dimanche 29 mai 2016

Souvenirs d'Arcueil (de J.B. Oudry)

Jean-Baptiste Oudry, Arcueil, le grand escalier menant aux jardins en terrasses, dessin daté de 1744 (musée du domaine de Sceaux). Les personnages ont été ajoutés plus de 60 ans après par L.L. Boilly.


En ces temps-là, au domaine d'Arcueil, se donnaient des réjouissances et des promenades. On y hébergeait des célébrités, peintres officiels, écrivains dissidents. Voltaire y faisait de longs séjours, y écrivait des pièces de théâtre, y plaçait de l’argent.

L'aqueduc gallo-romain en ruine (à l'origine du nom d'Arcueil) qui croisait la Bièvre et avait été reconstruit dans les années 1630 conduisait une eau pure et abondante des sources vers Paris.
Entre 1720 et 1730 un prince de Guise avait composé là, en empruntant beaucoup d'argent, un domaine de 20 hectares dont 12 de jardins, comme un petit Versailles. La pente déclinait de 12 degrés et les jardins opulents se succédaient en cascades aux berges de la rivière et du canal latéral dans une suite de bosquets et de terrasses, d'escaliers, de bassins et de fontaines.

À la mort du prince, endetté, en 1739, le domaine commencera doucement à se décomposer mais restera quelques années encore fréquenté par les peintres, particulièrement Jean-Baptiste Oudry, jusqu’à son démembrement en 1752, sous la pression des créanciers.
Il disparaitra définitivement au milieu du 19ème siècle avec l’arrivée des manufactures.

Pas de plan détaillé, pas de ruine mémorable, il ne reste quasiment rien aujourd’hui du domaine d’Arcueil, que l’aqueduc, surélevé de façon imposante dans les années 1860, et une soixantaine de dessins, essentiellement de Jean-Baptiste Oudry.
Oudry était peintre ordinaire du roi, logé au Louvre, couvert d'honneurs et de responsabilités prestigieuses, spécialisé dans les scènes de chasse et les natures mortes de gibier.
Attiré par les jardins ombragés et délaissés du domaine d’Arcueil, il loua une maison voisine et les fréquenta longuement entre 1744 et 1747 au point d’en laisser une cinquantaine de dessins. Il y entrainait parfois d’autres peintres, Boucher, Natoire…  
 
Jean-Baptiste Oudry, Arcueil, la terrasse de l'Orangerie vue depuis le sud, dessin daté de 1744 (Chicago Art Institute).


Ses dessins étaient faits à la pierre noire, craie et gouache blanche sur papier bleu. Avec le temps la teinte bleue s’est décolorée. Le papier a jauni.
Contrairement aux autres artistes Oudry représentait les jardins déserts, les allées vides de tout personnage et la végétation parasite commençant à envahir les treillages et la pierre. 
Puis étrangement, certains de ses paysages se sont peuplés de personnages, sans doute tracés par d’autres mains qui furent un temps en possession des dessins. On parle d’Hubert Robert, de Louis-Léopold Boilly dont on reconnait le style des figures et les habits qu’elles portaient à la mode du début du 19ème siècle, quand Oudry était mort depuis 50 ans.

C’est essentiellement à partir de cette série de dessins (pas toujours fidèles, Oudry modifiait parfois une perspective pour la rendre plus pittoresque) que le conservateur et archéologue du patrimoine de la ville d'Arcueil, Gérard Vergison-Rozier, à reconstitué la carte du domaine disparu et fourni la matière de l’exposition « À l'ombre des frondaisons d'Arcueil » actuellement au Louvre et pour 3 semaines encore.
On y retrouvera avec le plan des jardins l’emplacement précis et la direction du regard du peintre pour chacune des 68 œuvres exposées.

Oudry ne semble pas avoir conçu ces dessins comme des esquisses préparatoires pour des peintures à venir mais plutôt comme un moyen d’enregistrer beaucoup de points de vue d’un monde qui allait disparaitre et qu’il avait aimé.
Le beau catalogue de l’exposition qui reproduit, indexe et commente tous ces points de vue, en perpétuera un peu plus longtemps le souvenir.

Mise à jour le 5.05.2020 : Le Musée national de Stockholm vient d'acquérir en vente publique deux dessins des jardins d'Arcueil par Oudry et qui étaient absents de l'exposition du Louvre.

 
Jean-Baptiste Oudry, quelques détails des dessins exécutés dans le domaine d'Arcueil entre 1744 et 1747.

dimanche 22 mai 2016

Potins de l'art

Jamais on ne louera assez le rôle des militaires dans l’histoire de l’art.
Hier encore, le président de la République d’Ukraine, flanqué de magnifiques et gras douaniers couverts de codes barres multicolores, aurait découvert dans un champ de luzerne, assisté de militaires en tenue de combat, 17 tableaux volés au musée de Vérone en Italie le 25 novembre 2015.

La découverte aurait eu lieu à Turunchuk, près de la frontière moldave, le 6 mai 2016. La mise en scène a été filmée et postée sur les réseaux sociaux habituels, et on dirait un épisode des aventures de Tintin.

On reverra donc bientôt à Vérone le singulier panneau peint par Caroto et figurant un jeune garçon montrant un dessin d’enfant. Il était parmi les œuvres volées et avait fait l’objet d’une chronique ici-même.


Pendant ce temps, le polyptyque de l’Agneau mystique, immense bande dessinée peinte par Van Eyck vers 1432 et qui fait se déplacer des millions de touristes vers la cathédrale Saint Bavon de Gand et constitue la fierté du peuple belge, avait besoin d’une bonne révision des 600 ans.

Le minutieux travail de restauration devait prendre 5 ans et finir en 2017. En fait ce sera fin 2019, et même 2020 ou 2021 disent certains. Et pour deux fois le budget estimé, voire trois fois. Aucune source n'est très claire. On parle de millions d’euros, trois, six, neuf peut-être.

C’est chose courante. Les pouvoirs publics et les institutions ne financeraient jamais ces projets pharaoniens si on leur annonçait un budget et des délais réalistes. Alors on divise les prévisions par trois. Une fois les travaux lancés, s’agissant d’opérations de prestige, il est souvent impossible de revenir en arrière. L’honneur de la nation serait en péril. On fait appel au mécénat d'entreprises, on aliène le bien public et on paiera tant bien que mal.

