Comment peindre vite un Caravage
Menacé de décapitation par la justice pontificale pour avoir tué un noble influent, Caravage, fuyant Rome puis Naples, séjourne de 1607 à 1608 à La Valette, sur l’ile de Malte, où il peint 5 ou 6 tableaux dont l'immense (5,20m de large) décapitation de Jean-Baptiste (détail ci-dessus) pour la cathédrale de la ville. C’est l’un des deux seuls tableaux signés de Caravage (avec une tête de Méduse de 1597). Il s’est identifié au décapité en signant de son prénom "f michelAng…", en imitant un tracé au doigt dans le sang du saint.
Il y a quelque temps déjà nous avons dévoilé que Caravage, cet inventeur de génie qui bouleversa l’histoire de la peinture en remplaçant les douces ombres de la Renaissance par de crasseuses ténèbres, peignait de la main droite et portait donc l’épée à gauche, révélation essentielle.
Aujourd’hui nous découvrirons dans une courte vidéo de 15 minutes, que contrairement à la belle fiction qu’on raconte encore pour endormir les enfants, Caravage ne peignait pas ses grandes toiles sans dessin préparatoire.
Le site ARTEnet publie des vidéos décrivant de façon digeste, démonstrations à l’appui, les techniques picturales des peintres italiens classiques, agrémentées de force références. C’est très bien fait, mais il y a peu de versions françaises des vidéos, seulement Caravage et Léonard semble-t-il.
Comme on ne connait toujours aucun dessin sérieusement attribuable à Caravage, et que les moyens d’investigation scientifiques ne révélaient pas de traces de dessin sous les couches de pigment de ses tableaux, on accordait généralement foi à la légende et aux sources anciennes qui prétendaient qu’il peignait sans faire la moindre esquisse, sans même dessiner.
Pourtant la perfection de la mise en scène des personnages, dans la plupart des ses œuvres, où tout est calculé pour que le sujet s’inscrive parfaitement dans le cadre (en croix, en cercle, en escalier…), contredisait aisément cette prétendue improvisation. Mais Caravage comme Léonard est un génie, et un génie est capable de faire des miracles, de découvrir les lois de la gravitation des siècles avant Galilée et Newton, ou de peindre des tableaux sans les mains, avec un pinceau magique comme dans les films de Walt Disney.
En réalité, les implications de Caravage dans nombre de rixes attestent son caractère impétueux, emporté, et son credo étant de représenter strictement la réalité, sans enjolivement ni fioriture, il jugeait sans doute inutile de perdre du temps à faire des dessins préparatoires qu’il aurait fallu reporter laborieusement sur la toile, donc les dessiner une deuxième fois, et faire à nouveau poser les modèles de longues heures pendant lesquelles les mouvements et la lumière déplaceraient encore les plis et les ombres.
Ainsi s’est-il fabriqué une méthode rapide. Sans doute à partir d'un croquis jetable de la mise en place des personnages, il gravait directement sur la toile apprêtée les contours déterminants du dessin, avec un poinçon afin que la trace reste sensible malgré les couches de peintures qui les recouvriraient, contours qu’il affinait ou précisait d’un pinceau rapide au pigment noir. Il ajoutait parfois, du même pinceau, les grandes lignes d'un rare décor.
Puis il faisait poser les modèles l’un après l’autre. Pour chacun, il dessinait le modelé directement au pinceau sur la toile, avec une seule couleur siccative plus ou moins délayée, souvent d’une manière détaillée comme il l'aurait fait sur une étude préparatoire, avant de passer au coloriage.
Les instruments d'investigation modernes - dont l’inévitable scanner à réflectographie multispectrale à infrarouge - ont montré des "traces évidentes de dessin préparatoire dans beaucoup des œuvres du peintre" (dit la vidéo à 4’05").
Un tableau fait à la va-vite par le peintre fuyard peu avant sa mort, lors d’une dernière étape en Sicile à Messine, l’Adoration des bergers (actuellement au musée de Messine), ressemble assez à un tableau inachevé et illustre bien les étapes de sa méthode (malgré des reproductions disponibles catastrophiques).
Cette manière accélérée de peindre occasionnait évidemment erreurs et repentirs. Chaque personnage étant réalisé séparément, en commençant curieusement par ceux du fond, d’après les examens, il arrivait que le suivant, plus proche, déborde et recouvre une partie pourtant achevée du précédent (voir la vidéo à 12’17"). L'optimisation n'était pas toujours optimisée.
Et puis les personnages couvrant souvent toute la toile, qui est grande, Caravage n’avait pas toujours le recul suffisant pour éviter certaines erreurs de proportions et de perspective. Par exemple dans les Pélerins d’Emmaüs, à la National Gallery de Londres, la main droite de l’homme à la gauche du Christ (en rouge) donne l’impression d’être, en fonction de la perspective, deux fois plus grosse que sa main gauche.
Enfin, l'impression de collage, de juxtaposition un peu artificielle qu'on ressent souvent devant les personnages de Caravage est ici sensible avec l’extraordinaire panier de fruits, chef-d'œuvre de la nature morte, qui semble en équilibre instable et près de basculer dans le vide.
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire