lundi 30 octobre 2023

Histoire sans paroles (47)

Encore un drame de la mer, dans la plus parfaite indifférence.

samedi 21 octobre 2023

Et où était le peintre ?

Fischer L.H., Le Taj Mahal au couchant c.1890, 94cm., marché de l'art

Ce tableau aurait pu illustrer plusieurs des chroniques irrégulières de Ce Glob, comme "Ce monde est disparu", puisqu’il doit disparaitre en vente publique le 24 octobre à partir de 18h, chez Dorotheum à Vienne, sous le numéro 67. Il représente un mausolée funéraire et pourrait aussi illustrer la "Vie des cimetières". 
Il ira dans la catégorie "Où était le peintre ?", trop peu fréquentée.

Le peintre, graveur parmi nombre d’autres activités et connu pour ses aquarelles de paysages et d’architecture, délicates et conventionnelles, s’appelait Ludwig Hans Fischer. 
Né en Autriche, Fischer est étiqueté à raison orientaliste, pour avoir illustré ses nombreux voyages autour de la Méditerranée. Mais il voyagea aussi de la Norvège à l'Inde. Il se laissait parfois aller à une inspiration lyrique, mais avec retenue, comme dans cette tempête de sable du désert, le Khamsîn, peinte en 1891 (vente Christie’s 2020), dans cette vue des célèbres falaises de l’ile de Møn au Danemark (Møns Klint), ou cette superbe vue du Taj Mahal donc, au soleil couchant.

Reconnaissons qu’il n’est pas trop difficile de faire un beau tableau quand on y colle la silhouette du Taj Mahal. On l’a écrit ici-même, l’espèce humaine ne serait qu’une grossière bévue de l’évolution s’il n’y avait eu Georges de La Tour, Jean-Sébastien Bach, et le Taj Mahal (ou Vermeer, Mozart et la cathédrale d’Orvieto, à la limite).

À Agra, Fischer a choisi un point de vue original et peu fréquenté sur le monument. 
Pour y accéder de nos jours il faut prendre le chemin à partir de l’entrée Est du Taj jusqu’à l’Aga Khan Ki Haveli, maison de maitre d’un officiel au moment de la construction du Taj, aujourd’hui délabrée. 
Là, l’entrée est interdite, par sécurité et parce que le domaine est protégé depuis 2018, mais les amateurs d’exploration urbaine vous montreront les chemins dérobés. Si le portail est fermé ou gardé, il sera peut-être nécessaire de longer sur 50 mètres ce qui ressemble à une sortie d’égout qui "alimente" la Yamuna, la rivière sacrée qui longe le Taj - en réalité la voie royale des eaux usées et des pires infections de la capitale située en amont, Delhi (*) - mais la récompense mérite le détour : un point de vue rare sur le mausolée, de la plateforme d’un kiosque en rotonde où poser son chevalet.

En réalité Fischer ne s’y est pas arrêté, il a continué en longeant la berge vers l’est pour s’installer 50 mètres plus loin, sur une terrasse un peu surélevée. Le soleil se couchait derrière le Taj, c’était l’hiver 1889-1890 en fin d’après-midi (en été le soleil se couche beaucoup plus au nord, sur la droite derrière la Yamuna). Le kiosque est au premier plan en contrejour. 

Fischer n’a certainement pas peint le tableau à l’huile sur place. Il mesure presque un mètre de large, et les détails ont été ajoutés sur un fond déjà sec. Il a plus probablement fait des aquarelles, technique rapide et précise pour noter les couleurs et les ambiances, peu encombrante en voyage, peut-être des photographies pour les détails, et réalisé le tableau en atelier, de retour d’Inde.

D’autant qu’il existe au moins un autre tableau similaire de Fischer (illustration ci-dessous), encore plus grand (1,20m), vendu par Christie’s en 2008, du même point de vue, légèrement plus éloigné à l'est. La brume s’est levée, le mausolée est éclairé cette fois par la lumière du matin. Les fleurs du premier plan ne doivent pas tromper, le climat d’Agra est doux en hiver et il ne gèle jamais.

(*) L’encyclopédie Wikipedia est sujette à une curieuse dissonance cognitive sur l’environnement du Taj Mahal. La version anglaise de l’article sur Agra fait état des conditions abominables de l’eau et de l'air, de la rivière, et des graves conséquences sur les fondations et le marbre du Taj, quand le même article, dans sa version française, est réduit aux amabilités d'un dépliant fourni par l’office du tourisme.

Fischer L.H., Le Taj Mahal le matin c.1890, 120cm., coll. privée (?)