Dans l'atelier du musée des beaux arts de Gand le public peut suivre le cours de la restauration des panneaux de Van Eyck.

Enfin, alors que le musée du Louvre interdit dans ses expositions de photographier les œuvres qui sont pourtant dans le domaine public, qu’il en usurpe les droits de reproduction à son propre compte et ne publie en ligne que de médiocres miniatures, les musées qui lui ont prêté ces mêmes œuvres en partagent généreusement de splendides reproductions sur leur site internet.

C’est le cas de la collection de dessins et gravures de la bibliothèque Morgan de New York, une des plus riches au monde, et qui vient de prêter un dessin à la rétrospective Hubert Robert du Louvre, et un autre dessin, de Jean-Baptiste Oudry, à l’exposition sur l’ancien parc du domaine d’Arcueil, également au Louvre actuellement.

Et il y a bien d’autres merveilles dans cette fabuleuse collection en ligne, de Boilly, Danby, Daumier, Doré, Fragonard, Goya, Hogarth, Ingres, Thomas Jones, Ottavio Leoni, Mantegna, Maitre du manuscrit Herpin, Menzel, Merson, Piazzetta, Raffet, Robert, Roberts, Sargent, Schiele, Tenniel, Tiepolo G.D., Turner, Watteau, Zielke, Zingg, Zuccaro, et de tant d’autres.

Oudry Jean-Baptiste, Arcueil la première grande terrasse (détail), vers 1745 (Morgan library and museum, New York).

lundi 16 mai 2016

La vie des cimetières (69)

Léglise de Colamine sous Vodable en Auvergne et son cimetière. 
Le commentaire touristique sur téléphone mobile n'est pas surtaxé.


Isolée au milieu des prés et des champs l’église Saint-Mary de Colamine-sous-Vodable dans le Puy-de-Dôme aura bientôt mille ans.

Il ne s’y dit plus de messe depuis longtemps, ni d’oraison funèbre au cimetière qui l’entoure.
Parfois une animation culturelle agite un peu le silence, et les vaches rousses, somnolentes, tournent mollement la tête en suivant les passants de leurs yeux tristes.






dimanche 8 mai 2016

Hubert Robert (1733-1808), un peintre mineur

Hubert Robert, Homme lisant accoudé à un chapiteau corinthien, 
sanguine vers 1765 (Quimper, musée des beaux-arts)


Loués soient les peintres mineurs et bénies les modes qui les ignorent !

Hubert Robert, n’est peut-être pas un peintre mineur, il est parfois considéré comme un témoin appréciable des années 1750-1800. Son nom est peu connu mais certains de ses tableaux illustrent encore les livres d’histoire (L'abattage des arbres du Tapis vert à Versailles devant le roi en 1777, Premiers jours de la démolition de la Bastille en 1789, Violation des tombeaux des rois dans la Basilique Saint-Denis en 1793).
Car Robert ne représente que des monuments, des ruines antiques, des églises délabrées, des bâtiments inachevés ou en destruction. C’est son truc, sa recette, on l’a surnommé « Robert des ruines ».

La reproduction fidèle de la réalité ne le préoccupant pas trop il se laisse souvent aller aux collages architecturaux, comme son ainé et grand inspirateur romain Giovanni Paolo Panini. Robert ne se remettra jamais vraiment de son empreinte mais il évite souvent la surcharge indigeste de l’italien et lui ajoute la profondeur des ombres qui redonne vie à chaque scène.
Et il habite systématiquement ses ruines de dessinateurs, de badauds, d’ouvriers et de lavandières dans leur activité quotidienne, familiers de ces restes d’empires qui font leur décor ordinaire.

Les peintres romantiques qui suivront Robert dramatiseront sans retenue la relation de l'humain avec le paysage de ruines, exaltant la puissance dédaigneuse de la nature. Dans les tableaux de Robert les civilisations et les nations se désagrègent pierre par pierre mais le berger indifférent le remarque à peine, trop occupé à taquiner la porteuse d’eau.
Robert a l’ironie désinvolte. S’il peint la statue équestre d’un empereur romain c’est pour lui attacher une corde et y suspendre du linge à sécher.

Et il éprouve une obsession particulière pour l’eau, les fontaines, les lavandières et les porteuses d’eau, en cela il fraternise avec le Du Bellay des Antiquités de Rome « […] Rome de Rome est le seul monument, et Rome Rome a vaincu seulement. Le Tibre seul, qui vers la mer s'enfuit, reste de Rome. Ô mondaine inconstance ! Ce qui est ferme, est par le temps détruit, et ce qui fuit, au temps fait résistance. »
 
 
Hubert Robert, Le portique de l'empereur Marc Aurèle, détail, 1784 
(Musée du Louvre, en dépôt à l'ambassade de France à Londres)


En son temps Robert connut succès et fortune. Brillant et disert en société, mondain et serviable, ami d’aristocrates influents (ce qui lui vaudra dix mois de prison pendant la Terreur), apprécié par Diderot, dessinateur des jardins du roi, conservateur du Muséum des Arts (ancien Louvre), il avait tout pour ne pas être oublié.
Mais l’absence de pathétique est souvent prise pour de l’indifférence, de la futilité, c’est pourquoi on l’a vite regardé comme un peintre superficiel, sans consistance. Or il faut toujours un peu de démesure pour que la postérité retienne votre nom.
Et puis il avait le pinceau vif et parfois négligent. Il a tellement peint qu’il n’existe toujours pas de catalogue exhaustif de son œuvre.

Voici des liens vers de belles reproductions sur internet qui montrent que Robert aimait aussi les parcs arborés qu'il peignait avec une même légèreté que son ami Fragonard, quand il pouvait y placer des fontaines : des fontaines et un grand escalier, une fontaine et des lavandières, une fontaine un palais et des vaches, le parc de Saint-Cloud, un autre parc désordonné, une ruine dans l'ombre, l'intérieur d'un palais désaffecté.

