mercredi 27 mars 2019

Tableaux singuliers (12)

Abraham Mignon, Chat renversant un vase, détail (Lyon, musée des beaux-arts).


Abraham Mignon, qui peignait des fleurs, était très recherché dans les cours du nord de l’Europe du 17ème siècle, de la Hollande à la collection du roi Louis 14. Durant sa courte période d’activité d’une vingtaine d'années, il ne fera que cela. Il avait appris auprès de Jan Davidsz de Heem, qui ne peignait également que des fleurs.

Ce genre de la peinture souvent surchargée a de nos jours encore des amateurs, et des vertus décoratives, mais son aspect de démonstration de virtuosité ennuie généralement.
Or, pour ennuyer moins, Mignon le minutieux insérait des détails moins attendus, des fruits ou des petits animaux, que souvent le badaud ne remarque pas, fatigué à la perspective d’avoir à détailler un énième tableau mal éclairé.

Le musée des beaux-arts de Lyon expose le plus bizarre des tableaux de Mignon, reproduit depuis peu en très haute définition (mais absent du catalogue des collections en ligne), chat renversant un vase de fleurs.
On y voit un vase de grosses fleurs surtout rouges et une vingtaine d’insectes discrètement distribués. En bas à gauche, une sorte de chat effrayé par une chenille renverse à la fois le vase et un piège. Retourné, le piège libère une souris ou un rat dont Mignon n’a peint que la silhouette et l’œil noir. Peut-être aurait-il dû, de la même façon, ne peindre que l’ombre du chat, parce qu’il manquait manifestement de modèle de chat stupéfait. Il l’a affublé d’un nez et d’une bouche étrangement humains. À droite du tableau, l’eau du vase penché jaillit et se répand.

On peut voir des œuvres de Mignon dans les plus grands musées, à Paris, Amsterdam (qui a une réplique parfaite du chat de Lyon), La Haye, Dresde ou Saint-Pétersbourg. Et quand les reproductions, comme sur le site du musée de l’Hermitage, permettent de fouiller les tableaux, on constate que le Mignon de Lyon n’est peut-être pas si singulier que cela. Dans le tableau de Saint-Pétersbourg, un écureuil captif et qui a fait deux tours d’un vase, tire sur sa chaine, ce qui renverse le vase et déverse son eau. Et l’anatomie de l’écureuil, notamment affublé d’un museau pointu de renard, semble aussi approximative que celle du chat de Lyon.


vendredi 22 mars 2019

Au nouveau musée de l’Homme




À la fin du 20ème siècle, il y a peu, l’Homme n’intéressait plus l’homme. Le musée du même nom, place du Trocadéro à Paris, déserté, couvert de poussière, partait en morceaux, pillé vers 2005 de tout son département d’ethnographie par le musée des Arts premiers, joujou de la nostalgie colonialiste d’un président de la République.

Il ne lui restait qu’à fermer, ce qu’il fit en 2009.

En octobre 2015 ouvrait un tout nouveau Musée de l’Homme, désormais réduit à la préhistoire et l’anthropologie.
Sur un mur, au-dessus de deux magnifiques spécimens d’extincteur, y sont gravées les trois questions existentielles que se pose fatalement chaque être humain, le plus souvent en fin de repas ou trônant dans les toilettes : Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? 
L’établissement flambant neuf essaie d’y répondre.

Et on sent bien, à parcourir ses vitrines mises en scène avec tant de gout, qu’en changeant de millénaire l’espèce humaine a franchi un cap décisif.
Depuis les formes immémoriales de la Vénus préhistorique de Lespugue (illustration 1), les têtes ethniques artistement décapitées et symboliquement plantées sur d'étranges piques (ill.2), et les merveilles de la technologie réparatrice capable de remplacer quasiment à l’identique n’importe quel membre emporté par la griserie des grandes guerres (ill.3), le troisième millénaire se présente comme l’ère de la symbiose de la matière et de l’esprit par le moyen de la physique quantique (ill.4).
Et comme l’avait prophétisé dès 1932 le génie scientifique de Salvador Dalí, ce pain de deux livres superfluide antigravifique restera certainement définitivement le symbole de notre temps.

Un bien beau musée, en fin de compte !


samedi 16 mars 2019

Lyon, 1 - Paris, 0



Si un jour les bigorneaux, grands vainqueurs de l’évolution, parviennent à relire les mémoires numériques abandonnées par les humains, et écrivent leur propre histoire de cette région désormais marécageuse qu’aura été la France, il ne fait pas de doute qu’ils relègueront le musée du Louvre au rang de sous-musée de province, et élèveront celui des beaux-arts de Lyon au niveau des plus grands de la planète.

Car le musée de Lyon vient de mettre en ligne des reproductions gigantesques d’une partie de sa collection (52 peintures et un ivoire sculpté), avec un objectif simple, affiché en exergue « la mission de tout musée est de mettre en valeur les collections et les rendre accessibles au plus grand nombre ».
Rappelons qu’à la grande époque de l’anthropocène, le musée de Lyon recevait 30 fois moins de visiteurs que le musée parisien.

52 numéros sur les 5800 du catalogue en ligne du musée, on notera qu’il manque encore quelques œuvres importantes, Zurbaran, Cagnacci, Stella, Bonnard, Bacon, les sculptures de Houdon, Chinard ou Rosso, et les couleurs sont parfois - rarement - ratées (le Rembrandt n’est pas du tout jaune orangé), mais on espère le succès de l’opération, afin que des tas d’autres musées, asticotés, se lancent dans l’expérience.

