samedi 24 juin 2023

lundi 19 juin 2023

Invendus (4)

Il était impensable, dans un blog respectable surveillé par quasiment 30 lecteurs réguliers et quelques centaines de robots indexeurs, de publier une image du tableau dont il est question dans cette chronique - d’autant qu’une bonne part de la presse sur internet s’en est chargé - nous avons donc pris le parti de ne pas nous éloigner du thème, le nu féminin, tout en restant de bon gout et instructif pour la jeunesse.


Monsieur N. n’a pas de chance. À chaque tentative il aperçoit, à sa portée, le sommet qui finalement se dérobe.

On se souviendra peut-être qu’il était en 2018 l’inventeur (au sens juridique de celui qui découvre) d’un grand nombre d'objets des Arts incohérents datant des années 1880, trouvés dans une malle, dont des raretés comme le célèbre "Combat de nègres de nuit" de Bilhaud en 1882. Les experts du musée d’Orsay en étaient émus. Les autres l'étaient moins. En 2021 certaines des pièces étaient décrétées "trésor national". Des doutes subsistaient cependant (relatés ici). Le journal Libération en fit une enquête en 2022, qui redoubla les suspicions. Finalement le très informé Vincent Noce pense, dans la Gazette de Drouot cette semaine, que monsieur N. pourra, à l’échéance de l’interdiction d’exportation fin 2023, rempocher ses trouvailles et tenter de les vendre à plus crédules.

Cette année, le même inventeur découvrait un tableau de Gustave Courbet, dument signé, qu’il avait acheté pour une misère, sans nom d'auteur, à Drouot. Ces choses arrivent parfois. C’est une femme nue allongée sur une toile de 1,60 mètre devant un peu de verdure et les doigts dans une mare. Tout y est parfaitement laid et maladroit. Des experts, sans doute intéressés, l’excusent en affirmant que c’est une étude, une esquisse du grand maitre de la peinture réaliste (sur 1,60 mètre, qui le croira ?)

Monsieur N., pressé de le vendre un bon prix, déclinait l’invitation par l’institut Courbet d'étudier son authenticité et trouvait l’attachante et serviable famille Rouillac pour y croire (ou le faire croire), et le soumettre aux enchères dans leur célèbre garden-partie annuelle, la 35ème, au château d’Artigny, après une promotion excessive et une étude convaincue de 7 pages dans le catalogue de la vente, sous le numéro 115. Les superlatifs les plus incongrus y sont employés (sulfureux, apogée, ultime témoignage spirituel...) À sa lecture le musée d'Orsay refusant d’être impliqué a demandé que soit retirée l’expression "[Tableau] exposé au musée Courbet à Ornans avec le soutien exceptionnel du musée d’Orsay". Il avait en effet été exposé en 2019 comme authentique aux côtés d’un Courbet d’Orsay patenté. L'expression est toujours dans le catalogue en ligne.

Le 4 juin on s'attendait à des offres de plusieurs centaines de milliers d’euros. Mais personne n’enchérit.
Cela rappelle la 33ème garden-partie et l’épisode des efforts acrobatiques des Rouillac père et fils pour se défaire sans succès d’un tableau de Monet absolument indigeste (narré là).
Ces déceptions adviennent parfois. Elles ne semblent avoir entaché ni le succès des ventes de la garden-partie - peut-être les ont-elles stimulées - ni l’enthousiasme des organisateurs.

Monsieur N. est reparti avec son Courbet sous le bras (façon de parler, le tableau encadré fait plus de 2 mètres). Si près du but, c’est dommage. Et dire que ça pourrait être un tableau authentique de Courbet. On lui en attribue de si mauvais.

dimanche 11 juin 2023

Ce monde est disparu (4)


Le solstice d’été, le jour le plus long de l’année, approche, pas en Tasmanie bien sûr, où ce sera le plus court, mais dans les salles de ventes parisiennes, notamment. 
Cette année c’est le 21 juin, et les experts du cabinet Turquin et la maison Tajan en profiteront pour mettre en lumière une étonnante découverte ; il fera encore jour, entre 20h et 21h, quand ils présenteront aux enchères un nouveau tableau nocturne de Georges de La Tour ! Les experts, à quelques détails subtils, affirment qu'il représenterait un certain Jacques, saint de son état.

C’est entendu, il n’est sans doute pas de la main de Georges, c’est peut-être une copie du fils, il présente des détails un peu faibles, le bougeoir caché, la transparence du livre, un léger maniérisme, une préciosité qu’on attribue, comme pour les toiles de Nancy, Le Mans ou Nantes (*), à un hypothétique atelier dont on ne sait absolument rien - on n’ose pas imaginer une baisse de qualité de la main du maitre - mais on y trouve des traits superbes, le dessin des plis de la robe éclairés par la bougie, les mains... Et puis c’est un thème nouveau à ajouter à la courte iconographie de La Tour, et une couleur inattendue, ce rose soutenu, ou rose crevette vaguement corail, saumon peut-être, voire Pantone+ CMYK P37-xxU à P41-xxU, bref, disons rose orangé. 

(*La médiocrité de ces 3 reproductions est désolante, mais il semble qu’en la matière la félicité, en France, soit inaccessible : les photos des La Tour exilés dans les musées américains sont admirables mais les modèles sont très rarement visibles, quand les images fournies par les musées français sont lamentables mais on peut plus facilement visiter les originaux (quoique le nouvel éclairage artificiel rosâtre avec lequel le musée de Nantes irradie ses peintures du 17ème siècle depuis peu, donc ses trois La Tour - alors que la pesante peinture académique du 19ème y bénéficie des grandes baies de lumière naturelle - rend désormais cette visite déplaisante).