Pourtant Hubert Robert est aujourd’hui encore un peintre mineur. On le réalise avec délice à la quiétude et au silence des visiteurs clairsemés qui murmurent dans les allées de l’importante rétrospective présentée actuellement au musée du Louvre (Hubert Robert, 1733-1808, un peintre visionnaire, 144 tableaux et dessins).
Et ce ne sont pas l’intransportable catalogue d’exposition illisible sans lutrin tant il est lourd (5kg), ni l'absurde et illégale (mais lucrative) interdiction d’emporter ses propres souvenirs photographiés ou d’illustrer les réseaux sociaux, qui risquent de secourir la popularité du peintre.

Tant mieux. On avait oublié depuis bien longtemps, dans les grandes exhibitions contemporaines, la douceur de cet isolement propice au sentiment d’admiration.
Mais ce recueillement sera de courte durée. Devant l’érosion des visiteurs le Louvre qui risque de perdre sa place de musée le plus couru de l’univers a prévu de remettre en œuvre la machinerie grégaire des expositions bousculades, autour du nom de Vermeer en 2017 et de Léonard de Vinci en 2019.
 

Hubert Robert, Rome palais Poli et fontaine de Trevi en travaux, 
sanguine 1760 (New York, Morgan Library)

samedi 30 avril 2016

Monuments singuliers (1)



Le monument aux morts pacifiste de Saint-Martin-d'Estréaux

Au lendemain de la Grande Guerre, la grande boucherie de 1914-1918, il fallut dénombrer les morts et, afin qu’ils ne soient pas morts pour rien, en graver la liste sur des monuments célébrant leur présence au mauvais endroit et au mauvais moment.
Et ils se comptaient par millions. Un marché du monument aux morts, subventionné par l’État, fleurit alors dans toutes les communes de France.

En dépit des particularités dues aux talents des artisans locaux, les motifs, les symboles et les slogans qui ornaient les ouvrages étaient relativement standardisés.
En principe on exaltait l’héroïsme de tous et la fiction patriotique. Il aurait été indélicat de graver sur un monument municipal fréquenté par les restes de familles endeuillées que leurs morts avaient servi le délire expansionniste d'une poignée de souverains susceptibles et de ministres médiocres, ou encore qu’ils avaient été choisis au hasard et fusillés pour l’exemple parce que leur Compagnie avait hésité au moment d’aller mourir pour des chimères.

Cependant l’addition du nombre de victimes était si douloureuse que parfois, dans quelque village décimé, s’élevaient tant de protestations que le coq glorieux et belliqueux était remplacé sur le monument par un soldat agonisant ou une scène de lamentation plus convenables.
Quelquefois un aphorisme pacifiste marquait discrètement sa réprobation. Plus rarement le monument se couvrait d’épigraphes hostiles et radicales. Dans ce cas, le Préfet n’honorait pas de son auguste présence la cérémonie d’inauguration.

Le monument aux morts de Saint-Martin-d’Estréaux, dans le département de la Loire, sculpté par Jean-Baptiste Picaud en 1922, avec les portraits photographiques sur émail de chaque défunt, est de ces édifices motivés par la révolte.
En 1928, le maire Pierre Monot y faisait graver de longues citations pacifistes. La population lui fut longtemps hostile. Dégradé en 1930 et 1932, il n’a été officiellement inauguré qu’après la deuxième grande boucherie, en 1947.




samedi 23 avril 2016

Nuages (39)

Saint-Ouen près de Paris, l'usine de barbe à papa tourne à plein régime.

Si vous croyez réellement, comme l’affirment certains médias ou institutions, que les biches, les alouettes et les sauterelles cabriolent, volètent et gambadent aujourd’hui avec insouciance sur les lieux mêmes qui virent se déchainer l’enfer nucléaire le 26 avril 1986, si vous pensez que la résilience de la nature et des hommes existe objectivement et n’est pas un concept fabriqué opportunément, si vous êtes persuadés que la barbe à papa est fabriquée dans de colossales usines d’où elle sort en abondance de hautes cheminées, alors n’écoutez pas cette émission de France-culture « Catastrophe nucléaire, la nature peut-elle survivre aux radiations ? », vous n’y croiriez pas.

jeudi 14 avril 2016

Anecdotes autour d'une cathédrale



La cathédrale de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) est ténébreuse. C’est la crasse disent les visiteurs. Les Auvergnats objectent que c’est la couleur grise de la pierre volcanique de Volvic.

En effet il y a peu à l'échelle géologique, le puy de la Nugère qui surplombe Volvic digérait mal et se laissait aller à d’épaisses coulées d’une lave sombre. 9000 ans plus tard, après s’être assurés que le tout était bien refroidi, les paroissiens du coin se servirent abondamment pour édifier non loin une splendide cathédrale à la gloire de leur dieu et de ses soi-disant représentants sur terre. C’était entre les 13ème et 14ème siècles de l’ère actuelle.

Vint la Révolution.
On sait que la pierre de Volvic peut durer des millénaires, mais rien, ni l’évidence ni la raison pas plus qu’un puissant édifice de pierre, ne peut résister à la fureur d’une population qui se libère de siècles de frustration pour consentir à d'autres servitudes.
Et la cathédrale ne doit d’avoir à moitié survécu qu’aux négociations d’un habile prélat et à quelques concessions humiliantes, dont un acte de foi inscrit au printemps 1794 sur le fronton de la façade nord qui déclare « LE PEUPLE FRANÇAIS RECONNOIT L’ÊTRE SUPRÊME ET L’IMMORTALITÉ DE L’ÂME ». Il est vrai que l’affirmation pouvait s’appliquer indifféremment à l’ancienne comme à la nouvelle croyance, en restant vague sur la définition de l’Être Suprême.
Robespierre, effrayé par les louches complaisances iconoclastes du culte de la Raison, avait alors repris les choses en main et proclamé le culte de l’Être Suprême. C’était un ensemble disparate de valeurs censées moraliser périodiquement le peuple, tous les dimanches. On y trouvait entre autres la liberté du monde, la haine des traitres, l’agriculture, la pudeur, la bonne foi et l’immortalité.