En illustrations, quelques détails de tableaux du musée des beaux-arts de Lyon, Miereveld, Monet, Dagnan-Bouveret, Metsys.
 
 
 

lundi 11 mars 2019

Améliorons les chefs-d'œuvre (14)


Un peintre consciencieux n’est jamais pleinement satisfait de son travail. Et il n’est pas rare qu’il retouche son œuvre jusqu’au dernier moment, même après l’avoir vernie, qu’il ajoute des ombres, accentue un effet. Turner était renommé et abondamment moqué pour modifier sensiblement ses tableaux jusqu’au dernier des jours de vernissage.
Il devient alors quelquefois délicat, pour un restaurateur qui rafraichit un vernis trop obscur, de distinguer une ombre tardive, sciemment ajoutée par le peintre, de l'effet de la crasse déposée par le temps.
Il aura tendance à forcer l’amélioration parce qu’il faut bien montrer son habileté et rentabiliser le temps passé. Les effets de volume et de profondeur en souffriront.

Qui a admiré la « Jeune fille au turban - ou à la perle » de Vermeer, avant sa rénovation à la veille de la grande rétrospective à La Haye en 1996, et l’a revue plus récemment, ne peut réprimer une sensation de fraicheur, certes, mais aussi une impression de platitude. Le regard étonné de la jeune fille ne semble plus se tourner vers ce peintre hollandais oublié pendant plus de trois siècles qui l’a surprise près de parler, mais vers le spectateur moderne, à la lumière un peu crue d’un vernis encore frais.
Il y a sans doute, dans cette impression, une part de subjectivité, mais les preuves du décapage parfois exorbitant des chefs-d’œuvre ne sont pas rares.

Rappelons l’étude de Michael Daley, sur ArtWatch, où l’on voit des volumes, jusqu'à certaines pièces de tissu, disparaitre du monumental plafond de la chapelle Sixtine de Michel-Ange, dans les années 1980, sous des mains expertes, et l’innombrable cohorte de personnages bibliques transformée en un joli catalogue de mode décoré de corps athlétiques plus ou moins déshabillés et d’aplats bleus et roses.
Rappelons également ce vapeur en train de sombrer au large dans le tableau de Turner « Rockets and blue lights » et que le restaurateur a fait couler définitivement, avec tous ses passagers, en l’effaçant derrière un nuage de fumée.

Hier, le grand musée de peinture ancienne de Venise, l’Accademia, présentait fièrement le résultat de la restauration du célèbre portrait de vieille femme de Giorgione, « la vecchia ».
C’est l’occasion, au moyen d'une habile superposition d’images fournies par un article de presse admiratif, d’en comparer les effets. Et comme dans une réclame dermatologique, la différence est aveuglante (voir l'illustration animée, va-et-vient de 2 secondes).

Avant l’opération, la vieille femme souriait d’une sorte de rictus espiègle, le regard était ironique, les rides marquées.
Après l’opération, le sourire a disparu, remplacé par une béance hébétée, les yeux ne clignent plus, le visage est lisse. La grand-mère encombrante a été lavée, maquillée, bourrée de calmants, et enfermée dans un « établissement pour personne âgées dépendantes ».

Mais ne le dites pas aux restaurateurs. Froissés qu’on ait douté de leur savoir-faire, ils affirmeront qu’ils n’ont fait qu’enlever des retouches tardives ajoutées par d’autres mains. Et après tout, peut-être ont-ils raison. On finira bien par s’accoutumer à cette vision renouvelée de l’œuvre. On ne l’appellera plus « la vieille », mais « le légume ».
 

mardi 5 mars 2019

Les catalogues de Wildenstein



Le 11 septembre 1917, dans la région parisienne, le berceau doré de Daniel Wildenstein était entouré de tableaux des plus grands maitres, des peintres modernes, par centaines, d’experts en art et de galeristes renommés.
Il en restera ébloui pour la vie et persuadé que tous ces cadres autour de lui étaient des fenêtres vers le monde véritable. Et hormis une passion parallèle pour les chevaux de course, il consacrera son existence aux expositions, aux galeries et à l’édition de revues et livres d’art.
Sa fondation d’histoire de l’art (le Wildenstein Institute, évidemment) concevra de monumentaux catalogues raisonnés, notamment de Monet, Pissarro, Gauguin, Vuillard, Zurbaran, Caillebotte, Velazquez, qui sont des références.

Les autres, ceux qui sont nés entre le calendrier des postes et une biche en broderie se désaltérant dans un sous-bois, rêveront de se perdre dans ces catalogues de peintres, illustrés de milliers de fenêtres ouvertes sur des mondes imaginaires.
Ils en rêveront seulement, car le catalogue de Monet, par exemple, en 4 volumes, pèse 20 ou 30  kilos et des centaines d’euros, parfois beaucoup plus, d’occasion.

Ils en rêvaient jusqu’alors, car la fondation sans but lucratif Wildenstein-Plattner Institute a numérisé la cinquantaine de catalogues Wildenstein disponibles et vient de les mettre en consultation gratuite sur internet !

Les pages affichées, généralement bilingues (au moins le catalogue), sont des images (scans), mais la recherche de texte dans chaque catalogue est tout de même disponible (icône loupe), ce qui en fait un étonnant outil d’étude, bien plus pratique que la version papier.

Les plus beaux catalogues, en couleurs, sont ceux de Pissarro (3 vol. bilingues 2005), Vuillard (3 vol. anglais), Zurbaran (2 vol. espagnol), Velazquez (2 vol. trilingues 1996), Gauguin (1873-1888, 2 vol. anglais 2002). Renoir est prévu pour 2023.