Dans l’histoire du peintre cette découverte n’est certes pas un séisme comme le fut celle de l’incontestable Jean-Baptiste en 1993 (au musée de Vic-sur-Seille), et malgré l’exclamation promotionnelle de M. Turquin "[ce tableau] modifie la compréhension que nous avions du grand peintre lorrain", il ne fera sans doute pas l’objet d’une préemption de l’État, alors que l’estimation autour de 135 000$, modeste, le permettrait. 

C’est tout de même une chose rare et de grande qualité qui rappelle que des retrouvailles sont encore possibles. Depuis 100 ans, après un oubli total de trois siècles, presque 80 œuvres ont été retrouvées, dont une bonne moitié attribuable à La Tour avec certitude.
Et le bon monsieur Cuzin, anciennement conservateur des peintures du Louvre, qui vient de publier en 2021 sur La Tour une somme que la publicité dit superbe mais qu’on ne peut pas même voir dans les librairies de province tant il est cher, devra encore revoir ses calculs.

L’évènement astronomique sera visible pendant 5 jours à l’Espace Tajan, 37 rue des Mathurins, Paris 8, du 16.06 au 20.06 (sauf dimanche), de 10h à 18h, et de 10h à 15h le jour du solstice et de la re-disparition du tableau, on ne sait vers où. 
Venez nombreux.

Mise à jour le 22.06.2023 : Pas de grande bataille mais toutefois une enchère de 427 000$, 3 fois les estimations, soit 561 000$ avec commission et taxes. Est-il disparu définitivement ?

lundi 5 juin 2023

Un monument préhistorique

Ce monument post-historique, la raffinerie de Donges près de Saint-Nazaire, sur l’estuaire de la Loire, recèle un monument préhistorique.

L’archéologie nous dit que la fin de la dernière période glaciaire a été la fin du paradis terrestre pour les humains. Les groupes de chasseurs-cueilleurs qui bossaient alors à peine trois jours pas semaine (1), respiraient la santé et passaient leurs loisirs à griffonner des animaux sur les murs des cavernes et polir des cailloux, disparurent, remplacés par les agriculteurs-éleveurs, bureaucrates-planificateurs de l’époque. Alors se précipitèrent sur l'espèce humaine, avec l’explosion démographique et les revendications sur la propriété du sol, les pires calamités, les frontières, les guerres, les carences alimentaires (2), les épidémies, la création des classes sociales inférieures, leur soumission par le labeur quotidien, enfin tout ce qui a fait, depuis, le bonheur de l’humanité.  

Les premières peuplades qui éprouvèrent le besoin de délimiter leur domaine et d’affirmer leur propriété et leur pouvoir sur le sol, en Europe, furent les ancêtres des Bretons, affirme preuves à l’appui Bettina Schulz Paulsson, archéologue danoise. 
Il y a 6500 à 7000 ans (3), dans la région de Carnac, ils se mirent à redresser de longues pierres, à les disposer en lignes, en cercles, de plus en plus hautes et lourdes. Il fallait éviter que le voisin envieux puisse les déplacer discrètement comme on le ferait nuitamment d’un grillage et de quelques piquets. Ce concept immobilier obtint un tel succès qu’il se propagea rapidement. Les menhirs poussèrent comme des champignons gigantesques pendant 2 ou 3 millénaires sur tout le continent et ses iles.
 
Il y eut des abus, le moindre bourg voulait son monument, des érections sauvages balisèrent des sites balnéaires, des endroits réellement touristiques, édifications d’autant plus embarrassantes que ces choses s’installent pour des millénaires et ne peuvent même plus servir de matériau de construction, depuis les lois de 1887 et 1913 sur les monuments historiques, car la civilisation s’est piquée de conserver en l'état les témoins de son essor. 

Dans la région de Nantes où la société Total œuvre pour la croissance et la prospérité de l’humanité, elle a installé en 1931 à Donges une immense raffinerie, et y traite tous les ans des millions de tonnes de pétrole, essentiellement destinées au marché automobile, raffinées ou transformées en caoutchouc ou en divers gaz et particules nuisibles. 
Et cette raffinerie n’est pas pour peu dans le record d’émission de dioxyde de carbone accumulé sur la planète par la société Total, qui battrait quasiment à elle seule, dit-on, l’émission totale de la France. C’est dire son ambition planétaire. Elle ne s’est pas dénommée Total au hasard.
Hier encore, en 2022, elle parvenait à faire déplacer une gare et détourner la ligne de chemin de fer Nantes-Le Croisic pour augmenter son emprise et sa capacité de production. 

Or sait-on que cette usine si bien huilée, modèle de la précipitation à grandes enjambées de la civilisation vers un avenir ardent et radieux, que ce spectaculaire et incompréhensible labyrinthe de tubes et de cheminées qui envoient vers l’inconnu les résidus les moins inoffensifs, sait-on que cette admirable cathédrale des temps modernes, qui devrait être elle-même monument historique - mais que fait donc le Ministère de la culture ? - abrite déjà dans son sein un monument historique ?

