dimanche 24 février 2019

Tableaux singuliers (11)


Ippolito Caffi, védutiste italien au 19ème siècle, fasciné par les phénomènes météorologiques et lumineux, peignit Venise dans tous ses états, submergée par l’acqua alta, sous la neige, dans le brouillard, illuminée de feux de Bengale... Ce Glob parlait de lui en 2011.

En 2016 et 2017, au moment d’une copieuse et longue rétrospective Caffi au musée Correr, place Saint-Marc à Venise (157 œuvres pendant 8 mois), réapparaissait un tableau étrange, d’une collection privée, une « Éclipse de soleil à Venise vue des Fondamente nuove ».
C’est un grand tableau, 152 cm sur 84. Au dos serait inscrit, en italien, « 8h du matin, à Venise le 8 juillet 1842, CAFFI ».

Cette représentation de la fin de la phase de totalité de l'éclipse solaire, dont l'ombre enténébra Venise ce matin-là, est fausse. Jamais une éclipse ne diffuse pareille tranche de lumière, comme projetée par un phare, comme si le Soleil et la Lune flottaient à l’intérieur de l’atmosphère terrestre. En réalité le ciel passe, à la fin d’une éclipse totale, de nocturne (à part l’horizon crépusculaire) à diurne, dans sa totalité, et la lumière baigne l’atmosphère en quelques secondes, sans balayer de manière perceptible l’espace comme un rideau qui s’ouvrirait. Le phénomène est le même, inversé, au début de la phase de totalité.

Or Caffi, reporter fidèle des évènements atmosphériques, s’il les exaltait souvent, ne les transformait pas. Comment expliquer cette image erronée ?

Essayons une explication.

Caffi n’a pas assisté à l’éclipse totale du 8 juillet 1842 et l’a peinte d’après des témoignages. Peut-être était-il à Rome ce jour-là. C’est une malchance, car on connait le détail de tous ses voyages, et en 1841 et 1842, il pérégrinait entre Padoue, où il réalisait une série de fresques, Milan, Belluno sa ville natale, Venise et Rome. Or les quatre premières sont dans la zone d’ombre de l’éclipse, mais pas Rome (voir illustration ci-dessous).
Caffi n’a d’ailleurs jamais pu voir d’autre éclipse totale, puisqu’aucune éclipse n’a jamais traversé les lieux de ses voyages quand il y était.

Il est cependant évident que de retour dans sa région en 1842, il a interrogé des témoins pour réaliser son tableau. Et leur description, à un détail près, a été précise et fiable.

En consultant l’exceptionnel et légendaire site de Xavier Jubier, qui permet de rechercher et tracer toutes les éclipses solaires sur cinq millénaires, on constate que l’éclipse du 8 juillet 1842 a duré environ une minute à Venise, précisément à 7h06 (heure d’aujourd’hui), et que le soleil était orienté vers l’Est-Nord-Est à une altitude de 20°.
Or on vérifie, en superposant le tableau à une vue récente des mêmes Fondamente Nuove (quais du nord de la ville) par Google street view, que le décor a peu changé en 170 ans, et que l’orientation et la hauteur des astres sur le tableau correspondent parfaitement aux conditions de l’éclipse.
De plus, bien que les couleurs d’ensemble en soient assez fausses, la teinte crépusculaire de l’horizon et, en dessous, l’illumination de l’eau de la lagune au retour du soleil sont des notations justes des effets lumineux de la fin de la phase de totalité.

Mais, détail que Caffi témoin n’aurait pas oublié, l’orientation du soleil reparaissant derrière la lune est fausse. Le peintre place le croissant en bas à droite, qu'il prolonge d'un quartier de lumière imaginé en simulant mentalement le phénomène, alors qu'en réalité le soleil qui se levait quittait le trajet de la lune vers le haut à droite, ce que montrerait la simulation de l'éclipse sur un logiciel d’astronomie.

Ainsi, Caffi a scrupuleusement reproduit ce qui lui a été dit par les témoins, mais certains effets sont difficiles à décrire, et il a probablement réalisé le tableau un peu vite, sans leur soumettre des esquisses préparatoires.
Quelques mois plus tard, il partait de Naples pour un voyage de deux ans, plein d’étapes ensoleillées, vers Constantinople, Athènes, Le Caire, jusqu’au désert de Nubie.
 
Trajet de l'éclipse solaire totale du 8 juillet 1842 (calculs par X. Jubier)

dimanche 17 février 2019

Peinture flamande au détail

Van Eyck Jan, détail de l'ange de l'annonciation, un des panneaux du polyptyque de l'Agneau mystique (Gand, Saint Bavon).

Décidément, ce sont les peintres flamands des 15ème et 16ème siècles qui font l’objet des zooms les plus astronomiques sur internet. C’est compréhensible, ils passaient des mois à fignoler les plus petits détails. Un tableau devait être parfait, de près et de loin, comme la nature.