Mise à jour le 4.11.2023 : le tableau a été remporté par une enchère raisonnable de 29 000$, 2 fois l'estimation basse.

jeudi 12 octobre 2023

Un faux fait est-il un fait ?

Avertissement : cette chronique abordant un sujet délicat relatif à la justice et au rôle d’un homme politique italien influent, les épithètes éventuellement désagréables qu’elle contient sont à précéder systématiquement de l’adjectif "présumé" accordé convenablement, afin d’éviter qu’on ne retrouve l’auteur lourdement lesté au fond du golfe de Gênes.

Un œil pressé aura peut-être l’impression, à la lecture de Ce Glob, qu’il ne se délecte que des malheurs de la société. Ce serait une erreur de perspective. Avant-hier encore nous louions le comportement optimiste des spéculateurs en art, pourtant confrontés à une conjoncture préoccupante. Et pour montrer notre bonne foi, voici aujourd’hui encore une bonne nouvelle, que vous n’avez certainement pas vu passer dans vos journaux. 

Ah ils étaient tous sur le pont ! rappelez-vous, ces quotidiens charognards (et Ce Glob aussi), en juillet 2017, quand une vingtaine de tableaux de Modigliani étaient brutalement arrachés à une exposition populaire par la police italienne à Gênes, emportés dans le même fourgon que deux ou trois officiels responsables de l’évènement.   
Rappelez-vous cette surenchère d’annonces catastrophistes, parfaitement résumées dans un récapitulatif sonore en 2 minutes de la radio suisse RTS: "Le plus grand scandale de l’histoire de l’art moderne […] de vulgaires croutes de piètre facture […] le monde de l’art tombe de haut, le choc est immense […] ça fait toujours ça quand on admire des croutes […] l’enquête de Falò démontre" (Falò était un magazine de la RTS).
Et puis plus rien pendant 5 ans… C’est normal, la justice doit se préserver des influences du temps.
Mais pour se préserver également des langueurs de l’inaction, la justice s’est finalement prononcée cette année. 

Au mois de juin le tribunal a conclu : Tout est bien qui finit bien (comme dans l’histoire invraisemblable contée par Shakespeare), pour le grand soulagement de tous, et du secrétaire d’État italien à la culture qui ne cessait depuis le début d’aboyer sur les juges les accusant d’instruire un faux procès sur de fausses informations à l’aide d’experts incompétents (Il faut préciser pour le lectorat d'en-deçà des Alpes, que le secrétaire d’État italien à la culture, collectionneur d'art, est probablement la pire crapule de la politique et des médias après le légendaire Berlusconi).


Jusqu’où ira l’audace des faussaires ? 
Dans ce détail, flouté pour d'évidentes raisons, d’une photo de Lucca Zennaro (Associated Press) peu avant l’ouverture de l’exposition de Gênes en 2017, une présumée mystérieuse personne apporte les dernières retouches à un présumé prétendu tableau de Modigliani. 






Pour résumer la décision de justice, seuls 8 des 21 tableaux séquestrés sont jugés faux. Ils seront néanmoins restitués aux propriétaires et devront porter (probablement au revers de la toile) une mention particulière. Les 6 prévenus, menacés de 6 mois à 6 ans de prison, sont acquittés parce que "le fait n'existe pas" et "parce que le fait ne constitue pas un crime" dit le site ilfattoquotidiano qui cite les conclusions du procès (sans référencer sa source).

Comme les bonnes nouvelles sont toujours diffusées très discrètement quand elles viennent contredire de précédentes mauvaises nouvelles publiées à grand bruit, on dispose de très peu de sources pour comprendre les motifs insolites de cette décision. Peut-être signifient-ils simplement "Les seuls faits constatés, les 8 tableaux jugés faux, ne constituent pas un crime dont les prévenus assignés seraient coupables". Mais ça n’est pas beaucoup plus clair, notamment si on se souvient qu’en mars 2019, après 2 ans d’enquête, les mises en examen et un vaste système de "blanchiment" de faux Modigliani - dont les 20 tableaux séquestrés - étaient confirmés par le procureur et la police (voir la mise à jour à la fin de notre chronique de 2018).

En tout cas c’est une bonne nouvelle, non ?
Ils s’en sortent bien, les 6 innocents et les 13 Modigliani blanchis authentiques, et puis les prisons débordent déjà de personnes qui n’ont rien à y faire, sinon apprendre à mériter d’y revenir, alors on ne va tout de même pas y enfermer des faussaires, aussi honnêtes soient-ils.

mercredi 4 octobre 2023

La vie des cimetières (108)

On aura beau truffer d'interdictions absurdes les règlements des cimetières (comme celle de photographier), ou lorgner de coups d’œil suspicieux le taphophile solitaire qui s’y promène, il restera toujours une longue liste de raisons honnêtes de fréquenter assidument ces lieux de repos éternel, comme disent les poètes inspirés. 