La quintessence est le monumental Monet, en 4 volumes en couleurs, catalogue bilingue français-anglais, révisé en 1999.
On y feuillette la vie du peintre, jour après jour, et cette promenade chronologique et météorologique, presque heure par heure, avec les commentaires techniques de chaque tableau, se vit comme un roman-photo. En 2000 images, on voit naitre les obsessions graphiques du peintre, les séries, la délicatesse des nuances de la maturité, puis, peu à peu la trahison de la vue, les couleurs dénaturées et le rouge, à la fin, qui envahit la toile.


Catalogue Monet par Wildenstein, vol.2 (pp. 222-223), la débâcle de la Seine à Vétheuil en 1880. Les lignes horizontales de la glace qui croisent les verticales du reflet des arbres manifestent le début d'une obsession qu’on retrouvera exacerbée, 20 ans après, dans les séries des ponts japonais et des nymphéas. 

dimanche 24 février 2019

Tableaux singuliers (11)


Ippolito Caffi, védutiste italien au 19ème siècle, fasciné par les phénomènes météorologiques et lumineux, peignit Venise dans tous ses états, submergée par l’acqua alta, sous la neige, dans le brouillard, illuminée de feux de Bengale... Ce Glob parlait de lui en 2011.

En 2016 et 2017, au moment d’une copieuse et longue rétrospective Caffi au musée Correr, place Saint-Marc à Venise (157 œuvres pendant 8 mois), réapparaissait un tableau étrange, d’une collection privée, une « Éclipse de soleil à Venise vue des Fondamente nuove ».
C’est un grand tableau, 152 cm sur 84. Au dos serait inscrit, en italien, « 8h du matin, à Venise le 8 juillet 1842, CAFFI ».

Cette représentation de la fin de la phase de totalité de l'éclipse solaire, dont l'ombre enténébra Venise ce matin-là, est fausse. Jamais une éclipse ne diffuse pareille tranche de lumière, comme projetée par un phare, comme si le Soleil et la Lune flottaient à l’intérieur de l’atmosphère terrestre. En réalité le ciel passe, à la fin d’une éclipse totale, de nocturne (à part l’horizon crépusculaire) à diurne, dans sa totalité, et la lumière baigne l’atmosphère en quelques secondes, sans balayer de manière perceptible l’espace comme un rideau qui s’ouvrirait. Le phénomène est le même, inversé, au début de la phase de totalité.

Or Caffi, reporter fidèle des évènements atmosphériques, s’il les exaltait souvent, ne les transformait pas. Comment expliquer cette image erronée ?

Essayons une explication.

Caffi n’a pas assisté à l’éclipse totale du 8 juillet 1842 et l’a peinte d’après des témoignages. Peut-être était-il à Rome ce jour-là. C’est une malchance, car on connait le détail de tous ses voyages, et en 1841 et 1842, il pérégrinait entre Padoue, où il réalisait une série de fresques, Milan, Belluno sa ville natale, Venise et Rome. Or les quatre premières sont dans la zone d’ombre de l’éclipse, mais pas Rome (voir illustration ci-dessous).
Caffi n’a d’ailleurs jamais pu voir d’autre éclipse totale, puisqu’aucune éclipse n’a jamais traversé les lieux de ses voyages quand il y était.

Il est cependant évident que de retour dans sa région en 1842, il a interrogé des témoins pour réaliser son tableau. Et leur description, à un détail près, a été précise et fiable.

En consultant l’exceptionnel et légendaire site de Xavier Jubier, qui permet de rechercher et tracer toutes les éclipses solaires sur cinq millénaires, on constate que l’éclipse du 8 juillet 1842 a duré environ une minute à Venise, précisément à 7h06 (heure d’aujourd’hui), et que le soleil était orienté vers l’Est-Nord-Est à une altitude de 20°.
Or on vérifie, en superposant le tableau à une vue récente des mêmes Fondamente Nuove (quais du nord de la ville) par Google street view, que le décor a peu changé en 170 ans, et que l’orientation et la hauteur des astres sur le tableau correspondent parfaitement aux conditions de l’éclipse.
De plus, bien que les couleurs d’ensemble en soient assez fausses, la teinte crépusculaire de l’horizon et, en dessous, l’illumination de l’eau de la lagune au retour du soleil sont des notations justes des effets lumineux de la fin de la phase de totalité.

Mais, détail que Caffi témoin n’aurait pas oublié, l’orientation du soleil reparaissant derrière la lune est fausse. Le peintre place le croissant en bas à droite, qu'il prolonge d'un quartier de lumière imaginé en simulant mentalement le phénomène, alors qu'en réalité le soleil qui se levait quittait le trajet de la lune vers le haut à droite, ce que montrerait la simulation de l'éclipse sur un logiciel d’astronomie.

Ainsi, Caffi a scrupuleusement reproduit ce qui lui a été dit par les témoins, mais certains effets sont difficiles à décrire, et il a probablement réalisé le tableau un peu vite, sans leur soumettre des esquisses préparatoires.
Quelques mois plus tard, il partait de Naples pour un voyage de deux ans, plein d’étapes ensoleillées, vers Constantinople, Athènes, Le Caire, jusqu’au désert de Nubie.
 
Trajet de l'éclipse solaire totale du 8 juillet 1842 (calculs par X. Jubier)

dimanche 17 février 2019

Peinture flamande au détail

Van Eyck Jan, détail de l'ange de l'annonciation, un des panneaux du polyptyque de l'Agneau mystique (Gand, Saint Bavon).