C’était l’époque de la Terreur. 
Au cours de somptueuses festivités populaires organisées par le peintre J.L. David on brulait des statues de l’Athéisme, de l’Ambition et de la fausse Simplicité. On s’amusait vraiment bien. 
Gossec avait composé l’hymne à l’Être suprême, les paroles de Désorgues disaient :

« Père de l’Univers, suprême intelligence, 
Bienfaiteur ignoré des aveugles mortels, 
Tu révélas ton être à la reconnaissance, 
Qui seule éleva tes autels
[…]  
Ton temple est sur les monts, sur les airs, dans les ondes, 
Tu n’as point de passé, tu n’as point d’avenir, 
Et sans les occuper tu remplis tous les mondes, 
Qui ne peuvent te contenir. »

La complexité du concept, notamment les deux derniers vers, donnait des migraines aux plus zélés et laissait les autres indifférents. Le culte disparut après quelques mois, fin 1795.





Enfin Viollet-le-Duc, architecte habité par le Moyen Âge, fut chargé de la restauration de l’édifice à partir de 1866. Les deux flèches, deux travées, la façade occidentale et une grande partie de la statuaire seront refaites suivant ses instructions.

Comme Alfred Hitchcock dans nombre de ses films, l’architecte avait coutume de déposer sa propre effigie un peu partout sur les monuments qu’il restaurait. On le retrouve en apôtre de bronze sur la flèche de Notre-Dame de Paris, en pierre sur la façade du même monument tenant un bouquet de violettes, pèlerin sur la chapelle de Pierrefonds ou accroupi sur la flèche de la cathédrale d’Amiens.

On le trouvera sculpté en pied et en saint Paul flanqué d’une épée sur la façade occidentale de la cathédrale de Clermont-Ferrand.


samedi 2 avril 2016

Enchères pour Hammershøi le morose



Vilhelm Hammershoi était un peintre discret, austère et danois, d’aucune école, actif à Copenhague de 1885 à 1916, puis rapidement oublié, et enfin exhumé dans les années 1990, notamment par la grande rétrospective du musée d’Orsay fin 1997.
À la mode aujourd’hui, on trouve beaucoup de reproductions médiocres de ses œuvres sur internet et on y lit quantité de banalités sur son singulier monde immobile aux couleurs de terre et de cendres.

Histoire d’appâter le riche collectionneur avant des enchères le 1er mars à Copenhague, l’hôtel des ventes de Drouot à Paris exposait mi-février un rare lot de 8 de ses œuvres, dont certaines majeures.
Un intérieur à Strandgade à la nappe rouge avec une femme de dos, de 1904, paraissait souffreteux et usé, précieux mais peint avec peu de matière, comme les tableaux de la dernière période du peintre, tandis qu’un petit paysage à Gentofte, une ligne d'arbres, de 1892, respirait la santé, la pâte généreuse à peine craquelée après 120 ans.

Le 1er mars, la pièce maitresse de la vente, l’intérieur avec une femme de dos pourtant exposé à Orsay en 1997 sous le numéro 34, s’est vendue en dessous de son estimation basse malgré son pédigrée prestigieux.

Deux œuvres ont doublé leur estimation haute, dont le petit paysage de Gentofte en 1892 (10 jours de salaire d’un footballeur à la mode).

Trois œuvres sont restées invendues.




dimanche 27 mars 2016

Domaine public à vendre






La reproduction de cette photo sur laquelle flotte la menace des droits d'auteur du chef électricien est généralement interdite, sauf royalties.

C’est un fait établi depuis l'antiquité, une des fonctions du pouvoir est de permettre le détournement des biens publics pour la satisfaction privée de celui qui le détient.
Personne ne s’étonne de nos jours, une fois son représentant (démocratiquement élu) installé dans ses fonctions, qu’il puise généreusement dans les biens communs au bénéfice de sa fratrie et de ses amis. La survie de l’espèce s’arrête aux limites du village, voire sur le palier de la maison de famille.
Les plus malins inscrivent même cette coutume dans la loi, car un autre avantage du pouvoir est de faire les lois à sa convenance.

Et l’Assemblée nationale française vient justement d’adopter un amendement qui crée un nouveau droit patrimonial pesant sur le domaine public, dans le cadre de la loi « Liberté de création, architecture et patrimoine ».
Il prévoit que toute utilisation commerciale d’images des immeubles des domaines nationaux, qui était jusqu’ici libre puisque relevant du domaine public, devra faire l’objet d’une autorisation préalable et d’une redevance. Ce qui interdit la libre reproduction des châteaux de la Loire, de Versailles, et de tant d’autres dans les livres d’art et les cartes postales, dans les encyclopédies participatives en ligne (comme Wikipedia dont le principe est la libre utilisation, y compris lucrative, de son contenu), et même sur les réseaux sociaux comme Facebook (les publicités et les réutilisations commerciales y sont consenties).

Dans le même esprit la loi « République numérique » qui aurait pu libérer « l’exception de panorama » n’en fera rien tout en faisant croire qu'elle le fait.

En effet le droit français interdisait jusqu’à présent toute reproduction, même non commerciale, d’images représentant le domaine public si elles contenaient des œuvres protégées par des droits d’auteur encore actifs.
Ne vous méprenez pas, ce n’est pas à la bonté de la nature humaine que vous deviez de ne pas avoir été poursuivi en justice quand vous avez publié sur votre blog des clichés de la tour Eiffel illuminée, du viaduc de Millau ou de la pyramide de Leo Ming Paye dans la cour Napoléon du Louvre. Vous le deviez à votre nombre incalculable à publier ces photos illicites et parce que les ayants droit n’actionnent la justice que si l’opération est rentable.

Et bien la loi Numérique, magnanime, vous autorisera désormais à faire ce que vous faisiez déjà (c’est l’exception de panorama), mais en interdisant l’utilisation commerciale de ces images (donc sur Wikipedia ou Facebook par exemple), ce qui constitue dans les faits un autre recul du domaine public.

Ces deux lois, soutenues par le Gouvernement, seront certainement votées en l’état. Deux verres d’eau dans l’océan de la « copyfraud », le détournement légalisé du domaine public au profit d’intérêts privés ou d’institutions publiques.

L’abus de pouvoir est un acte naturel. Il est normal de le consacrer dans la loi.
 

samedi 19 mars 2016

La vie des cimetières (68)


Le 20 juin 1940, afin de ralentir à peine les divisions blindées nazies qui envahissaient en coup de vent le territoire français, on pria poliment 200 jeunes noirs déracinés de leurs lointaines terres africaines d’empêcher à 1 contre 100 l’invasion de la France, quel qu'en serait le prix et sous les ordres d’un capitaine blanc, énergique, résolu et brave.

Depuis, ils sont soigneusement alignés dans ce lieu sacré pour soldats morts au combat, le Tata sénégalais de Chasselay, au nord de Lyon, dans cette terre républicaine qui respire tant les valeurs de liberté, de partage et d’égalité.

Le lieu-dit s’appelle le Vide-sac. Il est à peine indiqué sur les cartes.



lundi 14 mars 2016

Sempiternelle actualité

On pourrait croire que l’actualité est un peu comme le secret ou le silence dans la blague du sphinx « Quand on parle de moi, je disparais. Qui suis-je ? »
Alors on en parle, histoire de s’en débarrasser un peu. Mais elle revient toujours.

En France, depuis quelques années, le code du travail, qui était pourtant une bien belle création de la civilisation pour protéger l'humain contre l'humain, fond comme les glaciers. Au rythme des réformes infligées les plus optimistes estiment qu'il restera à peine le contenu d'un verre d’eau d'ici la fin du mandat présidentiel.
Le code tiendra alors dans cette phrase lapidaire « démerde-toi. »

C’est pourquoi quelques dizaines de milliers d'humains ont utilisé cette semaine un droit acquis après des siècles d’humiliation et de luttes pour clamer leur désapprobation dans la rue et protester contre la perte d'autres droits qu'ils avaient également acquis dans les mêmes luttes.
Il aurait été plus efficace de la part du gouvernement de leur supprimer d'abord le droit d’exprimer leur opinion. Ce qui tend à démontrer que tout cela n’est pas vraiment réfléchi.


Pendant ce temps aux États-unis d’Amérique le célèbre Bureau fédéral de police judiciaire, soutenu par des éminences comme Bill Gates, Donald Trump ou le Président en personne, essaie de dissimuler ses échecs et son incompétence en accusant la marque Apple de protéger les terroristes.
En effet l’industriel affiche un refus déterminé de placer une porte dérobée dans le logiciel de son célèbre téléphone, ce qui permettrait à la police (et évidemment à n’importe quel malfaiteur) de voler à volonté les informations contenues dans tous les téléphones de la marque.

Le directeur du FBI a même déclaré « on vit dans un monde qu'on n’a jamais connu, aux graves conséquences pour la sécurité publique, un monde où il y a pour la première fois des endroits inaccessibles pour la police. »
Et comme on ne manque pas non plus en France de ces imbéciles frustrés dotés d’un peu de pouvoir qui rêvent d'un contrôle absolu sur la vie et la pensée des autres humains, quelques députés ont surenchéri en menaçant d’interdire la vente du téléphone en France si Apple refusait de coopérer avec les autorités.
Qu’espèrent-ils trouver dans ces téléphones, hormis des recettes de cuisine et des listes de courses ? Car tout le monde sait, depuis les révélations de Snowden, que les réseaux sont de véritables passoires, et les criminels vraiment malins ne leur confient plus leurs secrets et emploient aujourd’hui des méthodes éprouvées depuis des millénaires, le papier volatil, la parole, la mémoire.

Enfin, en Corée du sud, l'humain vient de battre, sans conteste, à l'aide d'une machine électronique qu'il a récemment conçue, le champion du monde d'un jeu qu'il avait également conçu, il y a 2500 ans, le jeu de Go. Les spécialistes sont enthousiastes car c’était le jeu le plus épineux à modéliser.
Et il était temps, car on commence à s'inquiéter des capacités de l’homme à vaincre la nature dans la partie qu'il joue depuis un siècle ou deux, et que certains appellent l'anthropocène, et d’autres le saccage systématique de la planète.
Mais comme il n’a pas créé les règles de ce jeu-là on comprend qu’il ne le maitrise pas bien. Il lui faudrait encore un ou deux millénaires de réflexion. Il y a peu de chances que la planète lui accorde ce délai.

Car pendant ce temps le cosmos, malgré le léger raté du 29 février, poursuit avec superbe son cours inexorable. Mercredi 9 mars, comme prévu par l’astronomie, le soleil a disparu jusqu’à 4 minutes au large de l’Indonésie. Pour honorer cette manifestation de leur créateur, et surtout louer sa ponctualité, nombre de croyants se sont enfermés dans les lieux de leur culte pendant l'éclipse pour prier un dieu qu'ils ont créé (ou recyclé) il y a 1400 ans.

On le voit, l'actualité nous fait croire à son emprise sur les siècles, mais elle n’est en fin de compte, comme le dirait Spinoza, que l’épuisement de tous les possibles dans le présent, qui est la seule réalité. Il faut s’en contenter.

dimanche 6 mars 2016

Tableaux singuliers (3)

Gerard Terborch (ou Ter Borch), cavalier de dos, 1634 (Boston Museum of fine arts).

Au fil d’une vie assez mouvementée, de 1617 à 1681, le peintre hollandais Gerard Terborch pratiqua tous les genres de la peinture, mais en conservant toujours un style raffiné et austère fait de gris, de beiges et de rouges.
On trouve dans son œuvre des paysages animés, des soldats jouant aux cartes et buvant, puis des petits portraits délicats de bourgeois rigides, et de grandes assemblées avec des dizaines de diplomates entassés, en 1648 pour le traité de paix avec le suzerain espagnol.

En 1650 apparaissent de subtiles scènes d’intérieur au décor fondu dans une pénombre dont ne s’échappent que les couleurs adoucies de quelque étoffe et les reflets argentés de la lumière sur des soieries. Terborch est certainement l’inventeur de ces scènes familières où le personnage principal, souvent une femme en robe de satin, tourne le dos au spectateur et à la fenêtre, source unique de lumière (c'est pourquoi on n’y voit jamais de fenêtre).
Ainé d’une quinzaine d’années de Vermeer et Pieter de Hooch, Terborch était probablement à Delft au début des années 1650 (il est cité avec Vermeer sur un acte notarié de 1653) car ses scènes silencieuses et allusives les ont à l’évidence fortement inspirés, même s’ils les ont délivrées de leur confinement en peignant sur les leurs des portes, des enfilades de pièces, des fenêtres entrebâillées et l’air et la lumière qui circulent alors.

Après son mariage et son installation en 1654 à Deventer (dont il deviendra bourgmestre), et jusqu’à la fin de sa vie 27 ans plus tard, Terborch perpétuera les délicates scènes d’intérieur et les portraits puritains et rentables de la bourgeoisie hollandaise.

De sa jeunesse précoce se détache un tableau singulier, la silhouette fatiguée d’un cavalier en armure qui s’éloigne pesamment vers un fond juste esquissé, presque irréel.
À peine adulte Terborch semble déjà touché, comme plus tard dans ses tableaux intimistes, par l'impression mystérieuse que produit un personnage quand il tourne le dos à l’observateur.
On pense ici aux défaites d'un autre cavalier imaginaire aux illusions démesurées décrites par Miguel de Cervantes quelques années plus tôt, illustrées avec justesse par Gustave Doré en 1863.

Au sens propre ce petit panneau de bois peint à l'huile n’est pas si singulier puisque Terborch en a réalisé au moins trois connus, lors d’un voyage d’apprentissage à Londres vers 1634.

Gustave Doré, extrait d'une illustration pour le Don Quichotte de Cervantes, Tome 2 Ch.4, vers 1863, gravée par Pisan.

lundi 29 février 2016

Chronique désabusée du 29 février

Christophe, détail du procès du sapeur Camember, 1896 (Gallica-BNF).


Félix Fénéon le journaliste, Rossini l’inspirateur des grands cuisiniers, le peintre Balthus et le sapeur Camember ont un point en commun, c’est le jour où les fétichistes commémorent leur naissance (ou leur décès pour Fénéon), le jour julien inventé pour pallier les inexactitudes de la mécanique céleste, le jour qui n'existe qu'une fois tous les 4 ans à peu près, en bref c'est aujourd’hui, le 29 février.

Dans le cas du sapeur Camember la date est née de l’imagination de son créateur, Georges Colomb, auteur également du Savant Cosinus et de La Famille Fenouillard, qui signait ses bandes dessinées du pseudonyme désopilant de Christophe. Et s’il faut croire ces histoires illustrées, la nature ne prodigue de l’entendement qu’aux jours anniversaires car le naïf Camember en manquait cruellement plus que son entourage déjà mal loti.

Christophe eut l’heureuse idée de mourir, le 3 janvier 1945. Ainsi, 70 ans après, son œuvre immortelle est devenue libre de droits d’auteur, et on peut donc reproduire sans crainte depuis quelques jours ses calembours élégants et son humour un peu fané. Il était temps, on l’avait presque oublié.

La Bougie du sapeur, journal cocasse qui ne parait que le 29 février pour honorer le souvenir de Camember et se tenir à une salubre distance de l’actualité, est sortie cette année dès le samedi 27, pour des raisons de stratégie commerciale. On peut le comprendre, mais comment lui pardonner d’avoir fait disparaitre la formule d’abonnement centennal, qui comprenait 25 numéros sur un siècle et le distinguait tant de toutes les autres publications éphémères et illusoires ?

Pour finir cette chronique désabusée et quadriennale par une mauvaise nouvelle, signalons que cette année encore le 29 février n'amènera pas le fléchissement des inégalités sociales qui entachent tant la bonne humeur des populations.
En effet pour les salariés qui bénéficient du régime dit du « forfait jours », le plus souvent des cadres qui travaillent donc un nombre constant de jours par an, le jour supplémentaire de l’année est décompté comme un jour de repos et constitue un avantage social.
Pour les salariés rémunérés à l’heure, le jour bissextil est indifférent car ils sont payés en proportion du travail effectué.
Mais pour les salariés classiquement mensualisés, qui constituent la plupart des travailleurs, ce jour additionnel est un jour de labeur bénévole offert gracieusement aux chefs d’entreprise et au redressement de l’économie française.
On murmure à ce propos dans certains couloirs que le gouvernement profiterait de l'état d'urgence et de la générosité de l’article 49.3 pour ajouter désormais deux jours à chaque mois de février, et un jour aux quatre mois de 30 jours, afin de relever le pays définitivement.

Car l'esprit du sapeur Camember, comme celui de Ferdinand Lop et d'Alphonse Allais, planera longtemps encore sur notre monde, tant que l'on n'aura pas octroyé de pension à la femme du soldat inconnu, supprimé le wagon de queue du métro parisien, limité la vitesse de la lumière dans les agglomérations et ralenti subtilement la vitesse de rotation de la Terre pour qu'un jour solaire dure dorénavant 24 heures 3 minutes et 56 secondes, environ.
On dit qu'à l'allure où les marées freinent cette rotation aujourd'hui, et si l'eau subsiste à l'état liquide, ce rythme sera atteint dans 14 millions d'années. Alors la Bougie du sapeur n'aura plus qu'à se saborder.

Christophe, acte de naissance du sapeur Camember, 1896 (Gallica-BNF).

Christophe, On ne pense pas à tout, mésaventure extraite des Facéties du sapeur Camember, édition 1896 (Gallica-BNF).

samedi 20 février 2016

Le Mètre a pensé (l'orthographe)

Mais les générations prochaines
Qui n'mettront plus d'accent à chaines
Jugeront que leurs ainés
Les ont longtemps trainées
Pierre Perret 1992, La réforme de l'orthographe, dans l'album Bercy Madeleine
Je ne me mesle ny d’ortografe, et ordonne seulement qu’ils [les imprimeurs] suivent l’ancienne, ny de la punctuation. 
Montaigne, Essais Livre 3, chapitre 9, de la vanité (vers 1588)

Les réseaux sociaux, dont l’orthographe n’est pourtant pas le souci majeur, frétillent depuis deux semaines, scandalisés par la nouvelle d’une réforme arbitraire et soudaine de l’orthographe imposée par le gouvernement français.
La vérification de l’information ne semble pas non plus être de leurs soucis.

On attendait en revanche plus de circonspection de la part de celui qui est depuis quelques années l’autre philosophe le plus médiatisé, le libertaire, le subversif de la Contre-histoire de la philosophie qu’on écoutait en extase quand il nous contait en 2003 ou 2005 les mésaventures de Démocrite, de Lucrèce ou de Spinoza.
Mais Onfray a vendu tant de livres où il pense, que les médias l’ont couronné spécialiste en idées sur les choses du monde (il ne les a pas contredits) et l’invitent sans discernement dès qu’il est question de penser. Jusqu’à la radio France Culture qui comme pour dire l’oracle à Delphes a créé une émission qu’elle a intitulée « Le Monde selon Michel Onfray », avec une majuscule à Monde. Tous les samedis de 12h45 à 12h50, l’auditeur ingurgite les sentences du prophète avec des cuillérées de ragout.

Fatalement, le Maitre a été consulté le 6 février sur le sujet brulant de la « réforme de l’orthographe ». Mais, alors que les grandes philosophies murissent lentement, durant des siècles, de leur confrontation à la réalité, Onfray n’a eu que trois jours pour y penser. Dès lors il en parle sans réfléchir.

Avant de recevoir l’augure, et pour résumer succinctement l'affaire, personne n’est mieux placé que Michel Rocard alors Premier ministre et coordinateur de l’entreprise de simplification de l’orthographe (car ces rectifications que tous découvrent aujourd’hui datent en fait de 1990), simplification présidée et validée par l’Académie française et annexée à la 9ème édition du Dictionnaire en 1992, contrairement aux récentes dénégations d’académiciens alors somnolents ou devenus depuis oublieux par la force des choses.
Rocard en fait le récit pittoresque au cours d’un entretien « À voix nue » sur France culture en 2013 (13 minutes savoureuses à écouter ici). Il en avait déjà discuté avec brio en 2000, notamment du traitement informatisé de la langue française et de la conservation et la diffusion du patrimoine.

À présent observons quelques extraits de la pensée de Maitre MO (certaines phrases ont été regroupées par thème, dans un ordre logique).

Le journaliste lui demande d’abord s’il est pour ou contre la « réforme » de l’orthographe. « J’ai presque pas envie de répondre à la question pour ou contre » répond MO. On constatera néanmoins dans 5 minutes qu’il y aura répondu, par la négative, mais peut-être est-ce difficile à avouer immédiatement quand on est un rebelle certifié. Ou peut-être veut-il nous dire ici que la vérité est ailleurs, et qu'il sait où elle se trouve.

Il part alors dans une envolée vibrante sur la nécessité d’apprendre par cœur. « L’apprentissage concerne le cerveau, moins on apprend, moins on sait de choses c'est une évidence, mais moins on fait fonctionner son cerveau, moins le cerveau fonctionne, ça parait évident. […] Dans notre civilisation il n'y a plus d'apprentissage par cœur, on passe aujourd'hui l'épreuve de mathématiques du bac avec une calculette. […] Et on va avoir aujourd'hui une orthographe qui est une espèce de vanne ouverte […] Il faut apprendre du par cœur, et parfois même du par cœur pour du par cœur, on sait bien que plus on apprend de choses par cœur, plus le cerveau devient efficace, mais dans une civilisation où on nous invite à ne pas penser, à ne pas réfléchir, à ne pas poser la question du pourquoi parce que après on aura un comment et que expliquer c'est déjà tout justifier […] Je crains qu'avec la disparition de l'orthographe, de la grammaire, du calcul, de l'apprentissage du par cœur, on fabrique un cerveau facile à gouverner. »

On devine ici la réaction de qui a surmonté la souffrance d’apprendre une orthographe absurdement compliquée, sans la comprendre ni la remettre en question et qui aimerait inconsciemment que les autres en souffrent, désir masqué par un argumentaire dont la cohérence défaille sérieusement.
Résumons sa pensée : l’apprentissage par cœur fait travailler le cerveau et le rend efficace, mais notre civilisation, pour nous soumettre encore plus, nous invite à ne pas réfléchir en n'imposant plus d'orthographe au point que nos encéphales ne fonctionnent plus. MO est bien le dernier à croire que l’apprentissage par cœur fait progresser l’intelligence, alors qu’il fait surtout travailler la mémoire aux dépens de la réflexion, car il évite d’avoir à réfléchir à la méthode ou aux outils qui permettraient de reconstituer les mêmes données.
Maitre MO accuse la civilisation, par sa complaisance, de nous empêcher de poser des questions, quand c'est au contraire le résultat du « par cœur », car apprendre par automatisme revient à renoncer à comprendre les règles, et à rendre ainsi les cerveaux faciles à gouverner, l'inverse de ce qu'affirme MO.

Puis il poursuit. « La simplification n’est pas une bonne raison, simplifier nénuphar qui est un mot qu'on n'utilise pas, pourquoi pas changer les mots qu'on utilise plus souvent, et avoir le courage de tout écrire en phonétique, ce qui est une manière de simplifier, donc de massacrer. […] C’est dommage qu'on ne se permette pas cet apprentissage de la règle (il accentue le mot), parce que la vie en communauté ça suppose des règles (il accentue le mot), parce que la république dont tout le monde se gausse aujourd'hui ça suppose des règles (il accentue le mot) et là on dit bah finalement y'a plus de règles, y'a la règle qu'on voudra, on aura des orthographes diverses et multiples, on n’est plus capable aujourd'hui de proposer une règle en disant c'est la même pour tout le monde. »

Ici Maitre MO a peut-être écouté les réactions indignées des réseaux sociaux et des journaux réactionnaires sans s’informer sur les raisons et le périmètre de ces simplifications de l'orthographie, puisqu’elles visent principalement la rectification d’exceptions, d’anomalies qui n’étaient pas fondées, et qui justement ne respectaient pas les règles.

Quand il dit qu’il n’y a plus de règle, il vise également le caractère facultatif des rectifications. En effet, et ce depuis 1990, les diverses directives de l’Éducation nationale ont toujours affirmé, sur les conseils impérieux de l’Académie, que les deux orthographes étaient autorisées et donc non fautives, même si la nouvelle devait être préférée.