Il y avait déjà le plus fameux des triptyques de Jérôme Bosch et 11 tableaux de Brueghel, s’y ajoutent une vingtaine d’œuvres de Van Eyck et quelques Van der Weyden.

Pour Van Eyck c’est la continuation du projet de restauration du polyptyque de l’Agneau mystique à Gand (1), qui a incité à l’utilisation des mêmes méthodes sur 20 autres œuvres, de musées européens pour l’instant (projet Verona).

Pour Van der Weyden, c’est la continuation du projet Google Art and Culture, avec une quinzaine de très belles reproductions, bien que nettement moins détaillées que dans le projet Verona.

À l’exception d'une reproduction monstrueuse de la descente de croix du Prado, peut-être héritière orpheline du projet de 2009 entre le musée et Google. Le fichier d'origine mesure 30 000 par 23 000 pixels, ou 200 mégaoctets. En fonction de sa puissance, votre machine aura sans doute beaucoup de difficultés à l’afficher, et se mettra peut-être à fumer. Dans ce cas, utilisez cette version moindre (15M pixels et 26M octets).

50 œuvres flamandes au détail, c’est peu, mais ne boudons pas, dégustons-les sans tarder, multiplions les téléchargements et à défaut les copies d’écran des plus beaux détails. Car un lien sur internet survit rarement plus de quelques années.

***
(1) La restauration du polyptyque de Gand, commencée en 2010, demandera plus d’une douzaine d’années. Seuls les panneaux extérieurs, soit un tiers de la surface, sont aujourd'hui achevés. Les panneaux intérieurs sont en cours. Leur restauration est visible au musée de Gand, dans une grand cage de verre, comme au zoo.


Van der Weyden (Rogier de la Pasture), détail du diptyque de la crucifixion (Philadelphie).

dimanche 10 février 2019

L'art d'un dégénéré

Vous avez déniché dans un grenier des aquarelles défraichies, sur un papier jauni, peintes probablement par un vieil oncle oublié qui ne les a pas signées.
Elles peuvent bien représenter n’importe quoi, un paysage bucolique, un portrait, une femme à demi dénudée, ou un coin de rue. Quel qu’en soit le style, si le sujet fait vaguement bavarois, suisse ou alsacien, c’est un atout.

Vous cherchez alors sur internet des modèles de la signature d’Adolf Hitler (attention, ces sites sont souvent nauséabonds). Choisissez un type de signature. Dans les années 1905 à 1914, il signait ses aquarelles d’une manière qu’on ne retrouve pas dans sa carrière politique ultérieure. Puis vous vous armez d’un pinceau effilé et d’encre noire ou sépia que vous délaierez dans un peu d’eau, pour simuler l’action du temps.

Vous choisissez des aquarelles qui ne pourraient pas être suspectées d’anachronisme, et préférez les œuvres médiocres, mais ce critère n’est pas rédhibitoire, car la mise en page du motif peut être soignée. En effet, peu inspiré, Hitler faisait surtout des copies d’illustrations et de cartes postales d’architecture. Il aurait même vécu décemment de leur vente durant les années précédant la guerre de 1914.
Enfin, vous dessinez au pinceau une signature au bas des feuilles de votre choix, en variant légèrement les tracés.

Une fois ce travail consciencieusement réalisé, vous envoyez le résultat à la maison Weidler à Nuremberg. Très peu de maisons d’enchères acceptent de vendre des œuvres de Hitler. Question d’éthique, affirment-elles (il faut dire que les prix sont encore modestes et les records rares).
La maison bavaroise Weidler en a fait une de ses spécialités, ainsi que de tout objet nazi. Elle est surtout peu regardante et accepte à peu près n’importe quoi signé Hitler, ou en relation, avec ou sans certificat d’authenticité - de toute façon ils sont faux.
Ainsi vous pensez empocher, frais déduits, entre 1 000 et 100 000 euros, pour les plus belles feuilles (1).

Mais l’âge d’or est en train de passer. Des experts du peintre émergent et la justice commence à s’en mêler, ce qui refroidit les amateurs.

En 1983, un certain Billy F. Price, passionné par la période, avait établi un catalogue raisonné de 723 œuvres, qui contenait déjà, innocemment peut-être, beaucoup de faux.
Aujourd’hui, d’après le Figaro, 2 000 Hitler seraient en circulation. Le journal Le Point lui en attribue jusqu'à 3 000 ! Konrad Kujau, l’auteur des célèbres carnets d’Hitler vendus contre une fortune au magazine Stern, a littéralement inondé le marché de l’art de faux Hitler entre 1975 et 1985.