Car l’usine a été construite il y a presque un siècle sur les terres d’un menhir, classé monument historique en 1889, et d’un reste de dolmen (photo de droite). À l’époque la règle des 500 mètres sans construction autour d’un monument classé n’existait pas, mais il était déjà interdit de le détruire.
On dit qu’ils se trouvent toujours sur place. Le menhir (et non le dolmen, comme l'écrit par erreur Google Maps) serait exactement ici, près des tuyauteries, et le dolmen précisément , entre les rails.  
Naturellement l’accès en est interdit, Total est trop modeste et discrète sur ses procédés de fabrication pour tolérer que l’amateur de cailloux ou le touriste indélicat viennent y déposer leurs respects ou leurs papiers gras. 
La plupart des photos du monument résultent d’indiscrétions ou de vieilles cartes postales

Il est tout de même émouvant d’imaginer qu’un des premiers témoins qui se dressèrent pour attester le berceau de notre civilisation est aujourd’hui enfermé, comme un cœur déjà froid et pétrifié, quelque part au centre de cet industrieux enchevêtrement de tuyaux où circule encore un peu du sang noir de la terre, et que cet énorme organisme de métal deviendra, bientôt sans doute, son tombeau.

Mise à jour 26.11.2024 :  Encore une petite fuite de polluants dans la Loire, le quotidien des monuments historiques...

***
(1) Demoule, Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire, Chap.1 "De ce point de vue, les chasseurs-cueilleurs…"
(2) Où sont-ils ? (Éditions du CNRS), Chap.3 "Car paradoxalement, l’invention de l’agriculture…"
(3) L’idée de mégalithes monumentaux est bien plus ancienne et daterait de plus de 11000 ans au Moyen-orient, comme à Göbekli Tepe, entre la Turquie et la Syrie actuelles. Mais ces structures volontairement enfouies et abandonnées après un à deux millénaires d’utilisation questionnent encore les archéologues.  

lundi 29 mai 2023

Ce monde est disparu (3)


Jean-Léon Gérôme, peintre habituellement très académique, pourfendeur et empêcheur de ses collègues impressionnistes, oubliait quelquefois le kitch, le pompeux, la rentabilité. C’était le cas dans les esquisses qu’il n’envisageait pas de vendre, comme cette étude d’ibis rouges (il l'a tout de même signée) d’où émane un charme un peu surréaliste, et qui vient de disparaitre, le 24 mai peu après 10 heures, chez Sotheby’s à New York, plutôt discrètement. On pense inévitablement aux immenses planches ornithologiques d’Audubon qui fascinèrent l’Europe et l’Amérique dans les années 1830, quand Gérôme était adolescent.

Deux jours et quelques minutes plus tard, au même endroit, disparaissait un autre animal que la décence nous interdit d’afficher ici, mais que la rigueur scientifique nous oblige à signaler. Estimé 4000 dollars par les experts de la chose, il s’en allait contre 280 000, 70 fois l’estimation (et 6 fois le prix des ibis), c’est dire la passion qu’il aura soulevée !
Il s'appelait Pompon, jouet adoré qui désennuyait dit-on la reine Marie-Antoinette d’Autriche, portraituré ici par un peintre dont on ne connait par chance à peu près rien, Jacques Barthélémy Delamarre, académicien en 1777. On ne regrettera pas sa disparition (nous parlons du tableau du  toutou)
Une reproduction d'une haute précision anatomique - à vos risques et périls, tout trouble consécutif et séquelle ne feront l’objet d’aucun dédommagement - est visible ici. Les informations techniques sur l’objet sont détaillées là.

samedi 20 mai 2023

Ce monde est disparu (2)


C’était une plage des Pays-Bas, alors Provinces-Unies, animée par Simon de Vlieger vers 1646.

Le 17ème siècle fut l’époque de la grande prospérité pour les Pays-Bas, et l’âge d’or pour les peintres hollandais, qui étaient les premiers à reproduire fidèlement le monde qui les entourait, tel qu’ils le voyaient, et tel que le réclamait la nouvelle bourgeoisie, plus attirée par les images prosaïques de son quotidien que par les mirages de la peinture religieuse.

Le genre le plus ingrat était le paysage marin : les plages infinies, sans reliefs, les ciels gris, le sable… Pas de quoi retenir l’intérêt du bourgeois. Cependant il s’en vendit des milliers, peut-être parce que dans ce pays sans ressources la fortune venait du grand large, du commerce de la mer Baltique à l’océan indien.
Et puis De Vlieger (suivi par Adriaen van de Velde et Jan van de Cappelle) était un maitre dans l’art d’animer les bords de mer, dans le rendu des atmosphères et des ciels brouillés, plombés, orageux, balayés par le vent, et qui s’étendaient sur les trois-quarts de la toile.

En réalité ce panier de Simon de Viegler qui sèche sur une ancre abandonnée, ces rideaux de pluie, ce carrosse spectral, ne sont pas encore tout à fait disparus. Ils s’évanouiront le 25 mai 2023 vers 11 heures (17h en France), à New York, chez Christie’s, où un Siberechts fut naguère aperçu.

samedi 13 mai 2023

Ce monde est disparu (1)


Avant-propos 

C’est entendu, tout doit disparaitre, toutes choses auxquelles on s’était habitués, des plus grandes aux plus petites, de la reine d’Angleterre au climat raisonnable de la planète, nous rappelle la science dans ce petit article sur le "point de non retour".
Et chaque jour des mondes qu’on ne connaissait pas - il y en a eu tellement de peints ou de dessinés - apparaissent et s’évanouissent en quelques heures. Cela se passe dans les salles de vente aux enchères, par centaines. 