On compte parmi ces raisons respectables le besoin de se rendre auprès du peu qui subsiste de tangible de personnalités qui ont eu un jour leur nom dans les médias ou les livres d’histoire. Et il ne reste généralement d'accessible et palpable qu'un nom gravé sur une tombe.

L’internet fournit force ressources à ceux qui en sont atteints, et il n’est pas de site taphophile sérieux qui n’offre une fonction de localisation des personnalités enterrées. 


☠️  Cimetières de France et d’ailleurs, le site monumental et foisonnant de Philippe Landru, propose une liste classée dans l'ordre alphabétique, mais l'inventaire pour chaque lettre n'est plus alphabétique, si bien qu’il est plus efficace d’utiliser le dialogue Rechercher dans le site en haut à droite de la page.

Le résumé biographique illustré des personnalités est généralement remarquable.  


☠️  Pas un jour sans une tombe, le site biscornu et vaguement commerçant de Bertrand Beyern propose une recherche par "Personnages célèbres" à peu près incompréhensible ou réservée aux amateurs de la bicyclette sportive.

Sa rubrique "Où reposent-ils", propice à la flânerie, présente une carte de France désignant près de 400 cimetières visités par l’auteur, chacun faisant l’objet d’une promenade illustrée et commentée autour de personnalités inhumées. 400 cimetières sur 43 000 - en ne comptant que les français - le projet est sisyphéen !    

Beyern est l’auteur de quelques ouvrages sur le sujet, notamment d’un livre léger et très agréable, Carnet de dalles, rempli d’épitaphes, d’anecdotes et d’impressions de visite chez des locataires renommés. Il a également écrit un Guide des tombes d’hommes célèbres dont on suppose que s’y sont invitées quelques femmes célèbres (elles meurent aussi). 


☠️  Les passionnés des lieux de sépulture des personnalités de haute extraction - sinon royales - et de leurs tribulations aristocratiques opteront pour le riche et instructif site de Marie-Christine Pénin. Une véritable et magistrale encyclopédie illustrée ! Il se nomme Tombes et sépultures des personnalités qui ont fait notre monde (en tout cas le monde de l’auteure).


☠️  L'encyclopédie Wikipedia connait 1649 personnalités et leur emplacement approximatif (le numéro de la division ou le casier du columbarium) au cimetière du Père-Lachaise. Elle est nettement moins informée sur les autres cimetières parisiens.


☠️  Finissons par le site indispensable, multinational, le planétaire Find a Grave "trouver une tombe", à dominante anglo-saxonne, mais par endroits traduit en français. Il vous attirera vers les tombes de William Shakespeare (il en connait 196) ou de Walt Disney (pas plus de 36), mais saura aussi trouver celle - unique - d'Alexandre Vialatte.


***

Illustrons cette chronique taphophile et confraternelle par quelques tombes dont le nom de l’hôte n’est pas toujours lisible ou évident à déchiffrer. La première nous rappellera cette inscription promotionnelle, au Père-Lachaise, citée (ou peut-être imaginée) par Robert Sabatier dans son Dictionnaire de la mort "Ci-gît M. X… qui fut bon père et bon époux. Sa veuve inconsolable continue son commerce…" suivie de l’adresse précise dudit commerce. 



lundi 25 septembre 2023

Ce monde est disparu (8)

D'Abraham Pether (le père d’Henry et Sebastian Pether), un incendie près de Londres, 96cm, plutôt réussi, longtemps attribué à Joseph Wright of Derby, parti contre 23 000$. Un des seuls tableaux attractifs de la vente avec le portrait de Ramsay.

"Au Louvre, tous les tableaux sont éclairés, alors qu'en fait y'en a les trois quarts qu'on regarde pas."
Le grand café des brèves de comptoir, Tome 3. JM. Gourio.


Dans le monde de l’art, la sphère des ventes aux enchères se porte bien, comme celle de la spéculation boursière (le cours de l’or a presque doublé depuis 5 ans). La finance sait profiter de ces petites contrariétés que sont les conflits frontaliers, les tracas météorologiques variés et autres pépins planétaires. 

Cependant il n’y a pas tant de ventes millionnaires qu’on le croirait. Les faussaires ont beau redoubler d’activité, le nombre de chefs-d’œuvre du passé n’augmente pas vite.


