jeudi 27 avril 2023

Achetez des Basquiat

On peut prédire le succès parisien - plus d’un million de visiteurs, certainement - que va remporter l’association de ces trois noms, symboles du luxe et de la décoration d’intérieur, que sont Vuitton (LVMH), marchand de sacs à main et de parfums, organisateur dans son musée privatisé de l'exposition des œuvres que réalisèrent en commun les deux autres noms, Basquiat et Warhol, vers 1985. Cette réunion un peu forcée avait été organisée juste à temps par un des marchands de Warhol déclinant et de Basquiat au succès croissant (avec un troisième, Francesco Clemente). Les deux premiers artistes allaient mourir quelques mois plus tard. 
 
Au même moment - on parle ici du succès mondain actuel chez Vuitton - le marchand d’art de Los Angeles qui avait vendu les 25 tableaux de Basquiat exposés en grandes pompes au musée floridien d’Orlando en été 2022, et tous confisqués par le FBI avant la fin de l’exposition (l’histoire était relatée là), ce marchand donc vient de reconnaitre qu’il avait commandé en 2012 à un certain J.F. une trentaine de Basquiat, que l’artisan les avait fabriqués en un tournemain (5 à 30 minutes par peinture, déclare-t-il) et qu'il les avait aussitôt mis en vente sur eBay, fameux site de vente d’occasions, avec de faux papiers de provenance.
On suppose qu’il y a moyen, sur ce site, de réserver discrètement un objet pour un acheteur complice, puisque les propriétaires de ces Basquiat confisqués étaient bien connus des services du FBI. 


D’ailleurs une recherche sur eBay démontre qu’il y a toujours un certain nombre de Basquiat "authentiques et signés" disponibles, tout à fait présentables et à des prix d’ami, certes disparates, parfois un peu élevés, mais toujours largement inférieurs aux enchères des salles de ventes, qui se chiffrent maintenant en millions de dollars. L’œuvre de notre illustration par exemple, une acrylique de bonne facture (hauteur 65cm) qui conviendrait à un salon à l’ameublement plutôt moderne et aéré, est proposée à partir de 3500$, une misère, et bénéficie des facilités de paiement d’eBay, par exemple un crédit de 6,94% sur 2 ans (l'expert aura reconnu là une bonne copie du célèbre "Warrior" vendu 42 millions de dollars en 2021 par Christie's).

Alors n’hésitez pas, avec le succès de l’exposition les prix vont grimper, forcément. Il y a déjà 26 personnes à le convoiter, et il ne reste plus que 254 Basquiat originaux soldés, nous préviens le site.

samedi 22 avril 2023

Les chimères de Beauvais

Beauvais, détail du portail sud de la cathédrale.

On retient généralement de la cathédrale de Beauvais sa destinée fatale, son ambition et sa voute démesurées, son incomplétude et son infirmité, et cette fin de vie sous surveillance permanente maintenue par de gigantesques prothèses
Si on a accepté d'y débourser quelques euros, on aura peut-être aussi retenu le fabuleux spectacle de l’horloge astronomique, bénie en 1876, sommet du fétichisme kitch où Jésus nimbé d’or combat le vice avec une parfaite ponctualité, et signale le cas échéant certains évènements astronomiques qu’il aura mitonnés pour notre plus grande admiration et sa gloire éternelle (notons cependant que le mécanisme doit être fréquemment réglé voire restauré par des ouvriers spécialisés).   

Mais on ne parle jamais de toutes les bestioles maléfiques qui nous y attendent, sur la façade de l’entrée principale. Elles ont déjà dévoré toutes les saintes figures qui ornaient les innombrables niches des voussures autour du portail sud, et même le tympan. 
Leur calcaire tendre a bravement supporté les intempéries picardes depuis 500 ans. Pourtant la très officielle Association Beauvais Cathédrale, qui décrit en détail les décors végétaux du portail, la vigne, le chêne et la bryone, ne dit pas un mot de ce bestiaire en haut-relief, alors qu'on peut parier qu'il survivra à notre civilisation qui se précipite. 
Rien non plus sur la page très complète du site Patrimoine-Histoire. On y apprend cependant que ces prétendus monstres ne sont pas coupables de la disparition des personnages bibliques qui couvraient la façade. Ceux-ci auraient brusquement quitté leur piédestal au moment de la Révolution, en 1793 précise l'inventaire de la région.


Cathédrale de Beauvais, monstres et grotesques autour du portail sud en 2022. On notera que l’inspiration du bestiaire figurant le mal, assemblage chimérique de morceaux d'animaux désagréables, n'a pas vraiment évolué au long des siècles ; toujours les mêmes peurs ancestrales.

lundi 17 avril 2023

Mais où est l'erreur ?

À qui sont ces pieds ?
 
Comme nous venons de le voir avec l’Étalon de Vitruve, célèbre dessin de Léonard de Vinci, l’art est une chose mentale, et l’artiste parfait sait dessiner des personnages aux proportions parfaites. 
Mais ça, c’est la théorie. Dans la vraie vie la plupart des peintres, et pas des plus manchots, font couramment des erreurs dans leurs anatomies. Pourtant l’enseignement classique ne lésinait pas sur le nombre d’heures que passait l’apprenti artiste à reproduire l’anatomie des modèles vivants ou de pierre, non que le corps humain fût plus difficile à dessiner que celui d’une girafe ou d’un tardigrade, mais parce que l’œil humain repère instantanément le plus petit défaut physique chez un congénère, quand il ne ferait même pas la différence entre un tardigrade au long cou et une girafe asthénique.
Or, la faiblesse de la peinture réaliste, c’est qu’à la moindre erreur, à la première infidélité envers la réalité, l’ensemble soudain sonne faux, se révèle fabriqué. Qui découvre ce type de défaut dans un tableau pourtant admiré depuis des années ne pourra plus le regarder sans trouble et maudira le peintre pour cette trahison.