Il y a quelques jours, la justice de Nuremberg a saisi, pour enquête sur contrefaçons, 26 parmi 31 aquarelles attribuées à Hitler et programmées aux enchères du 9.02.2019 chez Weidler (2). Elles sont rayées (pp. 43-47) dans le catalogue de la vente.
Les vignettes y sont d’une définition suffisante pour constater que les styles des œuvres, saisies ou non, sont extrêmement disparates (les signatures également). Souvent plus que médiocres, certaines, comme le lot 6732, semblent du niveau de qualité de celles d’un bon illustrateur, voisines de la reproduction ci-dessus (vue du château de Neuschwanstein, signée A. Hitler et vendue 21 000$ en 2014).

Peut-on être fou et habile en art à la fois, voire talentueux ?
Les experts, désorientés, répondent rétrospectivement, oui, si on est gentil comme Van Gogh, mais non, si on est méchant comme Hitler.

Alors où sont les œuvres authentiques dans ce fatras, et qu’en faire, une fois authentifiées ?

***
(1) Notez que ce comportement, décrit ici avec légèreté pour en pointer la faisabilité, est illégal et peut entrainer, en plus du douloureux sentiment d'avoir mal agi, des peines de prison et d’amende sévères.
(2) Les 5 aquarelles non saisies, les plus hautes mises à prix, entre 19 000 et 45 000 euros, et qui, bien que de techniques très dissemblables, avaient une apparence de pédigrée, sont restées invendues. Les amateurs se demandant sans doute pourquoi elles avaient été épargnées par la justice.

lundi 28 janvier 2019

Les fantômes de Bourges



La façade occidentale de la cathédrale Saint-Étienne de Bourges, avec ses cinq portails abondamment historiés, d’une inspiration et d’une finesse égales à celles de Reims, Amiens ou Chartres, a été sculptée entre 1240 et 1250. C’était la période magique, et très courte semble-t-il dans la statuaire gothique, où les anges se mettaient à sourire.

En 1564, au début des guerres de religion, les luthériens décapitaient la soixantaine de saints et saintes qui étaient alors alignés sur les piédroits au long de la façade.

Le temps a fait le reste. Les intempéries, les déprédations, et l’indifférence ont érodé les contours de la pierre, brouillé les visages, rongé les détails. Là où grouillait un peuple coloré de démons grimaçants, d’anges souriants, de prophètes, d’artisans, de paroissiens, ne sont plus que des zombis mutilés, blafards après le récent nettoyage, des spectres qui ont oublié leur rôle dans la monumentale mise en scène, oublié les croyances qui ont inspiré la construction de ce gigantesque mausolée, oublié jusqu'au souvenir des prélats vaniteux qui y sont ensevelis.

Pour les visiteurs, aujourd'hui, la cathédrale devient peu à peu incompréhensible, offerte à toutes les fantaisies de l'imagination, et d'autant plus mystérieuse et belle.

 
 

 

lundi 21 janvier 2019

Quoi de neuf sur Terre ?


Se rire des nuits sans sommeil, de la morsure des températures négatives, des malveillances de l’adversité, pour épier et rapporter au lecteur les informations les plus actuelles et les plus véridiques, c’est l’apostolat d’un blog véritablement scientifique.
Or cette nuit, entre 5 et 7 heures, pendant que ledit lecteur emmitouflé ronflait innocemment, le Soleil, la Terre et la Lune se sont alignés, parfaitement, comme cela arrive une à deux fois par an.

Et notre envoyé spécial sur terre était prêt. En réalité il dormait encore quand l’ombre de la terre commençait à se projeter sur la lune, mais il s’est éveillé comme la lune émergeait du cône d’ombre. Juste à temps, et c’est heureux pour son contrat de travail (voir les illustrations jointes).

Le flou relatif des images n’est pas dû à son demi-sommeil mais à la brume d’hiver, et la courbure du bord de l’ombre de la terre sur la surface de la lune vient probablement du fait que la terre est un peu sphérique. Enfin, c’est une hypothèse, affirmée par le philosophe Aristote (1) voici environ 2350 ans, et qui sera vérifiée dès que nous aurons recueilli les moyens d’envoyer notre reporter sur la lune.

***
(1) On peut encore démontrer la sphéricité de la terre par les phénomènes qui frappent nos sens. Ainsi, si l'on supposait que la terre n'est pas sphérique, les éclipses de lune ne présenteraient par les sections qu'elles présentent, dans l'état actuel des choses ; car la lune, dans ses transformations mensuelles, affecte toutes les divisions possibles, tantôt demi-pleine [sous-entendu, séparée par une ligne droite], tantôt en croissant, tantôt pleine aux trois-quarts ; mais dans les éclipses, la ligne qui la termine est toujours courbe. Par conséquent, comme la lune ne s'éclipse que par l'interposition de la terre, il faut bien que ce soit la circonférence de la terre, qui, étant sphérique, soit cause de cette forme et de cette apparence.
Aristote, Traité du ciel, livre 2 chapitre 14 §13.

Montage, fait de 3 lunes à la fin de la phase de totalité de l'éclipse vers 6h50, et d'une 4ème, 20 minutes plus tard.

lundi 14 janvier 2019

Publicité inactuelle

La Seille, un beau jour à Vic-sur-Seille.