Pour rester toutefois en haut de l’affiche, et assainir leur stock, les maisons d'enchères ratissent tout ce qui peut évoquer des noms connus, Caravage, Rembrandt, Velázquez… Elles les affublent discrètement d'une des locutions péjoratives officielles (suiveur de, d’après, atelier de, attribué à, cercle de, école de…), y ajoutent des œuvres qu’elles ont du mal à vendre, des tableaux ratés de peintres mineurs et concoctent ainsi de belles ventes au rabais. Elles les conseillent aux investisseurs débutants (new buyers).


Ainsi Sotheby’s vient d’ouvrir les soldes automnaux, le 20 septembre à Londres. La vente était ouverte depuis quelques jours sur internet, d’après un catalogue de reproductions passables. À l’heure de la clôture de chaque lot une simulation d’enchère virtuelle chronométrée venait procurer le petit frisson de la compétition, parce que même à distance, dépenser son argent les yeux fermés doit rester un amusement. 


Et l’opération a bien fonctionné, tant le marché est confiant en son avenir.

75% des croutes ont disparu, parfois à de très bas prix pour une maison prestigieuse, moins de 1000$ en l'absence de seuil de réserve. 

On notera, dans les liens vers la vente (voir plus haut), le grand retour de Catherine Windsor par Ramsay, invendue en 2022, qui est reparue puis disparue sans bruit, contre 10 000$. La copie de Rembrandt, pourtant assez ressemblante vue de loin, n’est pas partie, contrairement au médiocre Caravage et au Velázquez qui ont dépassé les prévisions, mais pas dans les proportions de ce vilain portrait par Margareth Carpenter, mystérieusement disputé jusqu'à 15 fois les estimations !  


Et c’est presque tous les jours comme ça, chez Sotheby’s, comme dans toutes les grandes maisons d'enchères, qui sont finalement les Compagnons d’Emmaüs du riche.

samedi 16 septembre 2023

φιλαδελφία

Andrew Wyeth, Groundhog day (100cm, 1959) Philadelphia museum of art.

Comment ça, nous n’avions jamais visité le musée d’art de Philadelphie, alors qu’on était récemment tout près, à Hartford ?
C’est un oubli regrettable, une ville qui a failli devenir la capitale des États-Unis. Il est vrai qu’elle a perdu 400 000 habitants depuis les années 1950, mais ça n’est certainement pas à cause de ses collections, qui attirent 800 000 visiteurs par an dit l'Encyclopédie. C’est peut-être parce qu’un quart des habitants y survivent sous le seuil de pauvreté, et que les médias racontent qu’ils hantent par milliers la longue avenue de Kensington, jour et nuit, hésitants comme des zombis, le corps tordu, perdant leurs membres dans les caniveaux. On y compterait 5 morts chaque matin, sous l’effet de la déréliction économique, assistée de drogues tout à fait légales et bon marché promues par des laboratoires renommés et mécènes des plus grands musées internationaux (l’étymologie grecque de Philadelphia est fraternité, ne l’oublions pas).

Justement, le musée, le Philadelphia Museum of Art, parlons-en. Sur son site internet, dans un résumé historique qui fait son possible pour ne rien nous apprendre, il se réjouit d'avoir toujours bénéficié, malgré les crises et les guerres, de donations généreuses, et se considère honoré de posséder la robe de mariage de Grace Kelly avec le prince Rainier 3 de Monaco. On le comprend.

La présentation de la collection de 170 000 pièces (dont 5000 exposées au public) est peu enthousiasmante, mais honorable, dans des reproductions téléchargeables, le plus souvent d’une bonne qualité (3000 à 4000 pixels), aux renseignements laconiques.
Pour une visite agréable il sera préférable, sur la page de recherche, à gauche, de filtrer les 170 000 objets en utilisant les critères de recherche (ordonnés par nombre d’occurrences), par exemple en sélectionnant "peinture" et "européenne", on réduit la balade à 2500 vignettes, classées un peu n’importe comment, il faut le reconnaitre.

Tout cela n’est pas vraiment folichon, mais quand vous aurez jeté un coup d’œil au florilège qui suit, désordonné mais orienté, vous aurez peut-être envie de poursuivre un peu la balade imaginaire, quitte à vous y perdre (d'autant plus qu'une bonne part, peut-être la moitié, des œuvres choisies ici ne sont pas exposées au public).

Peu de musées peuvent se réjouir d’héberger à la fois une des plus minuscules miniatures de Van Eyck (une carte postale) et des panneaux de la main incontestée de Rogier van der Weyden ; Philadelphie expose son monumental diptyque de la crucifixion (près de 4 m²), certainement la plus singulière de ses œuvres, où les personnages de la Passion sont enfermés dans des décors abstraits comme dans les tableaux de Francis Bacon. 

