libération, un article synthétique mais complet et détaillé sur l'autorisation de photographier dans les expositions temporaires reprend l'essentiel de l'argumentaire de Pierre Noual sur S.I.Lex le blog de Calimaq.
28.02. Sur le site du Parisien, organe beaucoup lu, un petit article désagréable et raffiné (à propos de la Laitière, « le Louvre patine dans la semoule ») le journal rapporte que la réservation des billets en ligne devrait reprendre aujourd'hui...  
01.03. Dans le nouveau numéro 39 de Grande Galerie, le journal du Louvre, le président du musée claironne dans son éditorial sur la révolution de l'accueil des visiteurs opérée au Louvre en 2016. Prémonitoire !
02.03. Le Figaro du 28.02 a obtenu des informations sur les nouvelles modalités de billetterie. Et elles ne sont pas vraiment claires. Le site de réservation en ligne rouvrirait le lundi 6 mars. On pourra cette fois réserver un créneau horaire d’entrée dans l’exposition (mais laquelle, Vermeer ou Valentin, ça n’est pas précisé. Espérons pour les amateurs de Valentin que la distinction sera faite à ce moment). Cependant cette réservation n’empêcherait pas, d'abord la file d’attente à l’extérieur du musée, puis la deuxième file dans le hall du musée, mais qui serait limitée à 45 minutes, promesse du Louvre. On ne voit pas du tout comment cela peut s’agencer si la réservation n’est pas un coupe-file d’entrée dans l’enceinte du musée !
05.03. Hier samedi Monsieur Hasquenoph (LouvrePourTous) faisait paraitre un sidérant récapitulatif du fiasco du Louvre. On y lisait les mots incompétence, illégalité, chaos total, effarement, pagaille, pratique commerciale trompeuse, scandaleux, plaintes, remboursement, et enfin préavis de grève. Car il dévoilait, pour ajouter au désastre, qu'un préavis de grève reconductible du personnel du musée, qui se sent dans l'insécurité et subit des agressions de la clientèle en raison du manque d'organisation, a été déposé pour le 10 mars (et peut-être les 7 et 8 mars). 
Néanmoins le Louvre a mis en ligne hier le nouveau mode de réservation (présenté plus haut le 2 mars et prévu pour le 6) mais le site était submergé et inaccessible quasiment toute la journée. Aujourd'hui l'achat de billets est possible et confirme que la solution est encore défectueuse, notamment parce que la méthode des files d'attente consécutives n'a pas beaucoup changé, parce que la réduction des délais n'est qu'une promesse, et parce que l'exposition Valentin est toujours solidaire de Vermeer et que les amateurs qui auraient envie de la voir seront probablement découragés par la longue attente et les difficultés d'accès. Et les salles Valentin resteront certainement presque vides.     
09.03. La Tribune de l'art relatait hier un fait sidérant : un étudiant était évacué par la police dans la plus parfaite illégalité parce qu'il photographiait dans l'enceinte de l'exposition Vermeer !
 
On ne regrettera pas trop d'avoir manqué ce tableau, récemment reconnu du bout des lèvres par les experts comme un Vermeer. Alors un Vermeer inachevé, qu’on aurait sorti de sa poubelle et retapé grossièrement pour lui donner une apparence convenable.

dimanche 6 novembre 2016

Monuments singuliers (4)



Le monument aux morts pacifiste de Gentioux

Un jeune enfant en blouse d’écolier et chaussé de sabots dresse un poing serré vers une stèle où sont inscrits les noms des morts du village lors de la guerre de 1914-1918, au dessus d’une épigraphe qui s’exclame « Maudite soit la guerre ».
C’est le monument érigé en 1922 par la commune de Gentioux dans le département de la Creuse.

La protestation peut sembler modeste, la sculpture grossière et le message simpliste, mais s’il faut ériger un monument aux morts, quel est le meilleur exemple à montrer aux enfants d’un village ? Un écolier indigné et décidé devant l’inventaire des disparus, ou, comme dans le village de Murat-le-Quaire à 60 kilomètres vers l’est, les symboles habituels glorifiant les faits d’armes, les obus, et la croix de guerre qui récompensa la bonne conduite de ces hommes morts scrupuleusement comme on leur demandait.