Décidément, ce sont les peintres flamands des 15ème et 16ème siècles qui font l’objet des zooms les plus astronomiques sur internet. C’est compréhensible, ils passaient des mois à fignoler les plus petits détails. Un tableau devait être parfait, de près et de loin, comme la nature.

Il y avait déjà le plus fameux des triptyques de Jérôme Bosch et 11 tableaux de Brueghel, s’y ajoutent une vingtaine d’œuvres de Van Eyck et quelques Van der Weyden.

Pour Van Eyck c’est la continuation du projet de restauration du polyptyque de l’Agneau mystique à Gand (1), qui a incité à l’utilisation des mêmes méthodes sur 20 autres œuvres, de musées européens pour l’instant (projet Verona).

Pour Van der Weyden, c’est la continuation du projet Google Art and Culture, avec une quinzaine de très belles reproductions, bien que nettement moins détaillées que dans le projet Verona.

À l’exception d'une reproduction monstrueuse de la descente de croix du Prado, peut-être héritière orpheline du projet de 2009 entre le musée et Google. Le fichier d'origine mesure 30 000 par 23 000 pixels, ou 200 mégaoctets. En fonction de sa puissance, votre machine aura sans doute beaucoup de difficultés à l’afficher, et se mettra peut-être à fumer. Dans ce cas, utilisez cette version moindre (15M pixels et 26M octets).

50 œuvres flamandes au détail, c’est peu, mais ne boudons pas, dégustons-les sans tarder, multiplions les téléchargements et à défaut les copies d’écran des plus beaux détails. Car un lien sur internet survit rarement plus de quelques années.

***
(1) La restauration du polyptyque de Gand, commencée en 2010, demandera plus d’une douzaine d’années. Seuls les panneaux extérieurs, soit un tiers de la surface, sont aujourd'hui achevés. Les panneaux intérieurs sont en cours. Leur restauration est visible au musée de Gand, dans une grand cage de verre, comme au zoo.


Van der Weyden (Rogier de la Pasture), détail du diptyque de la crucifixion (Philadelphie).

dimanche 10 février 2019

L'art d'un dégénéré

Vous avez déniché dans un grenier des aquarelles défraichies, sur un papier jauni, peintes probablement par un vieil oncle oublié qui ne les a pas signées.
Elles peuvent bien représenter n’importe quoi, un paysage bucolique, un portrait, une femme à demi dénudée, ou un coin de rue. Quel qu’en soit le style, si le sujet fait vaguement bavarois, suisse ou alsacien, c’est un atout.

Vous cherchez alors sur internet des modèles de la signature d’Adolf Hitler (attention, ces sites sont souvent nauséabonds). Choisissez un type de signature. Dans les années 1905 à 1914, il signait ses aquarelles d’une manière qu’on ne retrouve pas dans sa carrière politique ultérieure. Puis vous vous armez d’un pinceau effilé et d’encre noire ou sépia que vous délaierez dans un peu d’eau, pour simuler l’action du temps.

Vous choisissez des aquarelles qui ne pourraient pas être suspectées d’anachronisme, et préférez les œuvres médiocres, mais ce critère n’est pas rédhibitoire, car la mise en page du motif peut être soignée. En effet, peu inspiré, Hitler faisait surtout des copies d’illustrations et de cartes postales d’architecture. Il aurait même vécu décemment de leur vente durant les années précédant la guerre de 1914.
Enfin, vous dessinez au pinceau une signature au bas des feuilles de votre choix, en variant légèrement les tracés.

Une fois ce travail consciencieusement réalisé, vous envoyez le résultat à la maison Weidler à Nuremberg. Très peu de maisons d’enchères acceptent de vendre des œuvres de Hitler. Question d’éthique, affirment-elles (il faut dire que les prix sont encore modestes et les records rares).
La maison bavaroise Weidler en a fait une de ses spécialités, ainsi que de tout objet nazi. Elle est surtout peu regardante et accepte à peu près n’importe quoi signé Hitler, ou en relation, avec ou sans certificat d’authenticité - de toute façon ils sont faux.
Ainsi vous pensez empocher, frais déduits, entre 1 000 et 100 000 euros, pour les plus belles feuilles (1).

Mais l’âge d’or est en train de passer. Des experts du peintre émergent et la justice commence à s’en mêler, ce qui refroidit les amateurs.

En 1983, un certain Billy F. Price, passionné par la période, avait établi un catalogue raisonné de 723 œuvres, qui contenait déjà, innocemment peut-être, beaucoup de faux.
Aujourd’hui, d’après le Figaro, 2 000 Hitler seraient en circulation. Le journal Le Point lui en attribue jusqu'à 3 000 ! Konrad Kujau, l’auteur des célèbres carnets d’Hitler vendus contre une fortune au magazine Stern, a littéralement inondé le marché de l’art de faux Hitler entre 1975 et 1985.

Il y a quelques jours, la justice de Nuremberg a saisi, pour enquête sur contrefaçons, 26 parmi 31 aquarelles attribuées à Hitler et programmées aux enchères du 9.02.2019 chez Weidler (2). Elles sont rayées (pp. 43-47) dans le catalogue de la vente.
Les vignettes y sont d’une définition suffisante pour constater que les styles des œuvres, saisies ou non, sont extrêmement disparates (les signatures également). Souvent plus que médiocres, certaines, comme le lot 6732, semblent du niveau de qualité de celles d’un bon illustrateur, voisines de la reproduction ci-dessus (vue du château de Neuschwanstein, signée A. Hitler et vendue 21 000$ en 2014).