La série d’œuvres d’Andrew Wyeth est remarquable, ce qui n’est pas une surprise, Wyeth est né et mort à Chadds Ford, à moins de 50 kilomètres du musée, et avait fait son atelier d’un vieux moulin voisin. Outre le moulin, on trouvera deux autres tableaux exceptionnels, ces deux seaux au fond d’un couloir de ferme et le célèbre coin de table de Groundhog Day (illustration plus haut. Hélas Wyeth n’est mort qu’en 2009 et ne méritera donc pas de reproductions de haute qualité avant des décennies).

Une série aussi remarquable de Thomas Eakins. Là encore rien de surprenant, Eakins, considéré comme le plus important des peintres réalistes étasuniens est né à Philadelphie, y a enseigné, peint, et y est mort. Oublions son inévitable portrait de l’orgueilleux Docteur Gross et son scalpel (notez tout de même, à gauche, la mère du patient qui ne partage pas la confiance du chirurgien), et admirons les frises de personnages de "Réparant le filet" (ill. détail 4) et "Pêche à Gloucester", ou les étonnants portraits de Mrs. Cushing ou de La cantatrice.

De Jacob van Oost l’ancien, un Portrait de fille, magnifique exemple du portraitiste peut-être le plus subtil du 17ème siècle flamand à Bruges, dont Wikipedia qui n’y connait rien dit que ses portraits sont stéréotypés (on pourrait aisément montrer que c’est une grossière erreur de jugement).

De Turner l’époustouflant "Incendie du parlement" auquel le peintre assistait le 16 octobre 1834. Il peignit un autre point de vue de l’évènement, plus éloigné, aujourd’hui au musée de Cleveland.

Et beaucoup d’autres paysages plutôt originaux, inhabituels, hollandais avec Jacob Ruidsael (ill. détail 3), Van der Heyden, Wijnants, Wouwermans, Dubbels, et d’origines diverses avec Thaulow, Lane, Guardi, Aivasovsky (Aivazovski), Calame, Doughty, Gauffier (ill. détail 2), Monet (ill. détail 1), Pissarro 

Et puis des scènes aussi curieuses, de Duyster (ill. détail 5), DegasWinslow Homer, AH. Maurer, Jan Olis, JF. Millet, Rusinol (Rusiñol), Judith Leyster (ill. détail 6), et des milliers d'autres choses

Détails dans les salles du Philadelphia museum of art, de haut en bas Monet, Gauffier, Ruisdael, Eakins, Duyster, Leyster.

mercredi 6 septembre 2023

Améliorons les chefs-d’œuvre (27)

Le mystère des tableaux qui fondent

Dans le Dictionnaire de la peinture par les peintres, Pascal Bonafoux cite Cézanne à propos des tableaux de Delacroix qui se décomposaient déjà du vivant du peintre :
Un jour, devant l’Entrée des croisés à Constantinople de Delacroix, Cézanne dit à Gasquet : "Nous ne la voyons plus. J’ai vu, moi qui vous parle, mourir, pâlir, s’en aller ce tableau. C’est à pleurer. De dix en dix ans, il s’en va… Il n’en restera, un jour, plus rien… Si vous aviez vu la mer verte, le ciel vert. Intenses […] Quand il l’exposa, on cria que le cheval, ce cheval était rose. C’était magnifique. Une rutilance. Mais ces sacrés romantiques, avec leur dédain, usaient d’atroces matières. Les droguistes les ont volés comme dans un bois."


Fin 2022, dans un hommage au grand Pierre Soulages, nous suggérions de surveiller ses lourds panneaux de goudron suspendus dans les grands musées, qui ne résisteront pas perpétuellement aux exigences de la gravité. 
Or à peine éteint l’écho de son oraison funèbre par le président de la République et entamé le "dialogue du défunt avec les siècles", des tableaux du peintre exécutés vers 1960 se mettaient à couler dans les réserves des "Abattoirs, Musée – Frac Occitanie", le musée d’art moderne de Toulouse.

Que des matières qui ne devraient pas se liquéfier coulent miraculeusement, la chose est courante, parfois avec ponctualité, comme à Naples où le sang de saint Gennaro fond dans sa fiole trois fois par an pour des périodes suffisamment longues et précisément planifiées pour le bénéfice des commerçants de la ville et le prestige des autorités religieuses.

Dans le secteur de la peinture également, la question est connue depuis le début du 19ème siècle, avec la commercialisation des peintures en tube et le mélange dans les couleurs de produits chimiques instables, du zinc friable au bitume et au plomb qui ne sèche jamais. De nos jours, les tableaux des plus mauvais techniciens parmi les grands peintres du 19ème siècle, de Prud’Hon à Delacroix, bougent encore ; après 200 ans la couche picturale se déforme toujours, gonfle ou se contracte, se décolore, noircit... 