Ce blog s’est quelquefois amusé des turpitudes du monde de l’art, des experts aux faussaires, des commissaires aux gestionnaires de musée. Le profane pourrait croire, au ton ironique employé, ici, et puis , ou encore , que ces choses sont très exagérées, que le trait est grossi pour la beauté de la caricature.

Eh bien qu’il se détrompe. Car Vincent Noce (c’est un pseudonyme), spécialiste du marché de l’art et du patrimoine, qu’on rencontre fréquemment dans les médias, interrogé sur les radios nationales, et dont on lit régulièrement, la prose dans les principaux journaux et revues d’art, de Libération à Beaux Arts, et les billets d’humeur dans la Gazette de Drouot, Vincent Noce donc, vient de publier un livre captivant qui fourmille d’anecdotes et d’histoires navrantes sur le milieu des ventes aux enchères.
Il l’a intitulé avec esprit « Descente aux enchères, les coulisses du marché de l'art » (1). Sous une plume limpide et pondérée, on y retrouve, dans des situations très délicates, les plus grands noms d’experts et de commissaires-priseurs qui ont fait la renommée de l’Hôtel des ventes de la rue Drouot, fortement impliqués dans des affaires de détournement et des malversations variées, voire les organisant eux-mêmes.
Ces histoires sont véridiques, palpitantes et l’auteur est espiègle. Il définit par exemple ainsi la Valeur, dans un petit glossaire des ventes publiques : « VALEUR : d'éminents scientifiques ont élaboré des modèles prédictifs sur les variations de la valeur de l'art, qui ont le grand mérite d'expliquer le passé. »

Et puis, un auteur qui raconte, dans son chapitre 15, en quelques pages trop courtes, l’aventure de la découverte en 1993 d’un saint jean-Baptiste, peut-être le dernier tableau de Georges de la Tour (oublié depuis dans une salle sombre du musée de Vic-sur-Seille, sa ville natale), mérite inévitablement la curiosité de tous.

***
(1). Vincent Noce, Descente aux enchères, JC Lattès éditeur,  2002 (2), disponible en ePub, moins cher et moins nocif qu’un paquet de 20 cigarettes.
(2). Oui, déclarer que Noce vient de publier ce livre, alors qu’il date de 17 ans, est un peu désinvolte, mais il est toujours disponible, et toujours d’actualité, la fascination de l’humain pour l’argent et l’accumulation des possessions n’ayant apparemment pas disparu entre 2002 et 2019.

mardi 8 janvier 2019

Tableaux singuliers (10)

Chaque œuvre du peintre flamand Petrus Christus justifierait son apparition dans cette chronique irrégulière dédiée aux tableaux singuliers. On lui en attribue moins d’une trentaine.

Devenu membre de la guilde des peintres à Bruges en 1444, peu après la mort de Van Eyck, il est peut-être le « Pietro Crista élève de Van Eyck » que cite Vasari dans Les Vies, ou le « Piero Cresci de Bruges », à Milan en 1456 quand Antonello de Messine y était, et qui lui aurait montré la technique inventée par Van Eyck, ce mélange d’huile et de résine pour lier les pigments colorés, qui remplacera bientôt les autres techniques dans toute l’Italie.


La particularité de Petrus Christus, c’est qu’il ne semble pas avoir été formé dans les grands ateliers de l’époque, chez Van Eyck ou Van der Weyden, mais qu’il s’efforce un peu maladroitement de leur ressembler.
De Van Eyck il n’a pas la solennité, ni de Van der Weyden la gravité. Ses volumes sont simples, presque naïfs, et ses personnages ont des poses un peu raides, ce qui leur donne l’aspect de santons dans des décors miniatures, mais fait la fraicheur ingénue de son style.
S’il respecte globalement les canons de l’iconographie, il surprend maintes fois par des inventions dans la perspective, ou dans l'intégration des figures dans l’espace.

Il suffit de piocher dans la série incomparable des 5 œuvres hébergées par le Metropolitan museum de New York pour remonter à chaque fois une pépite, comme l’incroyable portrait d’un moine chartreux auréolé d’une mystérieuse lumière rouge, une lamentation géométrique, ou un orfèvre corail.

Et puis il y a cette extraordinaire et unique scène d’Annonciation (illustrations), vue d’un point surélevé dans une légère perspective plongeante, comme d’un drone équipé d’une optique à grand angle survolant la scène, et surprenant un curieux conciliabule, sur le pas d’un porche annexe qui donne sur un jardin abandonné.