Et si l’affaire ne survient qu’aujourd’hui c’est parce que les éditeurs scolaires profitent de la très discutée réforme du collège et des contenus de la rentrée 2016, qui les oblige à remanier les manuels, pour intégrer à moindre frais les rectifications préconisées en 1990 et qu’ils avaient jusqu’à présent mises au placard.
Seuls les principaux dictionnaires électroniques (Antidote, Robert) et les correcteurs orthographiques des traitements de texte (notamment l’omniprésent Microsoft) les avaient intégrées. Ils acceptent les deux orthographes depuis 2008 au moins. Vous écrivez probablement ainsi les mots « règlementaire, relai, chaine, weekend, évènement, piqure » depuis des années sans savoir que vous appliquez les rectifications de 1990 car les correcteurs d’orthographe ne les soulignent plus d’un pointillé rouge accusateur.

Sur ce point Maitre MO a raison, l’Académie et l’Éducation nationale n’ont pas osé imposer une graphie, attendant sagement que la force de l’usage s’en charge. Mais ce laisser-faire ne concerne finalement que 1300 mots. Le cas du mot nénufar est anecdotique mais exemplaire. D’origine arabe et non grecque, il s’écrivait nénufar au 18ème siècle quand on lui imposa le « ph » car on le pensait par erreur d’origine hellénique.

Le journaliste s’étonne ensuite de cette défense éperdue de la norme et lui oppose le besoin de créativité face à des règles bien souvent arbitraires.

Maitre MO rétorque. « Quand je prends la voiture je suis très heureux qu'il y ait un code de la route, chacun convient qu'il faut des règles [...], je dis que ce refus de la règle est semble-t-il généralisé, mais on ne prend jamais un avion qui est piloté par quelqu'un qui n'a pas son brevet de pilote. [...] La république c'est l'idée qu'une multiplicité d'individus consentent à une règle commune. La liberté n'est pas la licence, ça se construit avec de l'intelligence, de la mémoire, avec de l'histoire, avec du patrimoine, avec bien sûr de l'invention et de la créativité, je ne suis pas sûr qu'avec la licence on invente beaucoup plus qu'avec la liberté. »

Là encore Maitre MO se laisse emporter par l'élan de son exaltation originelle, et compare les règles orthographiques à celles qui contrôlent la circulation aérienne. Subtile analogie qui insinue ainsi que les risques en sont comparables. 
Car pour lui les choses sont limpides, la rectification de l'orthographe est du laxisme, de la licence, c'est à dire le dérèglement des mœurs, le désordre moral, l'anarchie.
Ainsi avec le temps, comme sous l’effet de la cuisine normande, l’homme des envolées libertaires s’est naturellement épaissi, et sa pensée aussi. Il est devenu ce qu’il condamnait. Il est prêt pour un ministère.

Décidément, ce sujet pourtant prosaïque et futile a fait dépasser toute mesure aux réseaux sociaux, aux journaux, à l’Académie des Immortels et aux plus grands philosophes vivants. Mais ces débordements nous auront finalement confirmé que les ruminations de nos penseurs appointés ne nous paraissent perspicaces qu’à la mesure de notre méconnaissance du sujet.

dimanche 14 février 2016

Le calvaire du musée de Gand

Jérôme Bosch, le portement de croix, huile sur panneau c.1516, Gand Musée des beaux-arts.


Quand, en vue de fêter dignement l’anniversaire de sa mort, une bande d’experts internationaux s’agglutine pendant 6 ans autour des rares tableaux d’un peintre disparu depuis 5 siècles, on peut s’attendre à tous les débordements. Car tant de dépenses et d’expertise ne peuvent être engagées pour rien et produiront nécessairement des découvertes.

Comme pour Rembrandt en son temps, c’est aujourd’hui le tour de Jérôme Bosch, le peintre des délires et des chimères, l'inspirateur des surréalistes et de leurs collages incongrus quatre siècles plus tard.
Mort en 1516, une rétrospective de 71% de ses œuvres présumées originales sera présentée du 13 février au 8 mai, à Bois-le-Duc (Den Bosch) en Hollande où il naquit et mourut.
Puis 75% seront exposés du 31 mai au 11 septembre à Madrid où il ne mit jamais les pieds de toute sa vie pantouflarde.
L’écart de 4% représente le prodigieux et célébrissime « Jardin des délices » qui ne bougera pas du musée du Prado.

La bande d’experts réunie pour l’occasion s’est appelée BRCP (Bosch Research and Conservation Project).
Bien entendu, elle a attribué à la main de Bosch quelques œuvres qu’on disait jusqu’alors de son entourage, et inversement détrôné deux ou trois tableaux, dont un, que les experts du monde entier désignaient comme « la plus impressionnante et peut-être la dernière des œuvres authentiques incontestées de Bosch » (Bosch Tout l’œuvre peint, Rizzoli 1966). Ce tableau destitué c’est le « Portement de croix » du musée des beaux-arts de Gand en Belgique.
On dit que l’attribution de cette composition hallucinante jusqu’alors regardée comme l'égale du Jardin des délices dans l’œuvre de Bosch était depuis quelques temps discutée.

Les experts, qui ont « utilisé les techniques les plus récentes », estiment avec une grande précision que le panneau a été peint dans l’entourage ou l’atelier de Bosch, mais vers 1520, soit 4 ans après sa mort.
Cependant l’affaire n’est pas encore totalement jugée. Le musée de Gand, mortifié, soutient que l’examen du tableau n’est pas terminé et que la publication des conclusions du BRCP est prématurée, et que de toute manière ça reste quand même un chef d’œuvre, na !

Il restera à découvrir qui, dans l’entourage contemporain de Bosch dont on ne sait rien, aurait pu peindre un des plus beaux chefs d'œuvre de Jérôme Bosch. Comme c’est un tableau unique et qui n’a pas d’équivalent dans la peinture de l’époque, on pourra toujours, en l’absence de preuve objective, en dire n’importe quoi.

Entourage de Jérôme Bosch, le portement de croix (détail), huile sur panneau c.1520, Gand Musée des beaux-arts. (Photo JFP)