À peine découverts on sait qu’on ne les reverra jamais. Ils iront s’abimer dans les réserves ordinairement invisibles de quelque musée obsédé de sa collection, s’enterrer hors taxes au fond du coffre-fort d’un port franc au cœur de la Confédération helvétique, parfois se voiler lentement de poussière et de fumée de cigare dans le salon privé d’une famille bourgeoise. 

Ce court moment d’existence publique est un prodige. Les salles de ventes ne les exposent dans leurs locaux, n’en publient les catalogues papier, ne les présentent en ligne sur internet, qu’afin de vanter le produit et d’encourager ce miracle des marchands qu’est la fixation du prix par le plus offrant, sans régulation ni retenue.
Après quoi, en quelques jours, ces mondes retrouveront le silence et l'obscurité, où les belles reproductions ne sont généralement pas maintenues.

Voilà quelques années nous conseillions ici-même aux amateurs d’art abstrait, tellement frustrés sur internet à cause de l’absurdité toujours croissante des principes des droits d’auteur, de hanter les sites de vente aux enchères, d’en copier les images (par tous les moyens) et de se constituer ainsi des pinacothèques personnalisées, uniques (mais qu’ils ne pourraient jamais rendre publiques, ou seulement 70 ans après la mort des auteurs !)

Aussi inaugurons-nous aujourd’hui, afin de prolonger un peu la vie de ces mondes éphémères (au moins ceux du domaine public), une rubrique "Ce monde est disparu" où nous publierons régulièrement de belles reproductions de ces mondes passés en vente publique et bientôt invisibles.

Quant au titre de cette rubrique, entre la 8ème de 1935 et la 9ème édition du dictionnaire de l’Académie française, l’usage rare mais subtil (oiseux diront certains) de l’auxiliaire être avec le verbe disparaitre a disparu. On ne peut plus constater qu’une chose est disparue mais seulement affirmer qu’elle a commis l'acte de disparaitre (Victor Hugo dans "Oceano Nox" distinguait les deux emplois). Cependant l'édition du Dictionnaire, actuellement suspendue autour des mots somme, somnifère, somnolence, n’est pas complète. Sera-t-elle un jour achevée ou les immortels seront-ils tous disparus avant la fin de la fatidique lettre Z ?

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Jan Siberechts était un peintre flamand durant la seconde moitié du 17ème siècle, d’abord à Anvers, puis en Angleterre pendant les 30 dernières années de sa vie. Toujours original et minutieux (dans les arbres notamment) il avait un fort faible pour les personnages passant un gué, qui font peut-être la moitié de sa production (4 à Anvers, 3 (?) à Lille, à Cleveland, à Denver…)

Le 24 mai 2023 un peu avant 17 heures chez Christie’s à New York (23 heures à Paris), ce paysage de voyageurs, ce curieux escalier que descend un eau paresseuse sous l’arche d’un pont et cette fin d’après-midi automnale disparaitront.

samedi 6 mai 2023

La vie des cimetières (107)


Guerre ou attentat, quand elle subit un traumatisme, la société, qui sait bien que le souvenir d'un drame n'a jamais empêché la récurrence du mal, choisit cependant d'entretenir la mémoire de l’évènement, pour ne pas oublier les innocents sacrifiés, dit-elle.
Peu après le massacre du 10 juin 1944 à Oradour, à 20km au nord-ouest de Limoges - où un bataillon de 200 soldats d’occupation avaient réuni tous les habitants du village et exterminé pour l’exemple 650 innocents par le feu et la mitraille - les autorités décidèrent de préserver le village martyr dans l’état de ruine, afin "d’entretenir l’émotion et la haine" dit (ou cite) Wikipedia.

On ne sait trop ce qui, essentiellement en été, anime la curiosité des 200 à 300 000 visiteurs qui viennent sur les lieux 80 ans après le massacre, mais on leur a promis un village comme au jour de son abandon, un village qui prouve qu’il a souffert, pas un banal terrain vague infesté de mousses, de ronces, de plantes envahissantes recouvrant quelques cailloux. 
Or le temps et les intempéries n’ont que faire de la mémoire des hommes et persistent à tout corrompre sur leur passage. Alors on ne cesse de consolider les restes de murs, infiltrer des résines protectrices, tenter de limiter l’érosion, raviver les couleurs qui s’affadissent. L’entretien d’une ruine est une activité ruineuse. 
D'ailleurs des voix économes commencent à s’élever qui proposent de concentrer les dépenses sur certains vestiges représentatifs, le garage, la poste, l’église, et d’abandonner le reste au temps. 

Un jour, dès le début peut-être, on eut l’idée de mettre en évidence les objets usuels que le feu n’avait pas détruits, et ainsi d'évoquer, par l’absence, les habitants martyrisés. Alors apparurent aux côtés des squelettes de vélo et des carcasses d’automobile, sur les murs et les rebords de fenêtre, incongrues comme des animaux fantastiques, presque vivantes, une légion de machines à coudre américaines de marque Singer et Howe, instruments que les surréalistes révéraient depuis qu’ils avaient lu, dans le chant sixième du Maldoror de Lautréamont, cette phrase qui les avait tant émus "… beau […] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie !".


jeudi 27 avril 2023

Achetez des Basquiat

On peut prédire le succès parisien - plus d’un million de visiteurs, certainement - que va remporter l’association de ces trois noms, symboles du luxe et de la décoration d’intérieur, que sont Vuitton (LVMH), marchand de sacs à main et de parfums, organisateur dans son musée privatisé de l'exposition des œuvres que réalisèrent en commun les deux autres noms, Basquiat et Warhol, vers 1985. Cette réunion un peu forcée avait été organisée juste à temps par un des marchands de Warhol déclinant et de Basquiat au succès croissant (avec un troisième, Francesco Clemente). Les deux premiers artistes allaient mourir quelques mois plus tard. 
 
Au même moment - on parle ici du succès mondain actuel chez Vuitton - le marchand d’art de Los Angeles qui avait vendu les 25 tableaux de Basquiat exposés en grandes pompes au musée floridien d’Orlando en été 2022, et tous confisqués par le FBI avant la fin de l’exposition (l’histoire était relatée là), ce marchand donc vient de reconnaitre qu’il avait commandé en 2012 à un certain J.F. une trentaine de Basquiat, que l’artisan les avait fabriqués en un tournemain (5 à 30 minutes par peinture, déclare-t-il) et qu'il les avait aussitôt mis en vente sur eBay, fameux site de vente d’occasions, avec de faux papiers de provenance.
On suppose qu’il y a moyen, sur ce site, de réserver discrètement un objet pour un acheteur complice, puisque les propriétaires de ces Basquiat confisqués étaient bien connus des services du FBI. 


D’ailleurs une recherche sur eBay démontre qu’il y a toujours un certain nombre de Basquiat "authentiques et signés" disponibles, tout à fait présentables et à des prix d’ami, certes disparates, parfois un peu élevés, mais toujours largement inférieurs aux enchères des salles de ventes, qui se chiffrent maintenant en millions de dollars. L’œuvre de notre illustration par exemple, une acrylique de bonne facture (hauteur 65cm) qui conviendrait à un salon à l’ameublement plutôt moderne et aéré, est proposée à partir de 3500$, une misère, et bénéficie des facilités de paiement d’eBay, par exemple un crédit de 6,94% sur 2 ans (l'expert aura reconnu là une bonne copie du célèbre "Warrior" vendu 42 millions de dollars en 2021 par Christie's).

Alors n’hésitez pas, avec le succès de l’exposition les prix vont grimper, forcément. Il y a déjà 26 personnes à le convoiter, et il ne reste plus que 254 Basquiat originaux soldés, nous préviens le site.

samedi 22 avril 2023

Les chimères de Beauvais

Beauvais, détail du portail sud de la cathédrale.

On retient généralement de la cathédrale de Beauvais sa destinée fatale, son ambition et sa voute démesurées, son incomplétude et son infirmité, et cette fin de vie sous surveillance permanente maintenue par de gigantesques prothèses
Si on a accepté d'y débourser quelques euros, on aura peut-être aussi retenu le fabuleux spectacle de l’horloge astronomique, bénie en 1876, sommet du fétichisme kitch où Jésus nimbé d’or combat le vice avec une parfaite ponctualité, et signale le cas échéant certains évènements astronomiques qu’il aura mitonnés pour notre plus grande admiration et sa gloire éternelle (notons cependant que le mécanisme doit être fréquemment réglé voire restauré par des ouvriers spécialisés).   

Mais on ne parle jamais de toutes les bestioles maléfiques qui nous y attendent, sur la façade de l’entrée principale. Elles ont déjà dévoré toutes les saintes figures qui ornaient les innombrables niches des voussures autour du portail sud, et même le tympan. 
Leur calcaire tendre a bravement supporté les intempéries picardes depuis 500 ans. Pourtant la très officielle Association Beauvais Cathédrale, qui décrit en détail les décors végétaux du portail, la vigne, le chêne et la bryone, ne dit pas un mot de ce bestiaire en haut-relief, alors qu'on peut parier qu'il survivra à notre civilisation qui se précipite. 
Rien non plus sur la page très complète du site Patrimoine-Histoire. On y apprend cependant que ces prétendus monstres ne sont pas coupables de la disparition des personnages bibliques qui couvraient la façade. Ceux-ci auraient brusquement quitté leur piédestal au moment de la Révolution, en 1793 précise l'inventaire de la région.


Cathédrale de Beauvais, monstres et grotesques autour du portail sud en 2022. On notera que l’inspiration du bestiaire figurant le mal, assemblage chimérique de morceaux d'animaux désagréables, n'a pas vraiment évolué au long des siècles ; toujours les mêmes peurs ancestrales.

lundi 17 avril 2023

Mais où est l'erreur ?

À qui sont ces pieds ?
 
Comme nous venons de le voir avec l’Étalon de Vitruve, célèbre dessin de Léonard de Vinci, l’art est une chose mentale, et l’artiste parfait sait dessiner des personnages aux proportions parfaites. 
Mais ça, c’est la théorie. Dans la vraie vie la plupart des peintres, et pas des plus manchots, font couramment des erreurs dans leurs anatomies. Pourtant l’enseignement classique ne lésinait pas sur le nombre d’heures que passait l’apprenti artiste à reproduire l’anatomie des modèles vivants ou de pierre, non que le corps humain fût plus difficile à dessiner que celui d’une girafe ou d’un tardigrade, mais parce que l’œil humain repère instantanément le plus petit défaut physique chez un congénère, quand il ne ferait même pas la différence entre un tardigrade au long cou et une girafe asthénique.
Or, la faiblesse de la peinture réaliste, c’est qu’à la moindre erreur, à la première infidélité envers la réalité, l’ensemble soudain sonne faux, se révèle fabriqué. Qui découvre ce type de défaut dans un tableau pourtant admiré depuis des années ne pourra plus le regarder sans trouble et maudira le peintre pour cette trahison.