Post scriptum :
Qui connait l’œuvre de ce primitif flamand se sera peut-être étonné de ne pas trouver ici, plutôt que cette Annonciation dont l’attribution à Christus reste discutée (voir les nombreux avis d’experts - en anglais - au chapitre References), le portrait de jeune femme à l’étrange et singulière pureté, du musée Gemäldegalerie de Berlin.
C’est parce que ce petit panneau est une singularité parmi les singularités, unique dans l'histoire du portrait. Un hapax disent les linguistes. Et tous les mots pour en parler sont inutiles.

samedi 29 décembre 2018

Le saviez-vous ? (Vermeer révélé)


Vermeer, détail de La laitière (Rijksmuseum Amsterdam)

Avertissement : tous les textes en italique sont des citations. 
Saviez-vous que tous les tableaux réalisés par Vermeer ne représentent même pas, en surface, un seul tableau de Rembrandt, la « Ronde de nuit », qu’il a réalisée en à peine quelques mois, parmi des centaines d’autres peintures ?
On imagine le brave Vermeer, ce paresseux, avec son petit pinceau fin, tirant la langue pour essayer de faire un rebord de fenêtre bien rectiligne, sans déborder, pendant que Rembrandt distribue des taches de lumière jaune à tour de bras et en met un peu partout en dehors de la toile, dans tout l’appartement, au grand dam de madame Rembrandt, ce qui est cependant la bonne méthode, la productivité, pour ne pas devenir un peintre oublié, comme l'a été Vermeer pendant plus de deux siècles.

Vermeer, détail de Femme écrivant une lettre (Washington NGA)

Saviez-vous que la « Femme écrivant une lettre », de Vermeer, a parcouru, en expositions internationales, plus de 250 000 km autour de la Terre, soit la moitié de la distance à la Lune (1), alors que ce fainéant de Vermeer n’est sorti qu’une fois de Delft, de toute sa vie, pour aller à Amsterdam, soit un trajet en bus de 109 kilomètres (aller et retour par Flixbus pour 4,99€, on le suppose) ?

Saviez-vous que le rapport du nombre de femmes sur le nombre d’hommes figurés dans les tableaux de Vermeer est quatre fois supérieur à celui de la moyenne chez les peintres de la même époque, mais que les femmes ne portent pas d’étiquette sur ses toiles, donc on ne peut pas connaitre leur nom ?

Saviez-vous que, bien qu’il ait agrémenté ses tableaux de tapis couteux de Turquie, d’exquises porcelaines de Chine, de chapeaux de feutre en peau de castor nord-américain d’excellente qualité, le peintre a connu une fin amère, et qu’il a sombré dans la déchéance et le désarroi au point de mourir en à peine un jour et demi ?

Vermeer, détail de Femme au collier de perles (Berlin Gemäldegalerie)

Ces nouvelles sont garanties par les plus grands musées. Vous découvrirez toutes ces merveilleuses précisions dans ce que Google appelait en 2015 « l’Institut culturel » rebaptisé depuis « Google Arts et Culture », et sous-titré « Nourrissez votre cerveau ».

Vous y apprendrez aussi que Vermeer est incontournable, qu’il transcende l’espace et le temps (bien que vieux de plusieurs siècles), qu'il nous invite à oublier nos vies si affairées, et surtout qu’on ne sait pas comment il a fait et qu’on n’en percera jamais le secret. En bref, c’est un peintre mystérieux, ce qui le distingue nettement des autres peintres de son époque, dont on sait encore moins de choses, mais qui seraient sans doute moins mystérieux que Vermeer si l’on s’y intéressait un peu.

Mais vous n’apprendrez pas, par exemple, où est exposé un tableau comme le Géographe. Car la réalité ne se trouve pas dans ce Städel Museum dont on ne prend pas la peine de préciser la ville. Elle est sur les serveurs de Google, en haute définition. C'est là qu'est le Monde. Vialatte disait que Dieu lui-même n’était après tout qu’un dictionnaire Larousse un peu plus complet (La Montagne 22.12.1953). Eh bien nous avons trouvé Dieu. Il (ou Elle) se trouve à cette adresse sur internet sous le pseudonyme de Google Arts et Culture.
Et on remerciera, pour une fois, son envergure commerciale et ses prétentions universalistes pour avoir convaincu les grands musées nationaux, généralement si avaricieux (jusqu'au musée du Louvre), de dévoiler un peu de leurs collections dans une qualité réellement enivrante pour le voyageur immobile.

***
(1) Cette affirmation n'engage que son auteur(e).
 

dimanche 23 décembre 2018

Banksy crache dans la soupe

Toute génération a ses pasticheurs, qui s’emparent des icônes de l'époque et les recyclent en les parodiant. Ils justifient ce détournement par des revendications politiques ou humanitaires. Comme les personnages et les logos qu’ils caricaturent sont fameux, ils héritent une part de leur notoriété. 
Erró (1), Lichtenstein, Warhol notamment, illustraient ainsi les années 1960 et 1970 dans les galeries d’art et les musées.

La génération suivante, empiffrée de réclames sous toute forme, découvrait un moyen de communication plus immédiat et épicé d’un dose d’interdit. Elle exposait directement sur les murs de la ville et les panneaux publicitaires, furtivement. C’était l’art urbain ou Street art.