Peut-on être fou et habile en art à la fois, voire talentueux ?
Les experts, désorientés, répondent rétrospectivement, oui, si on est gentil comme Van Gogh, mais non, si on est méchant comme Hitler.

Alors où sont les œuvres authentiques dans ce fatras, et qu’en faire, une fois authentifiées ?

***
(1) Notez que ce comportement, décrit ici avec légèreté pour en pointer la faisabilité, est illégal et peut entrainer, en plus du douloureux sentiment d'avoir mal agi, des peines de prison et d’amende sévères.
(2) Les 5 aquarelles non saisies, les plus hautes mises à prix, entre 19 000 et 45 000 euros, et qui, bien que de techniques très dissemblables, avaient une apparence de pédigrée, sont restées invendues. Les amateurs se demandant sans doute pourquoi elles avaient été épargnées par la justice.

lundi 28 janvier 2019

Les fantômes de Bourges



La façade occidentale de la cathédrale Saint-Étienne de Bourges, avec ses cinq portails abondamment historiés, d’une inspiration et d’une finesse égales à celles de Reims, Amiens ou Chartres, a été sculptée entre 1240 et 1250. C’était la période magique, et très courte semble-t-il dans la statuaire gothique, où les anges se mettaient à sourire.

En 1564, au début des guerres de religion, les luthériens décapitaient la soixantaine de saints et saintes qui étaient alors alignés sur les piédroits au long de la façade.

Le temps a fait le reste. Les intempéries, les déprédations, et l’indifférence ont érodé les contours de la pierre, brouillé les visages, rongé les détails. Là où grouillait un peuple coloré de démons grimaçants, d’anges souriants, de prophètes, d’artisans, de paroissiens, ne sont plus que des zombis mutilés, blafards après le récent nettoyage, des spectres qui ont oublié leur rôle dans la monumentale mise en scène, oublié les croyances qui ont inspiré la construction de ce gigantesque mausolée, oublié jusqu'au souvenir des prélats vaniteux qui y sont ensevelis.

Pour les visiteurs, aujourd'hui, la cathédrale devient peu à peu incompréhensible, offerte à toutes les fantaisies de l'imagination, et d'autant plus mystérieuse et belle.

 
 

 

lundi 21 janvier 2019

Quoi de neuf sur Terre ?


Se rire des nuits sans sommeil, de la morsure des températures négatives, des malveillances de l’adversité, pour épier et rapporter au lecteur les informations les plus actuelles et les plus véridiques, c’est l’apostolat d’un blog véritablement scientifique.
Or cette nuit, entre 5 et 7 heures, pendant que ledit lecteur emmitouflé ronflait innocemment, le Soleil, la Terre et la Lune se sont alignés, parfaitement, comme cela arrive une à deux fois par an.

Et notre envoyé spécial sur terre était prêt. En réalité il dormait encore quand l’ombre de la terre commençait à se projeter sur la lune, mais il s’est éveillé comme la lune émergeait du cône d’ombre. Juste à temps, et c’est heureux pour son contrat de travail (voir les illustrations jointes).

Le flou relatif des images n’est pas dû à son demi-sommeil mais à la brume d’hiver, et la courbure du bord de l’ombre de la terre sur la surface de la lune vient probablement du fait que la terre est un peu sphérique. Enfin, c’est une hypothèse, affirmée par le philosophe Aristote (1) voici environ 2350 ans, et qui sera vérifiée dès que nous aurons recueilli les moyens d’envoyer notre reporter sur la lune.

***
(1) On peut encore démontrer la sphéricité de la terre par les phénomènes qui frappent nos sens. Ainsi, si l'on supposait que la terre n'est pas sphérique, les éclipses de lune ne présenteraient par les sections qu'elles présentent, dans l'état actuel des choses ; car la lune, dans ses transformations mensuelles, affecte toutes les divisions possibles, tantôt demi-pleine [sous-entendu, séparée par une ligne droite], tantôt en croissant, tantôt pleine aux trois-quarts ; mais dans les éclipses, la ligne qui la termine est toujours courbe. Par conséquent, comme la lune ne s'éclipse que par l'interposition de la terre, il faut bien que ce soit la circonférence de la terre, qui, étant sphérique, soit cause de cette forme et de cette apparence.
Aristote, Traité du ciel, livre 2 chapitre 14 §13.

Montage, fait de 3 lunes à la fin de la phase de totalité de l'éclipse vers 6h50, et d'une 4ème, 20 minutes plus tard.

lundi 14 janvier 2019

Publicité inactuelle

La Seille, un beau jour à Vic-sur-Seille.

Ce blog s’est quelquefois amusé des turpitudes du monde de l’art, des experts aux faussaires, des commissaires aux gestionnaires de musée. Le profane pourrait croire, au ton ironique employé, ici, et puis , ou encore , que ces choses sont très exagérées, que le trait est grossi pour la beauté de la caricature.