Par exemple, pouvez-vous désormais regarder sans malaise l’apôtre de Caravage à la National Gallery depuis qu’on vous a charitablement signalé cette disproportion de sa main droite ?
C’est pourquoi, pour ne pas gâcher vos futurs plaisirs dans les grands musées du monde nous illustrons aujourd'hui cette leçon sur les problèmes d’anatomie par un exemple inoffensif, une badinerie de Jean-François de Troy. 

Quelle capitale dans le monde, quel musée de la province française, n’a pas son tableau de Jean-François de Troy ? Cependant il est probable qu’ils ne les exposent pas. Le Louvre en montre 2 sur 28 (et en prête 11).
Serait-il exposé qu’on le regarderait à peine, ou alors avec dédain. On a soupé de ses quelques 200 ennuyeuses scènes de mythologie grecque, romaine, chrétienne, molles et sans invention, de ses piqueniques élégants, de ses bombances d’huitres, et même de ses 11 "tableaux de mode" qui décrivent avec force soieries, fanfreluches, falbalas et porcelaines les divertissements délicats de l’aristocratie et qui eurent leur petit succès (auprès de l'aristocratie) dans les Salons des arts autour de 1730.

La maison d’enchères Christie’s vient malgré cela de dénicher un millionnaire décidé à débourser 3,6 millions de dollars pour un de ces tableaux de mode, la Partie de lecture de 1735, 65 centimètres par 82 (détail en vignette)

Alors, de votre point de vue, à qui sont les deux pieds et les mules à talon brodées qui les chaussent, au centre du tableau ?
À la lectrice, dites-vous ? Admettons. On sait que l’anatomie, comme l’inspiration, n’était pas la spécialité de De Troy.
Ne riez pas, c’est beaucoup plus fréquent que vous ne le pensez ! 
Ah non, on ne dénoncera personne, n’insistez pas.

À moins que… On pourrait inaugurer un jeu des erreurs dans la grande peinture réaliste. Dénicher les fautes de perspective, d’ombres, d’anatomie, les incohérences en tout genre…


mardi 11 avril 2023

L'étalon de Vitruve (épisode 2 de 2)

Avant de tenter d’éclaicir ou au moins d’illustrer le succès de ce dessin de Léonard, précisons que ce ne sont ni lui, ni Taccola, ni Vitruve, pas même Polyclète ni Protagoras, qui ont inventé que "l’Homme est la mesure de toute chose". Les plus anciennes civilisations savaient bien qu’il était plus utile de fabriquer des vêtements, des lits, des chaises, des portes, adaptées à la taille des populations. 
Depuis des millénaires chaque ville, chaque région, avait créé ses propres unités de mesure anatomiques, sa coudée, son aune, son pied, sa paume, son pouce et leurs multiples. Sans ces unités locales les monumentales réalisations antiques que nous admirons toujours, des pyramides aux cathédrales, auraient depuis longtemps succombé à leurs malfaçons.
Aujourd’hui encore, malgré la mondialisation des échanges, nombre de pays parmi les plus influents utilisent quotidiennement leurs propres unités anatomiques, ce qui produit régulièrement des situations cocasses (voir un excellent et court article de S. Stevenson sur le système métrique).
On se rappellera l’aventure de la sonde américaine Mars Climate Orbiter en 1999 qui s’est explosée au sol en arrivant sur la planète Mars parce que la NASA l’avait équipée d’appareils de mesure de l'altitude fabriqués avec des unités disparates, à la fois métriques et anglo-saxonnes.    
Semblablement, qui n’a été confronté au choix d’un écran de télévision, d’ordinateur, ou de téléphone et incapable de se faire sur catalogue la moindre idée des dimensions de la chose, exprimées en pouces, en inch(es) voire avec le symbole des secondes (") ?

Ces situations font sourire, néanmoins elles nous préservent encore un peu de cet avenir idéal dont rêve l’Homme de Vitruve et que décrivait Aldous Huxley en 1931 dans Le meilleur des mondes, d’une civilisation d’humains mesurés, formatés, unanimes, drogués au divertissement, presque notre civilisation moderne, pourtant.

L’être humain n’aura jamais qu’un seul point de vue, celui de sa propre perception, à sa mesure, et c’est peut-être cet égocentrisme fondamental qui fait le succès du dessin de l’Homme de Vitruve, pourtant dérisoire avec ses deux centres, et inquiétant pour ceux dont les mensurations s’éloigneront de cet idéal.
En 2006, jugeant qu'il évoquait un peu trop ce monde d’humains standardisés, interchangeables, et virils, la société Manpower l’a abandonné pour un logo moins explicite, en forme d’acronyme presque abstrait.  


Mais l’Italie est désormais tellement attachée à cette image, déclarée parfois "emblème de l’identité nationale", qu’un tribunal italien suspendait en 2019, à la demande d’une association, le prêt du dessin à la grande rétrospective Léonard de Vinci du musée du Louvre, pour infraction aux articles 65-67 du code italien des biens culturels. Le gouvernement italien accorda finalement le prêt pour éviter l’incident diplomatique.