Par exemple, pouvez-vous désormais regarder sans malaise l’apôtre de Caravage à la National Gallery depuis qu’on vous a charitablement signalé cette disproportion de sa main droite ?
C’est pourquoi, pour ne pas gâcher vos futurs plaisirs dans les grands musées du monde nous illustrons aujourd'hui cette leçon sur les problèmes d’anatomie par un exemple inoffensif, une badinerie de Jean-François de Troy. 

Quelle capitale dans le monde, quel musée de la province française, n’a pas son tableau de Jean-François de Troy ? Cependant il est probable qu’ils ne les exposent pas. Le Louvre en montre 2 sur 28 (et en prête 11).
Serait-il exposé qu’on le regarderait à peine, ou alors avec dédain. On a soupé de ses quelques 200 ennuyeuses scènes de mythologie grecque, romaine, chrétienne, molles et sans invention, de ses piqueniques élégants, de ses bombances d’huitres, et même de ses 11 "tableaux de mode" qui décrivent avec force soieries, fanfreluches, falbalas et porcelaines les divertissements délicats de l’aristocratie et qui eurent leur petit succès (auprès de l'aristocratie) dans les Salons des arts autour de 1730.

La maison d’enchères Christie’s vient malgré cela de dénicher un millionnaire décidé à débourser 3,6 millions de dollars pour un de ces tableaux de mode, la Partie de lecture de 1735, 65 centimètres par 82 (détail en vignette)

Alors, de votre point de vue, à qui sont les deux pieds et les mules à talon brodées qui les chaussent, au centre du tableau ?
À la lectrice, dites-vous ? Admettons. On sait que l’anatomie, comme l’inspiration, n’était pas la spécialité de De Troy.
Ne riez pas, c’est beaucoup plus fréquent que vous ne le pensez ! 
Ah non, on ne dénoncera personne, n’insistez pas.

À moins que… On pourrait inaugurer un jeu des erreurs dans la grande peinture réaliste. Dénicher les fautes de perspective, d’ombres, d’anatomie, les incohérences en tout genre…


mardi 11 avril 2023

L'étalon de Vitruve (épisode 2 de 2)

Avant de tenter d’éclaicir ou au moins d’illustrer le succès de ce dessin de Léonard, précisons que ce ne sont ni lui, ni Taccola, ni Vitruve, pas même Polyclète ni Protagoras, qui ont inventé que "l’Homme est la mesure de toute chose". Les plus anciennes civilisations savaient bien qu’il était plus utile de fabriquer des vêtements, des lits, des chaises, des portes, adaptées à la taille des populations. 
Depuis des millénaires chaque ville, chaque région, avait créé ses propres unités de mesure anatomiques, sa coudée, son aune, son pied, sa paume, son pouce et leurs multiples. Sans ces unités locales les monumentales réalisations antiques que nous admirons toujours, des pyramides aux cathédrales, auraient depuis longtemps succombé à leurs malfaçons.
Aujourd’hui encore, malgré la mondialisation des échanges, nombre de pays parmi les plus influents utilisent quotidiennement leurs propres unités anatomiques, ce qui produit régulièrement des situations cocasses (voir un excellent et court article de S. Stevenson sur le système métrique).
On se rappellera l’aventure de la sonde américaine Mars Climate Orbiter en 1999 qui s’est explosée au sol en arrivant sur la planète Mars parce que la NASA l’avait équipée d’appareils de mesure de l'altitude fabriqués avec des unités disparates, à la fois métriques et anglo-saxonnes.    
Semblablement, qui n’a été confronté au choix d’un écran de télévision, d’ordinateur, ou de téléphone et incapable de se faire sur catalogue la moindre idée des dimensions de la chose, exprimées en pouces, en inch(es) voire avec le symbole des secondes (") ?

Ces situations font sourire, néanmoins elles nous préservent encore un peu de cet avenir idéal dont rêve l’Homme de Vitruve et que décrivait Aldous Huxley en 1931 dans Le meilleur des mondes, d’une civilisation d’humains mesurés, formatés, unanimes, drogués au divertissement, presque notre civilisation moderne, pourtant.

L’être humain n’aura jamais qu’un seul point de vue, celui de sa propre perception, à sa mesure, et c’est peut-être cet égocentrisme fondamental qui fait le succès du dessin de l’Homme de Vitruve, pourtant dérisoire avec ses deux centres, et inquiétant pour ceux dont les mensurations s’éloigneront de cet idéal.
En 2006, jugeant qu'il évoquait un peu trop ce monde d’humains standardisés, interchangeables, et virils, la société Manpower l’a abandonné pour un logo moins explicite, en forme d’acronyme presque abstrait.  


Mais l’Italie est désormais tellement attachée à cette image, déclarée parfois "emblème de l’identité nationale", qu’un tribunal italien suspendait en 2019, à la demande d’une association, le prêt du dessin à la grande rétrospective Léonard de Vinci du musée du Louvre, pour infraction aux articles 65-67 du code italien des biens culturels. Le gouvernement italien accorda finalement le prêt pour éviter l’incident diplomatique.

Ce fameux code italien, en contradiction manifeste avec les conventions internationales relatives au domaine public, notamment son article 108, continue cependant de sévir, surtout depuis les succès (au moins juridiques) des musées de Florence dans les affaires Michel-Ange ou Botticelli (relatées ici).
À son tour, depuis 2019, l’Académie de Venise, gardienne du dessin de Léonard, réclame des droits de reproduction à la société Ravensburger qui en vend internationalement un puzzle de 1000 pièces depuis 2009. Revendication illégale et illégitime, on l’a vu, mais c’est l'état propriétaire actuel du dessin, en l’occurrence l'état italien, qui écrit sa propre loi, au moins sur son territoire, et ces infractions aux principes humanitaires du domaine public arrangent aussi dans leurs propres affaires les autres états (voir le décret Chambord en France) qui ne s’empressent pas au secours des entreprises rançonnées.
La presse ne se pose pas de question et adopte le point de vue du puissant, celui qui réclame ce qu’elle appelle des "royalties impayées". La marque de puzzles, qui refuse de payer, va probablement le retirer de son catalogue pour s’épargner un imbroglio juridique et diplomatique.

illustration : La société créatrice de ces puzzles devrait rester sur ses gardes… Il n’est pas normal qu’elle n’ait pas reçu de réclamation de redevance de la part des musées de Florence pourtant bien rodés sur la question d’abuser du domaine public. Quant à la Joconde, il est étonnant que le Louvre, prêt à toutes les complaisances et compromissions pour quelques dollars, n’ait pas encore trouvé une place pour son égérie sur le même trottoir que la Vénus ou le David italiens.

Les états ont les icônes, les emblèmes qu'ils méritent, la France et sa Lisa italienne qui jaunit depuis 5 siècles au fond de sa loggia, impotente au point qu’on n’ose plus lui demander de bouger un peu pour analyser la source de sa couleur douteuse, l’Italie et sa Vénus sirupeuse, son David simiesque, et son étalon de Vitruve.
Gougueule, à qui on demande quelles sont les dimensions de ce dernier, répond sans hésiter "hauteur 35 cm et largeur 26 cm", ce qui donne une idée précise de la grandeur de l’Homme. Elle ne dit rien de son épaisseur, sa profondeur, qui est trop insignifiante.

mercredi 5 avril 2023

Le tirebouchon de Vitruve (épisode 1 de 2)

Léonard de Vinci, étude anatomique sur le vol humain
(voir le commentaire plus bas)


C’est un fait maintenant reconnu, le Dieu (ou la Nature diront les sceptiques, mais c’est la même chose) a créé la banane pour qu’elle s’adapte parfaitement au nombre de phalanges de la main de l’Homme, afin qu’il puisse la saisir fermement, rompre sans effort son extrémité dont la résistance a été soigneusement calculée (c’est une des constantes fondamentales de l’univers), et déployer harmonieusement les pans de l’épluchure autour de ses phalanges. Ce réglage fin de la banane était rendu nécessaire par la précision avec laquelle le Dieu avait ajusté les proportions de l’Homme même, son chef-d’œuvre.

En effet il y a 2500 ans le sculpteur Polyclète découvrait les proportions du corps humain idéal, confirmées 500 ans plus tard par l’architecte romain Vitruve qui en détaillera les valeurs au complet dans son traité De Architectura.
1500 ans plus tard Taccola (Mariano di Jacopo), ingénieur italien, les illustrera en dessinant l’Homme dans un carré inscrit exactement dans un cercle.
Ce que constate cette inflexible tradition, c’est que le sexe de l’Homme - ou le nombril comme on le verra pour une certaine mouvance - se trouve pile au milieu d’un carré qui s’inscrit précisément dans un cercle, et que les proportions entre les différentes parties de l’Homme, tête, buste, bras, main, doigt, et… le reste, sont très rigoureusement combinées, non seulement pour un fonctionnement optimal, mais surtout pour faire de l’Homme le centre du monde et la mesure de toute chose.

Quelques décennies plus tard, héritier de cette tradition millénaire, Léonard de Vinci, s’inspirant du dessin de Taccola et recopiant scrupuleusement les valeurs des proportions de Vitruve, faisait de tout cela un dessin ne respectant pas lesdites proportions mais appelé communément "l’Homme de Vitruve", jalousement caché aujourd’hui dans les réserves du musée de l’Académie à Venise et rendu visible seulement dans une médiocre reproduction
Mais, alors que Taccola avait dû, à la manière de Procuste, faire dépasser la tête et les pieds du carré pour les accorder au cercle, le génial inventeur toscan évita la décollation en abaissant le carré qui tombe désormais un peu au jugé dans le cercle. Néanmoins le sexe de l’Homme est toujours précisément au milieu du carré, et c’est le nombril qui vient alors se placer au centre du cercle. Ainsi, après Léonard, l’Homme aura désormais deux centres, concept original, reconnaissons-le, mais c’était l’effervescence intellectuelle de la Renaissance.

Illustration : Dans sa lancée, persuadé que l’homme fonctionne comme une machine, Léonard mettait ses théories à l’épreuve en réalisant dit-on des expériences mécaniques de vol humain assisté. Il échoua, comme d’habitude, mais inventa tout de même à cette occasion le tirebouchon, qui s’inscrit également dans un carré et à peu près dans un cercle (notre illustration originale est une reconstitution fidèle d'après les dessins du maitre dans le fameux "codex à rondelles").

Ce croquis d’un homme emboité au chaussepied dans des formes géométriques, opinion de Léonard sur le monde, deviendra inexplicablement, à partir de sa redécouverte après 300 ans, mais surtout depuis 1965, plus qu’un dessin, une icône de notre civilisation.
Inexplicablement, vraiment ?
En 1965 la société Manpower, pourvoyeuse de ressources humaines temporaires, le choisissait comme logo et en inondait la planète pour les 40 ans à venir.


vendredi 24 mars 2023

Tableaux singuliers (18)

Mongin Antoine Pierre, Le curieux, 1823 (Cleveland Museum of art)
 
Déambulant récemment dans les réserves des collections du Musée d'art de Cleveland, peut-être avez-vous découvert ce singulier tableau de Mongin (Antoine Pierre).

Mongin était peintre en France à la fin du 18ème siècle et au début du suivant. Il aimait comme son collègue Hubert Robert les pierres et les statues que la mode gréco-romaine avait sorties du placard et que le romantisme naissant cherchait à dissimuler sous la végétation. Il y ajoutait des nymphes dénudées, des soldats de Napoléon, beaucoup d’arbres, et peu de talent.
On connait peu de peintures à l’huile de sa main, mais des gouaches, des lithographies et des cartons de papier peint. Il fallait vivre.

"Le curieux", exposé au Salon de l’Académie de Paris en 1824 comme une "étude d’après nature", donné en 1977 au musée de Cleveland qui ne l’expose pas, représente la vue de toits (à Paris) et d’un homme en haut d’une échelle posée contre le mur d’une institution de jeunes demoiselles. Nonobstant le titre du tableau, la position dynamique de sa jambe droite semble indiquer que l'homme n’est pas un simple voyeur et qu’il pourrait bien franchir le mur. 

Fin 2020, une donation également faisait entrer dans la collection de la fondation Custodia une vue des toits de Paris près du Louvre par Mongin, semblable au tableau de Cleveland mais sans le curieux et son échelle, et que le site de la fondation qualifie d’esquisse. 
Esquisse ? En tout cas les deux sont des huiles sur papier collées sur toile, de mêmes dimensions, et l’effet de contrejour sur l’esquisse est plus subtil que l’éclairage direct assez plat de l'autre.  
Ces esquisses ou études, parfois très abouties comme ici, étaient faites sur place, devant le motif, puis servaient de modèle pour des tableaux plus ambitieux réalisés dans le confort de l’atelier. Elles étaient considérées comme des croquis qu'on n'exposait pas dans les salons (il n’y a pas si longtemps que le Louvre expose une série d’études de paysages que Pierre de Valenciennes peignait à la même époque)
Elles se pratiquent beaucoup moins depuis l’invention de la photographie.

Pour attirer l’attention du bourgeois au Salon avec un paysage, il était alors conseillé d’y situer une anecdote avec des personnages, si possible moralisante, ou à la rigueur grivoise. C'est ce que fit Mongin.
On remarque nettement en zoomant sur le personnage (les lignes horizontales sur le pantalon noir), qu’il a été ajouté après coup, avec quelques plantes, sur un mur déjà peint et sec, et on peut aisément en déduire que Mongin avait réalisé deux études (au moins) de ce point de vue à des heures très différentes et qu’il a choisi plus tard celle de Cleveland, y a greffé l’anecdote et amélioré certains détails, pour l’exposer au Salon.

Notre époque a tendance à préférer la vue naturelle, le paysage pur, à le trouver plus artistique, plus essentiel, et à se rire de l’anecdote. Peut-être se trompe-t-elle, en se privant inutilement d’une dimension. Les ruines d’Hubert Robert deviendraient sans doute démonstratives et ennuyeuses si ne s’y affairaient ces nuées de lavandières indifférentes.

samedi 18 mars 2023

C’est le printemps, allons à Cleveland (2 de 2)

Faisons comme promis un détour vers les beautés des continents lointains ou des profonds tiroirs, cachées au cœur du musée des arts de Cleveland. Si bien cachées qu'elles sortent rarement des réserves, pour leur fragilité à la lumière quand il s'agit de dessins, gravures ou photographies (c'est bien la peine de faire des merveilles pour les yeux si elles ne peuvent survivre que dissimulées à la vue ! D'où l'avantage à visiter le site du musée...)
Dans notre florilège, seuls la vue du parc de Yosemite par Bierstadt et le haut-relief de Khajuraho sont exposés en permanence au public (ils n'entraient pas dans les tiroirs)

1 : Drouais François-Hubert (attribué) - portrait de jeune fille (crayon 1758)

2 : Rackham Arthur - The Wren and the bear (encre 1902). Les amateurs du dessinateur Franquin verront dans cette encre singulière l'annonce de la fabuleuse série des "Idées noires"

3 : Français François-Louis - Château de Pierrefonds (encres vers1870) 



1 : Utamaro - Courtisane rêvant au mariage (gravure sur bois vers 1790)

2 : Eishi - Kuronushi (gravure sur bois vers 1795)

3 : Utamaro - À la pêche (gravure sur bois vers 1799)

4 : Eishi - La chasse aux lucioles (gravure sur bois vers 1796)

5 : Kunisada - Femme éteignant une lumière (gravure sur bois vers 1820).



1 : Anonyme - Massue, casse-tête (Iles Marquises, bois sculpté début 19ème s.)

2 : Anonyme - Scène leste (Inde Khajuraho, haut-relief en grès début 11ème s.)

3 : Bierstadt - Parc Yosemite, mont Starr King (USA, huile sur toile 1866)

4 : Foglia Lucas - Brulage contrôlé, Californie (USA, photographie 2015)


mercredi 15 mars 2023

C’est le printemps, allons à Cleveland (1 de 2)

Philipp Hackert, vue du golfe de Pozzuoli et de l’ile d’Ischia sur la côte napolitaine en 1803 (Cleveland museum of art).

À l’imitation des riches qui, au Moyen Âge, rachetaient au clergé catholique leurs fautes et leur salut en monnayant des charretées d’indulgences, et financèrent ainsi les cathédrales gothiques, les millionnaires  américains de l’ère industrielle, qui éprouvaient aussi un soupçon de culpabilité à se vautrer dans le luxe sous les yeux de leurs ouvriers, ont inventé la donation d’œuvres d’art et la création des musées, qu’ils pilotaient par le moyen de fondations, et où l’ouvrier allait s’instruire en découvrant émerveillé les inclinations artistiques de ses patrons. 
Et comme ils eurent la bonne idée de faire inclure d’importants dégrèvements fiscaux dans la réglementation de ces donations, ils soulageaient ainsi en même temps leur conscience et une bonne part du fardeau de l’impôt.

C’est toujours le statut de la plupart des musées étasuniens aujourd’hui. Et comme le prétexte est humanitaire, l’entrée du musée est en principe gratuite, comme le sont la consultation et le téléchargement des reproductions en haute qualité de la collection. C’est ainsi que fonctionne le Museum of art de Cleveland, dans l’Ohio au bord du lac Érié. 

Sur son site internet, 30 000 des 60 000 œuvres qu’il conserve sont consultables et téléchargeables en très haute qualité (sauf droits d’auteur, bien entendu).
Un peu comme à Chicago, l’ergonomie du site n’est pas faite pour la flânerie. Chaque recherche affichera l’ensemble de ses résultats, progressivement, sur une seule page, laborieusement quand les résultats dépasseront quelques centaines de vignettes. Mais on peut éviter ces désagréments en utilisant les critères de recherche avancée (bouton Advanced search) et ajoutant des filtres, par exemple en visitant le musée par département (Department), ou par date, par type d’objet… Dans les menus déroulants de ces filtres, le nombre de résultats est recalculé à côté de chaque critère.

Quelques précautions :
▶︎ Comme vous devez en avoir maintenant pris l’habitude, dès qu’une page affiche un grand nombre de vignettes, ne cliquez jamais directement sur une vignette mais arrangez-vous pour ouvrir le lien dans un nouvel onglet, afin que la poussive page de résultats ne soit pas fermée. Pour cela les méthodes dépendent des navigateurs (appui long, bouton droit de la souris, touches de fonction…)
▶︎ Attention, à droite de l’image sous le texte "DOWNLOAD AND SHARE" le bouton de téléchargement est disponible sur les principaux navigateurs mais pas sur Chrome !?
▶︎ Les téléchargements sont disponibles en qualité bonne (JPG de 3000 pixels en moyenne) ou très haute (TIFF jusqu’à 15000 pixels dont le poids - non précisé à l’avance - peut être considérable - par exemple l’incendie du parlement de Turner fait 500Mo)

Après ce préambule rébarbatif, profitons du printemps et promenons-nous parmi ces riches collections, les 2600 sculptures, dont une centaine peuvent être manipulées dans 3 dimensions et une remarquable série africaine, les milliers de peintures et gravures japonaises (ukiyo-e), les merveilles de la peinture européenne, ancienne et moderne, la peinture américaine, 7000 photographies, 5000 dessins

Admirons aujourd’hui quelques beautés venues d’Europe, bientôt nous visiterons d’autres continents, et peut-être les départements des dessins et gravures.

01. Turner, l’incendie du parlement
02. Schönfeld, l’enlèvement des Sabines,
03. Rosa Salvator, scène de sorcellerie,
04. Velazquez, portrait de Calabazas,
05. Reynolds, portrait de Ladies Amabel et Mary,
06. Maitre des jeux, danse d’enfants,
07. Cuyp, voyageurs dans un paysage vallonné,
08. Van Hulsdonck, nature morte variée,
09. Coorte, groseilles à maquereau,
10. Pils Isidore, étude de nu féminin,
11. Zurbaran, le Christ et la Vierge.

Il y a bien d’autres trésors en peinture européenne à Cleveland, notamment de Juan de Flandes, Del Sarto, Corneille de Lyon, Greco, Caravage, Honthorst, Strozzi, Wtewael, Ter Borch, Ruisdael, De Hooch, Siberechts, De la Tour, Oudry, jusqu'à Corot et Renoir.

vendredi 10 mars 2023

Mais où sont les 9 Vermeer manquants ?

37 moins 28 font 9 pour la plupart des calculatrices sur internet, même pour la fameuse "intelligence artificielle ChatGPT"(*) qui pourtant aligne les erreurs monumentales (nous y reviendrons un jour, en attendant regardez cette excellente étude par Defakator)
Or l’exposition à guichet fermé consacrée à Vermeer actuellement à Amsterdam déclare montrer 28 tableaux attribués à Vermeer, sur un total de 37 dit-on. 4 ou 5 d’entre eux, s’ils sont réellement de sa main, ont certainement été peints dans un état que la morale ou la clémence nous empêche de préciser ici, mais acceptons ce nombre magique de 37

Mais alors, où se trouvent les 9 absents ?

Eh bien la réponse est simple, trop simple peut-être ! Ils ne peuvent pas être aujourd’hui dans les salles si convoitées du Rijksmuseum d’Amsterdam parce qu’ils sont actuellement exposés ici-même, dans Ce Glob, en très haute qualité, dans des conditions d’exposition autrement plus agréables, et sans aucun risque d’infection pandémique, sous l’œil d'ailleurs bienveillant de l’Organisation Mondiale de la Santé. 
Et si cette offre exceptionnelle ne suffisait pas, les plus perspicaces auront constaté qu’un Vermeer volé il y a 33 ans dans le musée Isabella-Stewart-Gardner à Boston (avec 12 autres œuvres dont la seule marine de Rembrandt), et jamais retrouvé depuis, est également dans notre exposition. Reconnaissons qu’il n’est pas dans un état très présentable après 33 ans d’occultation dans de douteuses conditions.

Alors parlez-en autour de vous, levez haut votre pouce quand vous vous trouvez en groupe, dans la rue ou les transports en commun, abonnez-vous à Ce Glob en toute confiance, vous n’y trouverez que des exclusivités présentées dans le respect des idées les plus progressistes et des dernières rectifications de l’orthographe.