Eh bien qu’il se détrompe. Car Vincent Noce (c’est un pseudonyme), spécialiste du marché de l’art et du patrimoine, qu’on rencontre fréquemment dans les médias, interrogé sur les radios nationales, et dont on lit régulièrement, la prose dans les principaux journaux et revues d’art, de Libération à Beaux Arts, et les billets d’humeur dans la Gazette de Drouot, Vincent Noce donc, vient de publier un livre captivant qui fourmille d’anecdotes et d’histoires navrantes sur le milieu des ventes aux enchères.
Il l’a intitulé avec esprit « Descente aux enchères, les coulisses du marché de l'art » (1). Sous une plume limpide et pondérée, on y retrouve, dans des situations très délicates, les plus grands noms d’experts et de commissaires-priseurs qui ont fait la renommée de l’Hôtel des ventes de la rue Drouot, fortement impliqués dans des affaires de détournement et des malversations variées, voire les organisant eux-mêmes.
Ces histoires sont véridiques, palpitantes et l’auteur est espiègle. Il définit par exemple ainsi la Valeur, dans un petit glossaire des ventes publiques : « VALEUR : d'éminents scientifiques ont élaboré des modèles prédictifs sur les variations de la valeur de l'art, qui ont le grand mérite d'expliquer le passé. »

Et puis, un auteur qui raconte, dans son chapitre 15, en quelques pages trop courtes, l’aventure de la découverte en 1993 d’un saint jean-Baptiste, peut-être le dernier tableau de Georges de la Tour (oublié depuis dans une salle sombre du musée de Vic-sur-Seille, sa ville natale), mérite inévitablement la curiosité de tous.

***
(1). Vincent Noce, Descente aux enchères, JC Lattès éditeur,  2002 (2), disponible en ePub, moins cher et moins nocif qu’un paquet de 20 cigarettes.
(2). Oui, déclarer que Noce vient de publier ce livre, alors qu’il date de 17 ans, est un peu désinvolte, mais il est toujours disponible, et toujours d’actualité, la fascination de l’humain pour l’argent et l’accumulation des possessions n’ayant apparemment pas disparu entre 2002 et 2019.

mardi 8 janvier 2019

Tableaux singuliers (10)

Chaque œuvre du peintre flamand Petrus Christus justifierait son apparition dans cette chronique irrégulière dédiée aux tableaux singuliers. On lui en attribue moins d’une trentaine.

Devenu membre de la guilde des peintres à Bruges en 1444, peu après la mort de Van Eyck, il est peut-être le « Pietro Crista élève de Van Eyck » que cite Vasari dans Les Vies, ou le « Piero Cresci de Bruges », à Milan en 1456 quand Antonello de Messine y était, et qui lui aurait montré la technique inventée par Van Eyck, ce mélange d’huile et de résine pour lier les pigments colorés, qui remplacera bientôt les autres techniques dans toute l’Italie.


La particularité de Petrus Christus, c’est qu’il ne semble pas avoir été formé dans les grands ateliers de l’époque, chez Van Eyck ou Van der Weyden, mais qu’il s’efforce un peu maladroitement de leur ressembler.
De Van Eyck il n’a pas la solennité, ni de Van der Weyden la gravité. Ses volumes sont simples, presque naïfs, et ses personnages ont des poses un peu raides, ce qui leur donne l’aspect de santons dans des décors miniatures, mais fait la fraicheur ingénue de son style.
S’il respecte globalement les canons de l’iconographie, il surprend maintes fois par des inventions dans la perspective, ou dans l'intégration des figures dans l’espace.

Il suffit de piocher dans la série incomparable des 5 œuvres hébergées par le Metropolitan museum de New York pour remonter à chaque fois une pépite, comme l’incroyable portrait d’un moine chartreux auréolé d’une mystérieuse lumière rouge, une lamentation géométrique, ou un orfèvre corail.

Et puis il y a cette extraordinaire et unique scène d’Annonciation (illustrations), vue d’un point surélevé dans une légère perspective plongeante, comme d’un drone équipé d’une optique à grand angle survolant la scène, et surprenant un curieux conciliabule, sur le pas d’un porche annexe qui donne sur un jardin abandonné.



Post scriptum :
Qui connait l’œuvre de ce primitif flamand se sera peut-être étonné de ne pas trouver ici, plutôt que cette Annonciation dont l’attribution à Christus reste discutée (voir les nombreux avis d’experts - en anglais - au chapitre References), le portrait de jeune femme à l’étrange et singulière pureté, du musée Gemäldegalerie de Berlin.
C’est parce que ce petit panneau est une singularité parmi les singularités, unique dans l'histoire du portrait. Un hapax disent les linguistes. Et tous les mots pour en parler sont inutiles.

samedi 29 décembre 2018

Le saviez-vous ? (Vermeer révélé)


Vermeer, détail de La laitière (Rijksmuseum Amsterdam)

Avertissement : tous les textes en italique sont des citations. 
Saviez-vous que tous les tableaux réalisés par Vermeer ne représentent même pas, en surface, un seul tableau de Rembrandt, la « Ronde de nuit », qu’il a réalisée en à peine quelques mois, parmi des centaines d’autres peintures ?
On imagine le brave Vermeer, ce paresseux, avec son petit pinceau fin, tirant la langue pour essayer de faire un rebord de fenêtre bien rectiligne, sans déborder, pendant que Rembrandt distribue des taches de lumière jaune à tour de bras et en met un peu partout en dehors de la toile, dans tout l’appartement, au grand dam de madame Rembrandt, ce qui est cependant la bonne méthode, la productivité, pour ne pas devenir un peintre oublié, comme l'a été Vermeer pendant plus de deux siècles.

Vermeer, détail de Femme écrivant une lettre (Washington NGA)

Saviez-vous que la « Femme écrivant une lettre », de Vermeer, a parcouru, en expositions internationales, plus de 250 000 km autour de la Terre, soit la moitié de la distance à la Lune (1), alors que ce fainéant de Vermeer n’est sorti qu’une fois de Delft, de toute sa vie, pour aller à Amsterdam, soit un trajet en bus de 109 kilomètres (aller et retour par Flixbus pour 4,99€, on le suppose) ?