L'ouvrage n'a jamais reçu l'onction préfectorale. En 1990 il était inscrit (mais pas classé) dans la liste des monuments historiques. Tous les ans le 11 novembre s'y retrouvent plusieurs centaines de sympathiques libres-penseurs antimilitaristes, anticléricaux, voire anarchistes.

samedi 19 juillet 2014

Mitraillez !

C'est certain, le chômage redouble, les avions s'écrasent encore et encore, les centrales nucléaires fuient de partout. Mais on s'y fait, par peur de perdre quelque chose, car il faudrait tout détruire et tout reprendre à zéro.

Et pourtant la révolution est en marche. La nouvelle est tombée très discrètement le lundi 7 juillet 2014. Le gouvernement français faisait paraitre sur le site du ministère de la Culture une page frileusement audacieuse intitulée « Tous photographes ! La charte des bonnes pratiques dans les établissements patrimoniaux ». Il s'agit d'une charte de cinq articles applicable dans tous les musées et monuments nationaux.

Article 1. Le photographe doit désactiver le flash de son appareil. Qui ne le fait pas, au moins pour éviter les reflets désagréables ?
Article 2. Il n'abime pas ce qu'il photographie. Sans rire.
Article 3. L'article le plus important et néanmoins le plus sibyllin, ou le moins précis. Le visiteur peut partager ses photos comme il le désire, mais dans le cadre de la législation en vigueur. En bas de page, des liens renvoient vers les textes en vigueur. Rappelons, pour simplifier, que dans ces lieux publics, même la photo des œuvres encore protégées par des droits d'auteur ne peut pas être interdite, c'est leur utilisation en dehors d'un cercle privé qui l'est.
Article 4. Le photographe demande son accord avant de photographier le personnel comme sujet principal. Comme il le ferait pour tout autre personne.
Article 5. Il demande une autorisation spécifique s'il veut utiliser du matériel supplémentaire. L'article vise probablement les pieds photographiques, ou des éclairages complémentaires.

Il n'est écrit nulle part explicitement que le visiteur peut toujours photographier tout ce qu'il veut dans les musées et monuments du patrimoine, mais comme on précise ce qu'il ne doit pas faire, on supposera que tout le reste lui est permis, implicitement.
Et il y aura certainement des établissements récalcitrants qui useront d'arguties juridiques, car c'est par exemple un réel camouflet pour le baron du musée d'Orsay qui avait obtenu récemment le soutien d'un ministre congédié depuis de la Culture pour interdire toute photographie dans l'enceinte du musée.

Finalement elle n'a peut-être l'air de rien, ou d'une gélatine informe, mais si cette charte est appliquée et devient un droit, c'est une part d'arbitraire et d'abus de pouvoir qui échappera aux marchands de cartes postales et aux voleurs de souvenirs.

Alors mitraillez, mitraillez tout ! C'est désormais autorisé.


Si la photographie n'avait pas été permise dans le musée de Rennes, comment aurait-on appris la lâche agression du pape Jean-Paul 2 par une météorite non identifiée, durant sa visite de l'établissement ? (Maurizio Cattelan, La Nona Ora, sculpture 1999).

vendredi 1 janvier 2010

Les naufragés de l'information


Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d'assister du rivage à la détresse d'autrui.
Lucrèce, De la nature des choses, Livre 2.1




Le spectateur de Ce Glob Est Plat qui a jeté sa télévision aux ordures aura raté un moment de jubilation. Un de ces débats qui sont le secret de la télévision de gavage où le public, choisi, applaudit les affirmations les plus imbéciles.
C'était le soir du 18 décembre 2009 sur la télévision publique. Étaient réunis les plus grands penseurs de la République. Le thème : fustiger Internet, parce que c'est l'anarchie et que tout le monde peut y dire n'importe quoi sur tout, sans avoir de carte de presse et sans respecter les règles policées de la bienséance et du renvoi d'ascenseur.
Pour enrichir le débat, le meneur de revue fera deux citations. D'abord Finkielkraut, phare consternant de philosophie «Internet, cette poubelle, ce lieu d'anarchie est en train de contaminer les médias traditionnels civilisés», puis Olivennes, marchand de culture en tube et serviteur des causes bénéficiaires «Internet, le tout-à-l'égout de la démocratie»
Le décor est planté.