Liste des tableaux exposés ici et provenance de nos aimables prêteurs (les dimensions des images - autour de 5000 pixels - et leur poids variant de 6 à 12 mégaoctets, certains affichages peuvent être un peu lents) :

1 - Art de la peinture (Vienne Kunst Historisches museum) 10,8Mo
2 - Astrologue (ou Astronome, Louvre) 8,1Mo
3 - Femme assoupie (Metropolitan New York) 8Mo
4 - Leçon de musique (Windsor castle, collection royale) 11,8Mo
5 - Portrait de jeune femme (Metropolitan New York) 5,8Mo
6 - Femme au pichet d'eau ou aiguière (Metropolitan New York) 8,7Mo
7 - 2 hommes et une femme au verre de vin et au sourire niais (HAU museum, Brunswick) 6,6Mo
8 - Joueuse de guitare (Kenwood house, collection royale) 3Mo
9 - Le concert (Mafia bostonienne depuis le 18.03.1990) 1,5Mo






(*) Verbatim d'une conversation tendue avec le robot ChatGPT.
Âmes sensibles, surtout ne lisez pas, vous allez être confrontées à votre propre avenir !

Moi : combien font 37 moins 28 ? 
ChatGPT : 37 moins 28 équivaut à 9
Moi : Merci 
ChatGPT : De rien, n'hésitez pas si vous avez d'autres questions ! 
Moi : Alors je vais me permettre, combien font 28 plus 9 ? 
ChatGPT : 28 plus 9 équivaut à 37. 
Moi : Bravo !
ChatGPT : Merci beaucoup ! N'hésitez pas si vous avez d'autres questions.

lundi 6 mars 2023

Comment peindre vite un Caravage

Menacé de décapitation par la justice pontificale pour avoir tué un noble influent, Caravage, fuyant Rome puis Naples, séjourne de 1607 à 1608 à La Valette, sur l’ile de Malte, où il peint 5 ou 6 tableaux dont l'immense (5,20m de large) décapitation de Jean-Baptiste (détail ci-dessus) pour la cathédrale de la ville. C’est l’un des deux seuls tableaux signés de Caravage (avec une tête de Méduse de 1597). Il s’est identifié au décapité en signant de son prénom "f michelAng…", en imitant un tracé au doigt dans le sang du saint.


Il y a quelque temps déjà nous avons dévoilé que Caravage, cet inventeur de génie qui bouleversa l’histoire de la peinture en remplaçant les douces ombres de la Renaissance par de crasseuses ténèbres, peignait de la main droite et portait donc l’épée à gauche, révélation essentielle.
Aujourd’hui nous découvrirons dans une courte vidéo de 15 minutes, que contrairement à la belle fiction qu’on raconte encore pour endormir les enfants, Caravage ne peignait pas ses grandes toiles sans dessin préparatoire.

Le site ARTEnet publie des vidéos décrivant de façon digeste, démonstrations à l’appui, les techniques picturales des peintres italiens classiques, agrémentées de force références. C’est très bien fait, mais il y a peu de versions françaises des vidéos, seulement Caravage et Léonard semble-t-il.

Comme on ne connait toujours aucun dessin sérieusement attribuable à Caravage, et que les moyens d’investigation scientifiques ne révélaient pas de traces de dessin sous les couches de pigment de ses tableaux, on accordait généralement foi à la légende et aux sources anciennes qui prétendaient qu’il peignait sans faire la moindre esquisse, sans même dessiner.
Pourtant la perfection de la mise en scène des personnages, dans la plupart des ses œuvres, où tout est calculé pour que le sujet s’inscrive parfaitement dans le cadre (en croix, en cercle, en escalier…), contredisait aisément cette prétendue improvisation. Mais Caravage comme Léonard est un génie, et un génie est capable de faire des miracles, de découvrir les lois de la gravitation des siècles avant Galilée et Newton, ou de peindre des tableaux sans les mains, avec un pinceau magique comme dans les films de Walt Disney.

En réalité, les implications de Caravage dans nombre de rixes attestent son caractère impétueux, emporté, et son credo étant de représenter strictement la réalité, sans enjolivement ni fioriture, il jugeait sans doute inutile de perdre du temps à faire des dessins préparatoires qu’il aurait fallu reporter laborieusement sur la toile, donc les dessiner une deuxième fois, et faire à nouveau poser les modèles de longues heures pendant lesquelles les mouvements et la lumière déplaceraient encore les plis et les ombres.

Ainsi s’est-il fabriqué une méthode rapide. Sans doute à partir d'un croquis jetable de la mise en place des personnages, il gravait directement sur la toile apprêtée les contours déterminants du dessin, avec un poinçon afin que la trace reste sensible malgré les couches de peintures qui les recouvriraient, contours qu’il affinait ou précisait d’un pinceau rapide au pigment noir. Il ajoutait parfois, du même pinceau, les grandes lignes d'un rare décor. 
Puis il faisait poser les modèles l’un après l’autre. Pour chacun, il dessinait le modelé directement au pinceau sur la toile, avec une seule couleur siccative plus ou moins délayée, souvent d’une manière détaillée comme il l'aurait fait sur une étude préparatoire, avant de passer au coloriage.

Les instruments d'investigation modernes - dont l’inévitable scanner à réflectographie multispectrale à infrarouge - ont montré des "traces évidentes de dessin préparatoire dans beaucoup des œuvres du peintre" (dit la vidéo à 4’05"). 