Ce fameux code italien, en contradiction manifeste avec les conventions internationales relatives au domaine public, notamment son article 108, continue cependant de sévir, surtout depuis les succès (au moins juridiques) des musées de Florence dans les affaires Michel-Ange ou Botticelli (relatées ici).
À son tour, depuis 2019, l’Académie de Venise, gardienne du dessin de Léonard, réclame des droits de reproduction à la société Ravensburger qui en vend internationalement un puzzle de 1000 pièces depuis 2009. Revendication illégale et illégitime, on l’a vu, mais c’est l'état propriétaire actuel du dessin, en l’occurrence l'état italien, qui écrit sa propre loi, au moins sur son territoire, et ces infractions aux principes humanitaires du domaine public arrangent aussi dans leurs propres affaires les autres états (voir le décret Chambord en France) qui ne s’empressent pas au secours des entreprises rançonnées.
La presse ne se pose pas de question et adopte le point de vue du puissant, celui qui réclame ce qu’elle appelle des "royalties impayées". La marque de puzzles, qui refuse de payer, va probablement le retirer de son catalogue pour s’épargner un imbroglio juridique et diplomatique.

illustration : La société créatrice de ces puzzles devrait rester sur ses gardes… Il n’est pas normal qu’elle n’ait pas reçu de réclamation de redevance de la part des musées de Florence pourtant bien rodés sur la question d’abuser du domaine public. Quant à la Joconde, il est étonnant que le Louvre, prêt à toutes les complaisances et compromissions pour quelques dollars, n’ait pas encore trouvé une place pour son égérie sur le même trottoir que la Vénus ou le David italiens.

Les états ont les icônes, les emblèmes qu'ils méritent, la France et sa Lisa italienne qui jaunit depuis 5 siècles au fond de sa loggia, impotente au point qu’on n’ose plus lui demander de bouger un peu pour analyser la source de sa couleur douteuse, l’Italie et sa Vénus sirupeuse, son David simiesque, et son étalon de Vitruve.
Gougueule, à qui on demande quelles sont les dimensions de ce dernier, répond sans hésiter "hauteur 35 cm et largeur 26 cm", ce qui donne une idée précise de la grandeur de l’Homme. Elle ne dit rien de son épaisseur, sa profondeur, qui est trop insignifiante.

mercredi 5 avril 2023

Le tirebouchon de Vitruve (épisode 1 de 2)

Léonard de Vinci, étude anatomique sur le vol humain
(voir le commentaire plus bas)


C’est un fait maintenant reconnu, le Dieu (ou la Nature diront les sceptiques, mais c’est la même chose) a créé la banane pour qu’elle s’adapte parfaitement au nombre de phalanges de la main de l’Homme, afin qu’il puisse la saisir fermement, rompre sans effort son extrémité dont la résistance a été soigneusement calculée (c’est une des constantes fondamentales de l’univers), et déployer harmonieusement les pans de l’épluchure autour de ses phalanges. Ce réglage fin de la banane était rendu nécessaire par la précision avec laquelle le Dieu avait ajusté les proportions de l’Homme même, son chef-d’œuvre.

En effet il y a 2500 ans le sculpteur Polyclète découvrait les proportions du corps humain idéal, confirmées 500 ans plus tard par l’architecte romain Vitruve qui en détaillera les valeurs au complet dans son traité De Architectura.
1500 ans plus tard Taccola (Mariano di Jacopo), ingénieur italien, les illustrera en dessinant l’Homme dans un carré inscrit exactement dans un cercle.
Ce que constate cette inflexible tradition, c’est que le sexe de l’Homme - ou le nombril comme on le verra pour une certaine mouvance - se trouve pile au milieu d’un carré qui s’inscrit précisément dans un cercle, et que les proportions entre les différentes parties de l’Homme, tête, buste, bras, main, doigt, et… le reste, sont très rigoureusement combinées, non seulement pour un fonctionnement optimal, mais surtout pour faire de l’Homme le centre du monde et la mesure de toute chose.

Quelques décennies plus tard, héritier de cette tradition millénaire, Léonard de Vinci, s’inspirant du dessin de Taccola et recopiant scrupuleusement les valeurs des proportions de Vitruve, faisait de tout cela un dessin ne respectant pas lesdites proportions mais appelé communément "l’Homme de Vitruve", jalousement caché aujourd’hui dans les réserves du musée de l’Académie à Venise et rendu visible seulement dans une médiocre reproduction
Mais, alors que Taccola avait dû, à la manière de Procuste, faire dépasser la tête et les pieds du carré pour les accorder au cercle, le génial inventeur toscan évita la décollation en abaissant le carré qui tombe désormais un peu au jugé dans le cercle. Néanmoins le sexe de l’Homme est toujours précisément au milieu du carré, et c’est le nombril qui vient alors se placer au centre du cercle. Ainsi, après Léonard, l’Homme aura désormais deux centres, concept original, reconnaissons-le, mais c’était l’effervescence intellectuelle de la Renaissance.

Illustration : Dans sa lancée, persuadé que l’homme fonctionne comme une machine, Léonard mettait ses théories à l’épreuve en réalisant dit-on des expériences mécaniques de vol humain assisté. Il échoua, comme d’habitude, mais inventa tout de même à cette occasion le tirebouchon, qui s’inscrit également dans un carré et à peu près dans un cercle (notre illustration originale est une reconstitution fidèle d'après les dessins du maitre dans le fameux "codex à rondelles").