Ne détaillons pas la vacuité des argumentaires et la petitesse d'esprit des accusateurs comme des défenseurs, tellement le spectacle en est réjouissant, et conseillons plutôt d'en lire d'abord un compte rendu désopilant et objectif dans le blog de Seb Musset, avant de barboter sans retenue dans la pure réalité. En 20 minutes, tout est dit. Vous y verrez le naufrage accablant des pontifiants penseurs de l'information, ceux qui brandissent les règles mais ne les appliquent pas (1). Vous entendrez ce brouhaha d'agonisants tremblant de perdre (ou même partager) un pouvoir, une parole, usurpés depuis des décennies. Et c'est un spectacle divertissant que de les voir se débattre.

Seul à s'amuser de ce grouillement, Guy Sorman survole le désastre, souriant, calme et conciliant «...et je dis moi que le monde actuel est meilleur que le monde ancien parce que tout le monde a droit à la parole et en dépit des dérapages je me réjouis que toutes les dissidences (puissent) s'exprimer, je trouve ça formidable, en dépit des anecdotes.»
«Tous les médias à un moment donné pensent la même chose, c'est comme ça, c'est un phénomène de société. Dieu merci il y a les bloggueurs et les internautes qui pensent autrement.»
«Le Web est un monde supplémentaire qui ne détruit pas l'ancien, c'est un monde de plus et ça devrait être une grande joie.»

Et pourtant Sorman sait que ce monde libre ne durera pas, et deviendra semblable à celui qu'il remplace «Il va y avoir des régulations par le public, en raison même du foisonnement d'Internet.... Il y a des blogs qui sont légitimes et qui sont professionnels et reconnus comme tels, c'est la même évolution que pour la presse écrite, et on va vivre ensemble...»

Les commentaires ne sont pas autorisés sur le site où ce débat est diffusé. Bientôt, les naufragés de l'information réaliseront leur ridicule et en interdiront la diffusion. Alors copiez-le dans vos archives personnelles. Il va devenir un modèle. Vous pourrez alors dire «J'ai été témoin de la fin d'une espèce.»

Au muséum d'histoire naturelle passe la procession des espèces disparues.

***
(1) Par exemple, leur description unanime du journaliste «Quelqu'un de compétent qui sait mettre en contexte, vérifier, faire du contradictoire, voir des gens qui ont des opinions différentes, faire une synthèse, appliquer des règles de bon sens pour essayer de donner une certaine honnêteté intellectuelle». On y reconnait là toutes ces qualités qui seraient absentes d'Internet mais qu'illustrent si bien les médias traditionnels affiliés aux capitaux et aux politiques.

lundi 23 novembre 2009

1210 romans en 3 lignes, épisode 1

À la fin du 19ème siècle, un étrange individu portant barbiche effilée, non-conformiste, esthète, un peu mystificateur, hantait les rédactions des revues à l'avant-garde, artistique, littéraire, politique. Auteur généralement anonyme de milliers d'articles, notices, reportages, critiques d'art, on dit que son goût était infaillible. Il suffit de lire les noms qui contribuèrent à la Revue Blanche, dont il fut rédacteur en chef de 1896 à 1903. Des peintres maintenant renommés firent son portrait, Paul Signac, Félix Vallotton. Il s'appelait Félix Fénéon (1).