Un tableau fait à la va-vite par le peintre fuyard peu avant sa mort, lors d’une dernière étape en Sicile à Messine, l’Adoration des bergers (actuellement au musée de Messine), ressemble assez à un tableau inachevé et illustre bien les étapes de sa méthode (malgré des reproductions disponibles catastrophiques)

Cette manière accélérée de peindre occasionnait évidemment erreurs et repentirs. Chaque personnage étant réalisé séparément, en commençant curieusement par ceux du fond, d’après les examens, il arrivait que le suivant, plus proche, déborde et recouvre une partie pourtant achevée du précédent (voir la vidéo à 12’17"). L'optimisation n'était pas toujours optimisée.

Et puis les personnages couvrant souvent toute la toile, qui est grande, Caravage n’avait pas toujours le recul suffisant pour éviter certaines erreurs de proportions et de perspective. Par exemple dans les Pélerins d’Emmaüs, à la National Gallery de Londres, la main droite de l’homme à la gauche du Christ (en rouge) donne l’impression d’être, en fonction de la perspective, deux fois plus grosse que sa main gauche. 

Enfin, l'impression de collage, de juxtaposition un peu artificielle qu'on ressent souvent devant les personnages de Caravage est ici sensible avec l’extraordinaire panier de fruits, chef-d'œuvre de la nature morte, qui semble en équilibre instable et près de basculer dans le vide.

dimanche 26 février 2023

Nuages (47)


Que serais-je, que ferais-je sans les nuages ? Je passe le plus clair de mon temps à les regarder passer.
Cioran, Cahiers le 20 février 1958

lundi 20 février 2023

Comptes de faits (6)

"6000 personnes par jour qui se bousculent pour aller voir les Vermeer… À quoi ça ressemble ? Ce sont les mêmes qui vont au salon de l’auto."
Chaval, entretiens avec Pierre Ajame, automne 1966.

Johannes Vermeer, peintre connu et apprécié à Delft de son vivant, était oublié depuis deux siècles et confondu aux peintres plus ou moins anonymes du même genre et de la même région, quand un journaliste plus curieux que les autres le distingua de ses confrères et se mit à le rechercher sans répit dans les collections et les ventes, à convaincre lentement des personnes fortunées et en vue, bientôt suivies par des écrivains, puis par les journaux, et enfin, récemment, par le cinéma populaire. Tout cela prit un bon siècle, mais depuis, le moindre barbouillage supposé de la main de Vermeer est devenu un chef-d’œuvre (pour mémoire on ne reconnait pas un chef-d’œuvre par l'objet même, qui peut être indifférent, mais par un mouvement de foule autour de lui, une onde faite d’humains attirés individuellement vers l'objet parce qu'il le croient aimé par les autres)

Et Taco Dibbits le sait bien. Directeur du Rijksmuseum d'Amsterdam, organisateur depuis 20 ans des expositions les plus courues en Hollande, détenteur d’un record personnel de 4780 visiteurs par jour autour de Rembrandt, il claironnait depuis 2021 qu’il allait exposer en 2023 à Amsterdam quasiment tous les Vermeer connus, et que personne n’en reverrait jamais autant réunis au même endroit.

Taco Dibbits savait probablement qu’en automne 1966, à Paris, l’exposition "Dans la lumière de Vermeer" à l’Orangerie, avec ses 12 Vermeer, avait accueilli (contenu) 6000 visiteurs par jour. 
Taco Dibbits savait certainement que la rétrospective de 1996 au Mauritshuis de La Haye (à 57 kilomètres d’Amsterdam), avec 23 Vermeer, avait supporté 5000 visites par jour et avait été contrainte en catastrophe de se réorganiser avec une salle supplémentaire (25% en surface), dès la première semaine. 
Taco Dibbits savait sans doute qu’en février 2017, le jour de l’ouverture de l’exposition "Vermeer et les maitres de la peinture de genre" au Louvre, les 12 Vermeer exposés avaient attiré 9400 visiteurs dont une bonne partie, munie cependant de droits d’entrée (l’impayable billet unique), avait été refoulée, créant un capharnaüm dont le musée mit des semaines à se remettre et qui reste dans les mémoires comme un des sommets de la logistique muséologique. 

Taco Dibbits savait tout cela en organisant son exposition ultime. Alors il a tout fait pour la fluidité du flux. 
(Précisons que la description qui suit ne prétend pas traduire une exacte réalité qui aurait été constatée sur place, elle n'est faite que de la lecture de la presse en ligne).

Quand le Louvre en 2017 avait regroupé 60 tableaux hollandais autour des 12 Vermeer, le Rijksmuseum en 2023 avait seulement 28 Vermeer à répartir dans 9 grandes salles, par thème, certains tableaux, comme la Femme lisant une lettre ou la Femme versant du laitse retrouvant seuls. Les vastes pièces aux murs presque vides en ont pris un aspect de salle d’attente, comme aux guichets de la poste.
Les tableaux ont été éloignés au mieux les uns des autres, les cartels explicatifs éloignés des tableaux et les articles plus longs, analytiques et biographiques, traditionnellement affichés à l’entrée de l'exposition, ont été déplacés près de la sortie. 
Pour éviter qu’on ne s’en approche trop, chaque tableau a été protégé par un arceau de sécurité autorisant "8 à 10 spectateurs simultanés" déclare Taco Dibbits, estimation optimiste, les hollandais ne souffrent peut-être pas du même embonpoint que les visiteurs du Nouveau Monde. 

Enfin la durée de l’exposition a été optimisée : 114 jours en continu, sans fermeture, 8 heures par jour du dimanche au mercredi, et 13 heures sans interruption du jeudi au samedi (avec nocturne donc). 


D’après le site de "Connaissance des Arts" Taco Dibbits pensait alors accorder un total de 350 000 entrées, en moyenne 3000 par jour. En réalité il en a distribué 450 000, soit 4000 par jour, avant de décider la fermeture définitive des guichets, et dès l’inauguration de l'exposition le site de vente de billets affichait complet, mais promettait de faire tous ses efforts pour chercher à offrir plus d’entrées.