Ce croquis d’un homme emboité au chaussepied dans des formes géométriques, opinion de Léonard sur le monde, deviendra inexplicablement, à partir de sa redécouverte après 300 ans, mais surtout depuis 1965, plus qu’un dessin, une icône de notre civilisation.
Inexplicablement, vraiment ?
En 1965 la société Manpower, pourvoyeuse de ressources humaines temporaires, le choisissait comme logo et en inondait la planète pour les 40 ans à venir.


vendredi 24 mars 2023

Tableaux singuliers (18)

Mongin Antoine Pierre, Le curieux, 1823 (Cleveland Museum of art)
 
Déambulant récemment dans les réserves des collections du Musée d'art de Cleveland, peut-être avez-vous découvert ce singulier tableau de Mongin (Antoine Pierre).

Mongin était peintre en France à la fin du 18ème siècle et au début du suivant. Il aimait comme son collègue Hubert Robert les pierres et les statues que la mode gréco-romaine avait sorties du placard et que le romantisme naissant cherchait à dissimuler sous la végétation. Il y ajoutait des nymphes dénudées, des soldats de Napoléon, beaucoup d’arbres, et peu de talent.
On connait peu de peintures à l’huile de sa main, mais des gouaches, des lithographies et des cartons de papier peint. Il fallait vivre.

"Le curieux", exposé au Salon de l’Académie de Paris en 1824 comme une "étude d’après nature", donné en 1977 au musée de Cleveland qui ne l’expose pas, représente la vue de toits (à Paris) et d’un homme en haut d’une échelle posée contre le mur d’une institution de jeunes demoiselles. Nonobstant le titre du tableau, la position dynamique de sa jambe droite semble indiquer que l'homme n’est pas un simple voyeur et qu’il pourrait bien franchir le mur. 

Fin 2020, une donation également faisait entrer dans la collection de la fondation Custodia une vue des toits de Paris près du Louvre par Mongin, semblable au tableau de Cleveland mais sans le curieux et son échelle, et que le site de la fondation qualifie d’esquisse. 
Esquisse ? En tout cas les deux sont des huiles sur papier collées sur toile, de mêmes dimensions, et l’effet de contrejour sur l’esquisse est plus subtil que l’éclairage direct assez plat de l'autre.  
Ces esquisses ou études, parfois très abouties comme ici, étaient faites sur place, devant le motif, puis servaient de modèle pour des tableaux plus ambitieux réalisés dans le confort de l’atelier. Elles étaient considérées comme des croquis qu'on n'exposait pas dans les salons (il n’y a pas si longtemps que le Louvre expose une série d’études de paysages que Pierre de Valenciennes peignait à la même époque)
Elles se pratiquent beaucoup moins depuis l’invention de la photographie.

Pour attirer l’attention du bourgeois au Salon avec un paysage, il était alors conseillé d’y situer une anecdote avec des personnages, si possible moralisante, ou à la rigueur grivoise. C'est ce que fit Mongin.
On remarque nettement en zoomant sur le personnage (les lignes horizontales sur le pantalon noir), qu’il a été ajouté après coup, avec quelques plantes, sur un mur déjà peint et sec, et on peut aisément en déduire que Mongin avait réalisé deux études (au moins) de ce point de vue à des heures très différentes et qu’il a choisi plus tard celle de Cleveland, y a greffé l’anecdote et amélioré certains détails, pour l’exposer au Salon.

Notre époque a tendance à préférer la vue naturelle, le paysage pur, à le trouver plus artistique, plus essentiel, et à se rire de l’anecdote. Peut-être se trompe-t-elle, en se privant inutilement d’une dimension. Les ruines d’Hubert Robert deviendraient sans doute démonstratives et ennuyeuses si ne s’y affairaient ces nuées de lavandières indifférentes.

samedi 18 mars 2023

C’est le printemps, allons à Cleveland (2 de 2)

Faisons comme promis un détour vers les beautés des continents lointains ou des profonds tiroirs, cachées au cœur du musée des arts de Cleveland. Si bien cachées qu'elles sortent rarement des réserves, pour leur fragilité à la lumière quand il s'agit de dessins, gravures ou photographies (c'est bien la peine de faire des merveilles pour les yeux si elles ne peuvent survivre que dissimulées à la vue ! D'où l'avantage à visiter le site du musée...)
Dans notre florilège, seuls la vue du parc de Yosemite par Bierstadt et le haut-relief de Khajuraho sont exposés en permanence au public (ils n'entraient pas dans les tiroirs)

1 : Drouais François-Hubert (attribué) - portrait de jeune fille (crayon 1758)

2 : Rackham Arthur - The Wren and the bear (encre 1902). Les amateurs du dessinateur Franquin verront dans cette encre singulière l'annonce de la fabuleuse série des "Idées noires"

3 : Français François-Louis - Château de Pierrefonds (encres vers1870) 



1 : Utamaro - Courtisane rêvant au mariage (gravure sur bois vers 1790)

2 : Eishi - Kuronushi (gravure sur bois vers 1795)

3 : Utamaro - À la pêche (gravure sur bois vers 1799)

4 : Eishi - La chasse aux lucioles (gravure sur bois vers 1796)

5 : Kunisada - Femme éteignant une lumière (gravure sur bois vers 1820).



1 : Anonyme - Massue, casse-tête (Iles Marquises, bois sculpté début 19ème s.)

2 : Anonyme - Scène leste (Inde Khajuraho, haut-relief en grès début 11ème s.)

3 : Bierstadt - Parc Yosemite, mont Starr King (USA, huile sur toile 1866)

4 : Foglia Lucas - Brulage contrôlé, Californie (USA, photographie 2015)