Ron English exerçait alors ses talents d’affichiste et sa conscience sociale dans les rues, d’abord du Texas, dans les années 1980 et 1990, en stigmatisant surtout les entreprises qui incitent massivement à la consommation de cigarettes et de nourriture bourrée de sucre et de graisse (2).

Reconnu, il expose aujourd’hui comme ses maitres, dans les galeries et les musées, des tableaux peints avec beaucoup de minutie, de couleurs et d’exubérance, voire d’incontinence (détail ci-contre), et dénonce les valeurs consuméristes en se montrant omniprésent dans les médias et en vendant force affiches, vêtements, albums et figurines des personnages qu’il a « détournés dans le but d’éveiller la conscience populaire ».
Tout cela est certainement profitable, car il vient d’emporter aux enchères une œuvre réputée de Banksy, un jeune confrère, pour 730 000 dollars.
 
Banksy, de la dernière génération de l’art urbain, semble être l’inverse de Ron English.
Anglais de Bristol, discret, préservant (avec difficulté) son anonymat depuis 20 ans, il peint au pochoir des silhouettes en noir et blanc. S’ils partagent les mêmes idéaux généreux et simplistes, Banksy, malgré un sentimentalisme un peu facile, affiche un humour nettement plus subtil que celui d'English et un véritable esprit libertaire (3).

Sa technique et son graphisme, sans originalité, doivent tout au français Blek le rat et à travers lui à Ernest Pignon-Ernest, mais ses actions de rue et la mise en scène de ses canulars sont d’une ironie et d’une ingéniosité réjouissantes. La lecture de la liste incomplète de ses faits et gestes dans L’encyclopédie Wikipedia (l’article anglais est plus fourni), donne déjà le frisson de la poésie, d'une sorte de dadaïsme humanitaire.

Qui ne connait pas ce qu’est Banksy, et la frénésie qu’engendrent ses productions dans le public, peut les découvrir dans le chef-d’œuvre documentaire de Chris Moukarbel, « Banksy does New York » (4).
Le film relate en détail les réactions des New-yorkais dans la recherche et la découverte, à l’aide d’indices diffusés sur internet la veille, d’une œuvre nouvelle dissimulée par Banksy chaque jour du mois d’octobre 2013.
Adorateurs, profiteurs, policiers, badauds, finissent généralement par trouver, et détruire ou voler l’œuvre du jour. L’art des rues est éphémère.

La journée du dimanche 13 octobre, en particulier, est un chef-d’œuvre. Dans la matinée à Central Park, un vieil homme installe un stand au milieu d’autres marchands de reproductions. Il propose pour 60$ pièce 34 toiles peintes au pochoir, reconnaissables, signées (au dos ?). Quand il remballe à 18h, il en a vendu 8 dont 2 négociées à 30$. Les chasseurs de trésor, déconfits, apprendront le lendemain que les toiles étaient d’authentiques Banksy. Elles se vendent habituellement plusieurs dizaines, voire centaines, de milliers de dollars aux enchères.

La dernière opération retentissante (*) de Banksy était, en salle des ventes chez Sotheby’s à Londres, le 5 octobre 2018, le découpage rocambolesque d’un de ses tableaux par une broyeuse télécommandée cachée dans le cadre, quelques secondes après son adjudication pour plus d'un million de livres sterling. L’œuvre était un exemplaire de son dessin au pochoir le plus célèbre, la fillette au ballon rouge, sujet mièvre et très consensuel car sans véritable sens. L’évènement a beaucoup ému les médias.
Il reste néanmoins controversé et entouré de commentaires sarcastiques sur l’intégrité de l’artiste parce qu’ayant, bien que démenti, évidemment bénéficié de complicités chez Sotheby’s (c'était le dernier lot de la soirée). La vente n’a pas été annulée et le commissaire-priseur a immédiatement prétendu que la valeur de l’œuvre (ce qu’il en reste) s’en trouverait doublée.

Aujourd’hui le moindre geste de Banksy fait grimper le cours de Banksy, et provoque jalousies et inimitiés, notamment chez les confrères moins renommés, qui se disent alors défenseurs d’un art urbain vertueux et incorruptible.
Ainsi Ron English, peintre du plastique et de la guimauve qui aimerait être le Salvador Dalí de l’art populaire, a clamé qu’il sauverait l’honneur de l’art éphémère en couvrant le Banksy qu’il vient d’acheter de peinture blanche, afin de lui rendre son état de mur originel, puis qu’il le vendrait un million de dollars, histoire de rentabiliser l’opération.