Dans le cas de Soulages, plutôt qu’à un miracle surnaturel, on a probablement affaire à l’indélicatesse d’un fabricant, ou aux expérimentations téméraires du peintre qui, déjà très demandé, noircissait alors facilement ses deux à trois mètres carrés de toile par jour ; à ce débit-là on n’est plus très regardant sur la qualité des matériaux.


Nul n’est censé ignorer que la loi sur les droits d’auteur interdit de reproduire librement les œuvres d’artistes morts depuis moins de 70 ans. On devrait attendre 2093 pour illustrer cette chronique. Tout aura alors fondu. Aussi avons-nous opté pour Craiyon, alias DALL-E, l’intelligence artificielle qui se rit des droits d'auteur. Nous lui avons demandé d’illustrer "Soulages pensif devant un de ses tableaux qui coule comme de la guimauve". Sans doute n’avons nous pas été assez clair, il parait que guimauve se dit marshmallow en anglais. Mais au moins sommes-nous en règle avec l’état du droit. 


L’experte en Soulages chargée du diagnostic et de la restauration (voir cette vidéo CNRS de 7min.) note que le phénomène, l’huile qui s'écoule des empâtements, se produit sur des tableaux de Soulages présumés secs peints entre décembre 1959 et mars 1960, mais aussi sur les toiles d’autres peintres qui travaillaient alors également à Paris (Georges Mathieu, Willem de Kooning, Joan Mitchell…) 

Et le phénomène constaté à Toulouse dans les réserves des Abattoirs se produit sans doute dans d’autres musées puisque certains peintres cités par la restauratrice ne sont pas représentés à Toulouse.
Il ne serait pas étonnant que le dérèglement climatique, qui s’accentue au-delà des prévisions, notamment la chaleur, ait commencé à dégrader les délicates conditions de conservation dans les musées.

Ainsi, entre la peinture romantique qui n’en finit plus de se décomposer, la peinture impressionniste qui pâlit et s’émiette au moindre courant d’air, et la peinture expressionniste abstraite qui se met à fondre, les règles de gestion des droits de reproduction des œuvres, au moins dans ce secteur, pourraient être simplifiées. À quoi bon poireauter 70 ans encore après la mort de l’auteur pour accueillir dans le domaine public des tableaux qui n'ont pas même attendu la fatale échéance pour s'abandonner au pire des délabrements ?

jeudi 24 août 2023

Jérôme Bosch contre l'entropie

Compilation des beaux visages du panneau central du Jardin des délices de Bosch. Certains, très personnalisés, sont sans doute des portraits, ce qui étaierait la thèse de la commande du tableau à l’occasion d’un mariage princier. Tous sont jeunes et nus, mais la morale est sauve quand on sait ce qui les attend sur le panneau de droite, pour avoir abusé de langueur et de fruits.

On s’en souvient peut-être, les 470 000 bienheureux qui s’étaient transportés en 2016, pour la grande rétrospective de Bois-le-Duc, dans cette petite ville du centre des Pays-Bas où le peintre était né et mort 500 ans plus tôt, furent frustrés.
Car le musée du Prado de Madrid, seconde étape de la même exposition et détenteur du plus grandiose des tableaux du peintre flamand, le "Jardin des délices", n’avait pas souhaité l'acheminer si loin, au septentrion, sur plus de 1100 kilomètres ; les trois panneaux de chêne, déjà fragiles, n'auraient pas supporté le voyage.
Résultat, c'était comme une rétrospective Léonard de Vinci sans la Joconde ! Ah non, mauvais exemple, le cinq-centenaire de Léonard au Louvre en 2019 s'est justement fait sans elle.

Plus tard, pendant 17 semaines, les 580 000 bienheureux suivants qui se transportèrent à Madrid où le tableau était donc demeuré, réussirent à apercevoir le fameux triptyque. Certains le prétendent. 
Le Prado affirme qu'il a recueilli le regard admiratif d’environ 5000 visiteurs par jour, nombre qu’on pourra juger ridicule comparé aux 25 000 dans le même temps devant la Joconde à Paris. 
Mais ce serait oublier que la dame italienne est seule sur son balcon, et que le spectateur n’y va que pour vérifier les reproductions et prouver sur son réseau social que l'original existe. 10 secondes lui suffisent pour cela.
Alors qu’à lui seul, le panneau central du triptyque de Bosch héberge 554 humains ou humanoïdes, plusieurs dizaines de portraits, et près de 1000 personnages en incluant les autres espèces. 
Savez-vous combien de temps vous serait nécessaire pour identifier l’expression ou l’activité de chacune des figures de ce panneau de 4,3 mètres carrés ? Ne réfléchissez pas trop longtemps, 5000 touristes attendent derrière vous… Et vous avez déjà dépassé le délai autorisé qui n’était que de 7 secondes en privé devant le triptyque.  