Car le musée peut encore, en effet, ajouter 4 nocturnes hebdomadaires (Il est peut-être plus facile de négocier des heures supplémentaires avec le personnel du musée que des jours de rallonge avec les assurances et les musées prêteurs). Il passerait alors de 71 à 91 heures d'ouverture par semaine, une augmentation de 28% qui se répercuterait directement sur le nombre de visiteurs, de sorte que si Taco Dibbits réagit à temps, il pourra pulvériser son propre record d’entrées, dépasser le Graal des 5000 visites par jour, et dès lors prétendre - il est jeune encore - à la direction des musées les plus prestigieux.

Enfin, le nombre de visites n’est pas tout, et le pragmatique directeur s’est couvert, pour pondérer les effets néfastes d'éventuelles circonstances imprévues, en renforçant le prix du billet d’entrée, qui est de 30 euros ! Toutefois, ça ne met le Vermeer qu'à 1,07€, ce qui est en fin de compte assez peu. Pour mémoire les 12 Vermeer du Louvre en 2017 étaient à 17€, soit 1,42€ pièce, et même à ce prix on n’était pas certain de les voir. 

***
Pendant ce temps très à l'ouest, dans les musées des arts de Nantes et de Rennes, les deux plus beaux tableaux du monde (bon d’accord, deux des trois plus beaux), faits de la main d’un peintre du même siècle et au même destin posthume que Vermeer, voient passer, les jours de semaine, quelques dizaines de touristes égarés, parfois moins.
On ne dira bien entendu pas son nom, afin d'éviter que la trentaine de fidèles de Ce Glob ne se trouve à l’origine d’un incontrôlable mouvement de foule.

samedi 11 février 2023

Autoportraits… et oreillers

On accuse bien vite de narcissisme les peintres qui se sont abandonnés sans retenue à l’autoportrait, Rembrandt, Schiele, Van Gogh, Spilliaert, Dürer… C’est parce qu’on ne tient pas suffisamment compte des conditions de réalisation des œuvres. On nous fait croire que l’artiste reçoit l’inspiration d’un mystérieux souffle intérieur, ou divin. En réalité ce sont principalement les circonstances extérieures, les aléas de leur bonne ou mauvaise fortune qui les déterminent. Le peintre qui souhaite se confronter aux subtilités de l’art du portrait mais n’a pas les moyens de payer des modèles, a toujours sous la main, justement, un modèle disponible, obéissant et gratuit : lui-même.

Illustrons le rôle prépondérant des contingences dans la création artistique par cet exemple célèbre de "l’autoportrait aux oreillers" d’Albrecht Dürer, dessin à la plume recto verso jalousement conservé par le Metropolitan museum of art de New York. 

Vous objecterez que parmi les peintres nommés plus haut Dürer n’est pas le meilleur des exemples. Riche et d’une famille fortunée, ce n’est pas le manque de modèles qui le poussait à se peindre lui-même, parfois déguisé en prophète, toujours embelli, mais la haute idée qu’il se faisait de sa personne, de ses talents et de la source de sa fortune (il aurait été le premier à intenter à Venise un procès contre le plagiat de ses gravures, quand elles avaient un énorme succès dans toute l’Europe et l’avaient beaucoup enrichi. En cela il était effectivement prophète). 

Mais notre exemple reste valable si la date de 1493 manuscrite en haut du verso est à peu près exacte (le monogramme AD, sur le recto, serait d’une autre encre que le dessin et certains experts le datent en réalité de 91 ou 92). Dürer, âgé de 20 à 22 ans, recommandé par son orfèvre de père, voyageait alors en Europe centrale pour parfaire sa formation, et rencontrait peintres, graveurs et imprimeurs importants.

Ainsi, à l’examen de la séquence des dessins sur cette feuille de jeunesse, pourrait-on imaginer les conditions probables de sa réalisation.
Albrecht s’ennuie dans la chambre d’auberge ou de l’éditeur qui l’héberge. Il a le temps de s'exercer avant le repas. Il prépare un godet d’encre et quelques plumes.
La lumière est à gauche, devant lui, posé sur la table un peu à gauche, un miroir. Il dessine d’abord en quelques traits rapides son visage qu’il a déjà représenté maintes fois. Sans doute lui a-t-on déjà commandé le traditionnel autoportrait destiné à la riche héritière qu’il épousera dès son retour. Il envisage de se montrer tenant un symbolique pied de chardon (ce sera l’autoportrait au chardon de 1493 aujourd’hui au Louvre). Il repousse le miroir inutile, et place à hauteur des yeux sa main gauche dont les doigts simulent la tenue du chardon. Il s’applique. 
La maitresse de maison, ou l’aubergiste, tarde à l'appeler pour le souper. Il reste de la place sur la feuille, et rien de passionnant à dessiner dans cette chambre austère. À droite, sur le lit défait par une sieste, quelques coussins ou oreillers fripés feront l’affaire. Et Albrecht se prend au plaisir de maitriser ces jeux de plis et de replis.
Après le souper il retournera la feuille et la remplira d’oreillers alignés qu’il aura soigneusement froissés. L’encre à peine sèche il s’endormira satisfait.

Ce qu’on lit sur les intentions de l’artiste, sur les profonds concepts qu’incarneraient ces dessins d’oreillers entre réalité et rêve, étrange et imaginaire, visages déformés et cornes de satyre, n'est qu'élucubrations, balivernes, et n’a pas plus de valeur que les 18,84 euros (16,01 dès le deuxième acheté) de cette mise en abyme commerciale imprimée sur un coussin.