Saviez-vous que le rapport du nombre de femmes sur le nombre d’hommes figurés dans les tableaux de Vermeer est quatre fois supérieur à celui de la moyenne chez les peintres de la même époque, mais que les femmes ne portent pas d’étiquette sur ses toiles, donc on ne peut pas connaitre leur nom ?

Saviez-vous que, bien qu’il ait agrémenté ses tableaux de tapis couteux de Turquie, d’exquises porcelaines de Chine, de chapeaux de feutre en peau de castor nord-américain d’excellente qualité, le peintre a connu une fin amère, et qu’il a sombré dans la déchéance et le désarroi au point de mourir en à peine un jour et demi ?

Vermeer, détail de Femme au collier de perles (Berlin Gemäldegalerie)

Ces nouvelles sont garanties par les plus grands musées. Vous découvrirez toutes ces merveilleuses précisions dans ce que Google appelait en 2015 « l’Institut culturel » rebaptisé depuis « Google Arts et Culture », et sous-titré « Nourrissez votre cerveau ».

Vous y apprendrez aussi que Vermeer est incontournable, qu’il transcende l’espace et le temps (bien que vieux de plusieurs siècles), qu'il nous invite à oublier nos vies si affairées, et surtout qu’on ne sait pas comment il a fait et qu’on n’en percera jamais le secret. En bref, c’est un peintre mystérieux, ce qui le distingue nettement des autres peintres de son époque, dont on sait encore moins de choses, mais qui seraient sans doute moins mystérieux que Vermeer si l’on s’y intéressait un peu.

Mais vous n’apprendrez pas, par exemple, où est exposé un tableau comme le Géographe. Car la réalité ne se trouve pas dans ce Städel Museum dont on ne prend pas la peine de préciser la ville. Elle est sur les serveurs de Google, en haute définition. C'est là qu'est le Monde. Vialatte disait que Dieu lui-même n’était après tout qu’un dictionnaire Larousse un peu plus complet (La Montagne 22.12.1953). Eh bien nous avons trouvé Dieu. Il (ou Elle) se trouve à cette adresse sur internet sous le pseudonyme de Google Arts et Culture.
Et on remerciera, pour une fois, son envergure commerciale et ses prétentions universalistes pour avoir convaincu les grands musées nationaux, généralement si avaricieux (jusqu'au musée du Louvre), de dévoiler un peu de leurs collections dans une qualité réellement enivrante pour le voyageur immobile.

***
(1) Cette affirmation n'engage que son auteur(e).
 

dimanche 23 décembre 2018

Banksy crache dans la soupe

Toute génération a ses pasticheurs, qui s’emparent des icônes de l'époque et les recyclent en les parodiant. Ils justifient ce détournement par des revendications politiques ou humanitaires. Comme les personnages et les logos qu’ils caricaturent sont fameux, ils héritent une part de leur notoriété. 
Erró (1), Lichtenstein, Warhol notamment, illustraient ainsi les années 1960 et 1970 dans les galeries d’art et les musées.

La génération suivante, empiffrée de réclames sous toute forme, découvrait un moyen de communication plus immédiat et épicé d’un dose d’interdit. Elle exposait directement sur les murs de la ville et les panneaux publicitaires, furtivement. C’était l’art urbain ou Street art.

Ron English exerçait alors ses talents d’affichiste et sa conscience sociale dans les rues, d’abord du Texas, dans les années 1980 et 1990, en stigmatisant surtout les entreprises qui incitent massivement à la consommation de cigarettes et de nourriture bourrée de sucre et de graisse (2).

Reconnu, il expose aujourd’hui comme ses maitres, dans les galeries et les musées, des tableaux peints avec beaucoup de minutie, de couleurs et d’exubérance, voire d’incontinence (détail ci-contre), et dénonce les valeurs consuméristes en se montrant omniprésent dans les médias et en vendant force affiches, vêtements, albums et figurines des personnages qu’il a « détournés dans le but d’éveiller la conscience populaire ».
Tout cela est certainement profitable, car il vient d’emporter aux enchères une œuvre réputée de Banksy, un jeune confrère, pour 730 000 dollars.
 
Banksy, de la dernière génération de l’art urbain, semble être l’inverse de Ron English.
Anglais de Bristol, discret, préservant (avec difficulté) son anonymat depuis 20 ans, il peint au pochoir des silhouettes en noir et blanc. S’ils partagent les mêmes idéaux généreux et simplistes, Banksy, malgré un sentimentalisme un peu facile, affiche un humour nettement plus subtil que celui d'English et un véritable esprit libertaire (3).

Sa technique et son graphisme, sans originalité, doivent tout au français Blek le rat et à travers lui à Ernest Pignon-Ernest, mais ses actions de rue et la mise en scène de ses canulars sont d’une ironie et d’une ingéniosité réjouissantes. La lecture de la liste incomplète de ses faits et gestes dans L’encyclopédie Wikipedia (l’article anglais est plus fourni), donne déjà le frisson de la poésie, d'une sorte de dadaïsme humanitaire.

Qui ne connait pas ce qu’est Banksy, et la frénésie qu’engendrent ses productions dans le public, peut les découvrir dans le chef-d’œuvre documentaire de Chris Moukarbel, « Banksy does New York » (4).
Le film relate en détail les réactions des New-yorkais dans la recherche et la découverte, à l’aide d’indices diffusés sur internet la veille, d’une œuvre nouvelle dissimulée par Banksy chaque jour du mois d’octobre 2013.
Adorateurs, profiteurs, policiers, badauds, finissent généralement par trouver, et détruire ou voler l’œuvre du jour. L’art des rues est éphémère.

La journée du dimanche 13 octobre, en particulier, est un chef-d’œuvre. Dans la matinée à Central Park, un vieil homme installe un stand au milieu d’autres marchands de reproductions. Il propose pour 60$ pièce 34 toiles peintes au pochoir, reconnaissables, signées (au dos ?). Quand il remballe à 18h, il en a vendu 8 dont 2 négociées à 30$. Les chasseurs de trésor, déconfits, apprendront le lendemain que les toiles étaient d’authentiques Banksy. Elles se vendent habituellement plusieurs dizaines, voire centaines, de milliers de dollars aux enchères.

La dernière opération retentissante (*) de Banksy était, en salle des ventes chez Sotheby’s à Londres, le 5 octobre 2018, le découpage rocambolesque d’un de ses tableaux par une broyeuse télécommandée cachée dans le cadre, quelques secondes après son adjudication pour plus d'un million de livres sterling. L’œuvre était un exemplaire de son dessin au pochoir le plus célèbre, la fillette au ballon rouge, sujet mièvre et très consensuel car sans véritable sens. L’évènement a beaucoup ému les médias.
Il reste néanmoins controversé et entouré de commentaires sarcastiques sur l’intégrité de l’artiste parce qu’ayant, bien que démenti, évidemment bénéficié de complicités chez Sotheby’s (c'était le dernier lot de la soirée). La vente n’a pas été annulée et le commissaire-priseur a immédiatement prétendu que la valeur de l’œuvre (ce qu’il en reste) s’en trouverait doublée.

Aujourd’hui le moindre geste de Banksy fait grimper le cours de Banksy, et provoque jalousies et inimitiés, notamment chez les confrères moins renommés, qui se disent alors défenseurs d’un art urbain vertueux et incorruptible.
Ainsi Ron English, peintre du plastique et de la guimauve qui aimerait être le Salvador Dalí de l’art populaire, a clamé qu’il sauverait l’honneur de l’art éphémère en couvrant le Banksy qu’il vient d’acheter de peinture blanche, afin de lui rendre son état de mur originel, puis qu’il le vendrait un million de dollars, histoire de rentabiliser l’opération.

Peintes illégalement et volées sur les murs, même signées, ces œuvres n’ont pas d’auteur légal, c’est pourquoi les musées ne les achètent pas (pour le moment). Les seules preuves de leur authenticité sont des déclarations et des clichés déposés par un certain Banksy sur un site internet ou sur Instagram. Pourrait-il s’opposer à cette dégradation, par l’intermédiaire d’un prête-nom et d’un quelconque artifice juridique, que Banksy n’y trouverait pas d’intérêt. Ses œuvres au pochoir sont reproductibles sans effort et la fanfaronnade d’English ne fera, une fois réalisée, qu’amplifier la réputation du nom Banksy.
D’ailleurs, les notoires rivalités claniques dans le milieu de l’art urbain ne sont peut-être qu’une façade (5). Il est possible que Banksy et English soient de connivence.

Peu importe, si cela les incite à rappeler à chaque coin de rue qu’il existe un autre monde, flottant au dessus de la réalité, qui parle et décide au nom de l’espèce humaine, et qui prétend savoir conduire sa destinée quand c'est vers le chaos qu'il l'entraine, que ce monde n’est pas intouchable, et qu’il s'agit de le faire taire en prenant la parole à sa place, sans en demander l’autorisation.

Mise à jour le 15 octobre 2021 : La fade fillette au ballon rouge, la version du happening du 5 octobre 2018 qui pendouille à moitié déchiquetée sous son cadre retors (*), vient de constituer un nouveau record de vente aux enchères pour un Banksy (25,5 millions de dollars, 17 fois l'enchère de 2018).


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(1) Le lecteur et la lectrice excuseront le nombre considérable de liens dans cette chronique, le sujet étant si riche. Ils en profiteront pour excuser les liens vers les longues vidéos en anglais et sans sous-titres (voir ci-dessous), l'internet en français étant toujours aussi pauvre.
(2) Voir « POPaganda: The Art and Crimes of Ron English », documentaire de Pedro Carvajal (en anglais, 74 minutes), qui retrace les années d'English dans la rue.
(3) Voir « The Antics Roadshow », le documentaire cocasse et fourretout qu’il a réalisé en 2011 sur le thème de la désobéissance civile (vidéo en anglais, 47 minutes), et aussi « Who is Banksy », courte vidéo de 14 minutes en anglais (mais Youtube crée les sous-titres anglais approximatifs à la volée). Son rythme épileptique vous obligera à faire de fréquents retours en arrière et son orientation « people » insiste sur l'identité de Banksy, mais il résume tout son art en images de très bonne qualité.
(4) On trouve le film « Banksy does New York » en version originale anglaise sur Youtube (80 minutes), et sous-titré en français sur certain site de partage illégal et torrentueux.
(5) Le film « Robbo vs Banksy, Graffiti war », en version originale anglaise sur Youtube (47 minutes), est la relation nettement orientée d'un combat de palimpsestes entre un obscur graffeur médiocre mais légendaire et Banksy, considéré comme un usurpateur vendu aux forces du mal.