Or rappelez-vous 2009, 7 ans avant cette ruée vers Bosch, Google et le Prado offraient sur internet une reproduction gigantesque du Jardin des délices, 156 547 par 89 116 pixels, soit 14 milliards de pixels, qui disparaissaient lors de l’exposition de 2016, pour renaitre 10 jours plus tard sur un site néerlandais.
En parallèle, de 2013 à 2016, le Projet Bosch (Bosch Project dans l’idiome dominant) partageait en ligne le résultat de ses travaux de préparation du cinq-centenaire avec des reproductions également colossales de toutes les œuvres du peintre (décidément, encore un projet hollandais, il n'y a que le nord de l'Europe, les Hollandais et les Anglo-saxons, pour respecter les principes du domaine public et le diffuser au monde entier sans contrepartie).

Eh bien par miracle, au mépris de la 2ème loi de la thermodynamique sur internet, ces deux sites sont toujours accessibles (pour le Projet Bosch il faudra passer outre un message d’alerte imbécile).
Leur manipulation aisée et fluide est un plaisir et les conditions de visite idéales. Bosch lui-même n’aura jamais vu autant de détails. Restez-y des heures, fouillez le moindre recoin, copiez ce que vous pouvez par tout moyen, licite ou non.

Qui sait combien de temps ces merveilles incomparables peintes voilà cinq siècles seront encore visibles ?

Les adresses, pour mémoire :
▷ Le jardin des délices de 2009 (choisissez Free explore, enlevez les Markers dans le menu en haut à droite et coupez éventuellement le son),
▷ L'œuvre complet de Bosch (par le projet Bosch, également en mégapixels et en infrarouge, rayons X et autres indiscrétions).

Petite astuce, si, devant un détail d’un tableau du Projet Bosch, vous souhaitez exprimer votre humeur sur les réseaux sociaux, vous pouvez transmettre un lien direct qui pointe exactement sur le détail devant vos yeux en copiant et envoyant le contenu de la barre d’adresse.

vendredi 18 août 2023

Ce monde est disparu (7)


C’est la New York des années 1900 à 1950, en noir et blanc, qui disparaissait ce 18 aout 2023. 
Rassurons-nous, une partie seulement de New York, un centième peut-être. C’est toujours comme cela dans les ventes de multiples, gravures ou photos, on soumet un exemplaire aux enchères, quand il en a été tiré beaucoup plus, une centaine pour les gravures de Martin Lewis, par exemple.  

C’était une vente sans exposition publique (online only), mais d’opulentes reproductions "super zoom", comme dit Christie’s, étaient publiées afin que le client vérifie l’état et la qualité des tirages. Et super zoom, ça représente sur l'écran 5 fois la grandeur naturelle de l’objet !

Il y avait des estampes d'Edward Hopper, d’Armin Landeck, des photos de Rosenblum, Stieglitz, Stettner... et surtout 9 superbes gravures de Martin Lewis, en principe non copiables sur le site mais aimablement offertes ici même en illustrations de haute qualité pour 3 d’entre elles.

Et il y avait surtout, parmi les 9 Lewis, une des plus belles gravures jamais imaginées, ce chef-d’œuvre réalisé en 1930 à la pointe sèche, "Tree, Manhattan" (ill. en haut). Il y en aurait eu 91 tirages, dont celui-ci, qui est disparu contre une aumône de 6000$ (c'est à dire 75 000 fois moins que cet épouvantable tableau attribué à Léonard où Jésus pris de boisson tente de deviner l'avenir dans une boule de cristal)
Étonnant, non ?

Illustrations :
En haut : Lewis, Martin - Tree, Manhattan 1930 (Arbre, Manhattan), 32,5cm, 91 exemplaires, 6000$ [3655pix, 5.3Mo] 
Ci-dessous : Lewis, Martin - Two A.M 1932 (2h du matin), 37,7cm, 44 exemplaires, 21 000$ [3611pix 4.3Mo]
En bas : Lewis, Martin - Glow of the city 1929 (Lueurs de la ville), 36,5cm, 100  exemplaires, 33 000$ [2856px, 3.9Mo].

vendredi 11 août 2023

De la conservation des fruits dans l’art

C’est un phénomène inattendu, mais dans l’art les fruits se conservent d’autant mieux que l’œuvre est plus ancienne. La banane de 2019 de Cattelan doit être renouvelée toutes les semaines d’exposition. Les fruits de Caravage (détail ci-dessus) exposés à la pinacothèque Ambrosienne de Milan n’ont jamais été remplacés depuis plus de 400 ans.