Rédiger était son obsession. Sa marotte était la phrase, quel qu'ait été le sujet. Il avait débuté comme rédacteur au ministère de la Guerre, de 1881 à 1894, date à laquelle ses amitiés libertaires lui valurent d'être inculpé comme terroriste au Procès des Trente, répression contre le mouvement anarchiste. Acquitté, il poursuivra ses rédactions pour les revues, les grands journaux de l'époque, le Figaro en 1903, et enfin le Matin, en 1906, dans une mémorable contribution de quelques mois à la rubrique des «nouvelles en trois lignes».

Depuis octobre 1905, les nouvelles en trois lignes concentraient, dans une colonne de la page 3 du Matin, les évènements dont on ne pouvait dire que quelques mots, quelques phrases brèves et sans âme, les faits divers. Pendant six mois, Félix Fénéon leur injecta un style précis, chirurgical et cynique, minutieusement ponctué. Il filtrait certainement les sujets pour ne retenir que ce qui le touchait. Ainsi, parmi 1210 nouvelles recensées par P. et R. Wald Lasowski aux éditions Macula en 1990, reviennent avec régularité les découvertes d'engins incongrus pris pour des machines infernales anarchistes, les kilomètres de câble téléphonique dérobés par des ombres insaisissables, les élus récalcitrants à retirer des lieux publics les représentations du dieu crucifié (c'était le lendemain de la séparation de l'église et de l'État).
83. Muni d'une queue de rat
et illusoirement chargé de grès fin,
un cylindre de fer blanc a été trouvé rue de l'Ouest.


1160. X s'était coiffé d'une casquette administrative.
Il put à loisir couper 2.900 mètres de câble téléphonique
sur la route nationale 19.


840. À toute force, le comte de Malartic
voulait suspendre Dieu dans l'école d'Yville (S.-L.).
Maire, on l'a suspendu lui-même.

Mais ce qui émerge dans cette houle des faits divers, ce sont surtout les morts, accidentés par les tramways, les autobus, les trains, ou suicidés, comme dans cette célèbre nouvelle, numérotée 780 aux éditions Macula (et qui contient peut-être une coquille avec la répétition du mot Septeuil).
780. Mme Fournier, M. Vouin, M. Septeuil,
de Sucy, Tripeval, Septeuil,
se sont pendus : neurasthénie, cancer, chômage.

Et Fénéon leur imprime une logique si impitoyable, qu'on croit lire à chaque fois le roman d'une vie. Car après tout que reste-t-il d'une génération ? Quelques rares évènements, qui persisteront un temps dans les esprits et les livres d'histoire, et des milliers d'êtres humains, qui auront vécu sans se faire remarquer, puis auront été écrasés par un train.
316. Comme son train stoppait,
Mme Parlucy, de Nanterre, ouvrit, se pencha.
Passa un express qui brisa la tête et la portière.


592. Monsieur Jules Kerzerho présidait une société
de gymnastique, et pourtant il s'est fait écraser
en sautant dans un tramway, à Rueil.


1021. Le 515 a écrasé, au passage
à niveau de Monthéard (Sarthe), Mme Dutertre.
Accident, croit-on, bien qu'elle fût très misérable.

Aux antipodes des courts poèmes japonais (2) qui évoquent une impression, le sentiment d'un instant, la nouvelle en trois lignes résume une vie, et souvent la clôt.
623. C'est au cochonnet que l'apoplexie
a terrassé M. André, 75 ans, de Levallois.
Sa boule roulait encore qu'il n'était déjà plus.
Félix Fénéon est mort le jour bissextil de 1944. On aimerait retrouver quelquefois sa signature, même au bas d'une notice de médicament, ou du mode d'emploi d'un four à micro-ondes, qui sont la littérature contemporaine. Dans quelques jours, Ce Glob Est Plat présentera, soigneusement classé, un florilège de ses plus beaux romans en trois lignes.

***
(1) La courte biographie que lui consacre Paul-Henri Bourrelier est limpide et exemplaire. Et le docteur Orlof parle de Fénéon avec admiration.
(2) Les tanka faisaient cinq vers, les hokku (haiku ou haikai), trois.