Peintes illégalement et volées sur les murs, même signées, ces œuvres n’ont pas d’auteur légal, c’est pourquoi les musées ne les achètent pas (pour le moment). Les seules preuves de leur authenticité sont des déclarations et des clichés déposés par un certain Banksy sur un site internet ou sur Instagram. Pourrait-il s’opposer à cette dégradation, par l’intermédiaire d’un prête-nom et d’un quelconque artifice juridique, que Banksy n’y trouverait pas d’intérêt. Ses œuvres au pochoir sont reproductibles sans effort et la fanfaronnade d’English ne fera, une fois réalisée, qu’amplifier la réputation du nom Banksy.
D’ailleurs, les notoires rivalités claniques dans le milieu de l’art urbain ne sont peut-être qu’une façade (5). Il est possible que Banksy et English soient de connivence.

Peu importe, si cela les incite à rappeler à chaque coin de rue qu’il existe un autre monde, flottant au dessus de la réalité, qui parle et décide au nom de l’espèce humaine, et qui prétend savoir conduire sa destinée quand c'est vers le chaos qu'il l'entraine, que ce monde n’est pas intouchable, et qu’il s'agit de le faire taire en prenant la parole à sa place, sans en demander l’autorisation.

Mise à jour le 15 octobre 2021 : La fade fillette au ballon rouge, la version du happening du 5 octobre 2018 qui pendouille à moitié déchiquetée sous son cadre retors (*), vient de constituer un nouveau record de vente aux enchères pour un Banksy (25,5 millions de dollars, 17 fois l'enchère de 2018).


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(1) Le lecteur et la lectrice excuseront le nombre considérable de liens dans cette chronique, le sujet étant si riche. Ils en profiteront pour excuser les liens vers les longues vidéos en anglais et sans sous-titres (voir ci-dessous), l'internet en français étant toujours aussi pauvre.
(2) Voir « POPaganda: The Art and Crimes of Ron English », documentaire de Pedro Carvajal (en anglais, 74 minutes), qui retrace les années d'English dans la rue.
(3) Voir « The Antics Roadshow », le documentaire cocasse et fourretout qu’il a réalisé en 2011 sur le thème de la désobéissance civile (vidéo en anglais, 47 minutes), et aussi « Who is Banksy », courte vidéo de 14 minutes en anglais (mais Youtube crée les sous-titres anglais approximatifs à la volée). Son rythme épileptique vous obligera à faire de fréquents retours en arrière et son orientation « people » insiste sur l'identité de Banksy, mais il résume tout son art en images de très bonne qualité.
(4) On trouve le film « Banksy does New York » en version originale anglaise sur Youtube (80 minutes), et sous-titré en français sur certain site de partage illégal et torrentueux.
(5) Le film « Robbo vs Banksy, Graffiti war », en version originale anglaise sur Youtube (47 minutes), est la relation nettement orientée d'un combat de palimpsestes entre un obscur graffeur médiocre mais légendaire et Banksy, considéré comme un usurpateur vendu aux forces du mal.

mardi 11 décembre 2018

Nuages (45)


Nous savions que des petits nuages tels que ceux de l’illustration pèsent comme quelques centaines à quelques milliers de tours Eiffel, si l’on en croit même la seconde édition du livre de M. Chalon « Combien pèse un nuage et pourquoi les nuages ne tombent pas ». Mais nous n’avions pas risqué la conversion en vaches bien portantes, et le résultat du calcul est hallucinant.
Note au lecteur tatillon : en arrondissant un peu chaque nombre, le moindre petit cumulus pèse un million de tonnes, et un cumulonimbus d’une dizaine de kilomètres de base qui n’aurait pas surveillé son embonpoint peut approcher le milliard de tonnes. Soit de cent à cent mille tours Eiffel (qui pèse quant à elle dix mille tonnes, ou dix mille vaches bien gavées).
Ainsi le poids de tels nuages se mesure en millions, voire dizaines de millions de vaches.
Ce qui devient proprement astronomique, quand on sait qu’un cumulonimbus moyen, en nombre de vaches mises bout à bout dans une file indienne, atteindrait directement la Lune ! Et les Américains l’auraient conquise à dos de vache et économisé ainsi des années de calculs fastidieux, tout en exaltant l’industrie du hamburger.

Ces choses ne sont pas suffisamment sues.

mercredi 5 décembre 2018

Les pantoufles de Caravage

Il y avait, dans un quartier riche de Paris, près de l’Arc de triomphe de l’Étoile, un opulent hôtel particulier qu’un public clairsemé visitait en déambulant paisiblement. On y retrouvait, dans des salons surchargés de meubles, de tapisseries, de bas-reliefs, et de statues, de vieilles connaissances fidèles et silencieuses : le plus beau Rembrandt en France, un Ruisdael délicat, et une vierge sculpturale de Giovanni Bellini, sans oublier Uccello, Botticelli, Tiepolo…

À peine avait-on passé le portail sur le grand boulevard, et gravi les marches de marbre qu’on entrait dans un petit musée de province. On troublait le silence en faisant légèrement craquer le plancher d’où s’exhalait le parfum persistant de la cire.
C’était au siècle dernier. Le musée Jacquemart-André était alors administré avec routine par une fondation créée par les académiciens moribonds de l’Institut de France.