"Art" est un de ces mots bien pratiques qui n’ont aucun sens précis, comme "beau", et qui permettent aux humains de croire qu’ils se comprennent, chacun en ayant une définition personnelle. En fait l’art n’existe pas vraiment, ou alors disons, pour être constructif, qu’on trouve peut-être de l’art quand plusieurs personnes croient détecter une idée, une intention, dans l’activité d’une ou plusieurs autres, et qu’elles se mettent à pérorer sur cette idée.

Maurizio Cattelan, artiste italien, produit au moins une idée tous les matins, quand il s'ennuie sur ses toilettes. Pour montrer ses idées à ses admirateurs, et en vivre, il les matérialise en les faisant fabriquer, par des artisans compétents, par exemple Daniel Druet, réalisateur de nombreux "autoportraits" sculptés de Cattelan et d’autres personnalités, comme le Pape ou Hitler. Druet a d’ailleurs été débouté par la justice après avoir réclamé, assez maladroitement, la reconnaissance de son rôle majeur dans la création des œuvres de Cattelan (parce que l’art est dans les palabres sur les idées, pas dans la chose qui en résulte, on l’a dit plus haut, il faut suivre ! Et que ceux qui se demandent comment on peut trouver une intention en l’absence d'un résultat qui la concrétise n’ont qu’à s’adresser à la justice).

Cattelan produit aussi parfois des idées qui ne demandent pas de compétence particulière, mais qu’il ne réalise pas non plus. Ainsi, en décembre 2019, la foire d’art contemporain "Art Basel Miami Beach" exposait son œuvre appelée "Comedian", une banane scotchée sur un mur à 1,75 mètre du sol au moyen d’un ruban adhésif gris. 

Encore une fois, ne vous méprenez pas, l’œuvre d’art n’est pas la banane mais dans les 14 pages d’instructions illustrées détaillant la méthode pour la fixer et l’exposer, ce qui est très futé. La banane peut bien se dégrader, la procédure prévoit son remplacement hebdomadaire. La banane peut bien être furtivement consommée par un autre artiste à idées en mal de publicité qui passe par là, comme c’est arrivé à Miami ou Hong Kong, car dès le lendemain, si les commerces sont ouverts, une banane neuve reprend la même place, prête à être achetée 120 000$, contre un reçu pompeusement nommé "Certificat d’authenticité". 

Le galeriste de Cattelan aurait vendu trois "Comedian" durant la semaine de la foire, et offert une au musée Guggenheim de New York. La conservatrice en chef du musée en était toute bouleversée. Elle le dit dans un article du New York Times (voir également Artdaily), où s’enthousiasment aussi deux autres heureux propriétaires. 
Le Guggenheim n’a toujours pas exposé la banane, ni intégré cette acquisition majeure sur son site.
La propriétaire d’un exemplaire, qui attend toujours le mode d’emploi, déclare sereinement qu’il n’y a aucune urgence à l’exposer puisque c’est un concept, une idée qui survivra quoi qu'il arrive ; elle peut toujours exposer son reçu.

En réalité personne n’a exposé l'œuvre parce que c’est une idée empoisonnée, et c’est peut-être là la bonne plaisanterie de Cattelan, copiée - et même franchement décalquée - sur des collègues moins célèbres qui ont exposé bien avant lui des sculptures en matériaux périssables, savon, chocolat, couscous, lasagnes, fenouil (l’article du Times en évoque les questions de conservation muséale).
Non seulement les acquéreurs se moquent stupidement d’eux-mêmes en affirmant avoir acheté la banane comme "un symbole ironique de cette société absurde où une banane peut être vendue comme de l’Art", mais par surcroit ils ne peuvent pas matériellement l’exposer, il faudrait la renouveler perpétuellement.
D’ailleurs un des acquéreurs, réalisant un peu tard le piège où il s'est englué, prévoit dignement d’en faire don à une grande institution (moyennant donc déduction fiscale).

Quant à la conservatrice du Guggenheim, toujours ravie, elle représente les bénéfices d'une telle conception de l’art, un art qu’on n’a plus à conserver ruineusement dans des conditions contrôlées, un art ludique qu’on recrée d’après un mode d’emploi (voire au jugé quand la procédure n’existe pas), un art qui peut être dérobé, ingurgité, détruit sans inquiétude ni prime d’assurance exorbitante, enfin un art qu’on peut se procurer au dernier moment chez l’épicier du coin.