En 1995, l’Institut se débarrassait du musée, comme d’autres institutions publiques, au profit des intérêts privés de l’entreprise Culturespaces, filiale de Gaz de France (aujourd’hui Engie).

Et le musée s’est depuis transmué par magie en un Disneyland de la culture bourgeoise.
Un budget considérable est consacré à la promotion d’expositions anémiques avec un zeste de prestige, comme pratiquait la feue et interlope Pinacothèque de Paris.
Des économies aussi considérables sont faites sur l’accueil, le confort et l’information du visiteur. Aucune consigne de sécurité n’est respectée, pas de surveillance de l’entrée et des vestiaires, pas de fouille visuelle.
Les salles d’exposition sont si petites et le public si nombreux qu’il est impossible de contempler un tableau plus de 30 secondes sans qu’une oppression panique vous saisisse et le besoin de respirer vous précipite vers la sortie.

Par bonheur, la boutique du musée dont la visite est forcée au moyen d’un parcours tortueux unique, abonde en produits culturels, figurines de plastique, maillots imprimés et minuscules reproductions aimantées. On recommandera particulièrement le torchon « Mary Cassatt », 100% coton, qui montre qu’au-delà de certaines revendications un peu radicales, les meilleures peintres américaines savaient soigner leur linge de maison. On dit que les pantoufles de Caravage sont attendues.
Et puis on peut feuilleter les catalogues d’exposition, encombrants et exorbitants, et y voir enfin les tableaux dans leur entier.

Le torchon de Mary Cassatt, peintre impressionniste américaine, est en vente dans la boutique du musée Jacquemart-André. À l’occasion de l'exposition actuelle, on espère la commercialisation des pantoufles de Caravage. 


Allez donc voir l’exposition « Caravage à Rome ». Même si le peintre y est peu représenté, 9 tableaux dont au moins un faux (l’Ecce homo de Gênes), quelques copies, et trois magnifiques (de Milan la Cène à Emmaüs, et de Rome, le Saint Jérôme de la galerie Borghese et la Judith décapitant Holopherne, au palais Barberini), elle bat déjà des records de fréquentation. Vous y battrez sans doute un record personnel de la visite la plus courte, vu le nombre d’œuvres au catalogue et l’impossibilité de les approcher.
Mais vous pourrez, plus tard, toute amertume digérée, affirmer avec fierté « j’ai fait l’exposition Caravage au Jacquemart, en 18 ». La preuve définitive, à défaut d'agrémenter vos souvenirs, sera sur la porte de votre réfrigérateur.

dimanche 25 novembre 2018

La vie des cimetières (84)


On pensait le cimetière de Saint Bonnet-Laval au bout du monde. Mais quand, après l’avoir dépassé, puis avoir contourné le lac de barrage sur la Truyère, à peine 100 kilomètres plus loin, au sud de Saint-Flour, on gravit la pente qui mène à l’église Saint-illide, on découvre alors son antique cimetière, et on réalise qu’il y a certainement plusieurs bouts du monde.


Le cimetière surplombe l’église, qui a plus de huit siècles mais dont il n’y a rien d'autre à dire, et le château d’Alleuze, dont les livres disent qu’il a laissé quelques traces dans les récits historiques sur la guerre de 100 ans, incendies, évêques, prison. Depuis 800 ans il se défait lentement sur son promontoire, mais l’Encyclopédie précise qu’il est « maintenu dans cet état de ruine ».


L’endroit est herbu, moussu, rouillé, abandonné, le Christ est crucifié sur un fragment de vieux tuyau, incomplet, la gravure des tombes est illisible.
Autour, il n’y a plus de temps, au point qu’y ont été tournés, quelquefois, des films populaires avec des résistants et des extraterrestres.
Et on sent la réalité nous échapper, et qu’à s'y attarder on perdrait la raison, sans secours possible, car même les réseaux téléphoniques n’y vont plus.




dimanche 18 novembre 2018

La vie des cimetières (83)


Venant un jour du Nouveau Monde, et abandonnant l’Allier pour son affluent le Chapeauroux, sur une route sinueuse entre Haute-Loire et Lozère, juste avant d’arriver à Saint Bonnet-Laval, on apercevra peut-être en contrebas, au fond d’une vallée déserte, une haute enceinte pâle et borgne. C’est le cimetière, de 20 mètres sur 60, prolongé d’une petite annexe, à peine plus grand que celui de Ronesque.


Et poursuivant la route et la rivière, on traversera le Chapeauroux à Laval-Atger, en direction de Grandrieu, et on rencontrera, avec un peu de chance, si le brouillard se lève, les elfes étranges et bienveillants qui hantent, depuis que Jean Chastel en a occis la Bête, cette vallée perdue aux confins du Gévaudan.

Et on n’est pas encore au bout du monde


samedi 10 novembre 2018

La refonte de l'Artic

Monet, Matinée brumeuse sur un bras de la Seine à Giverny, 
d'une série de 18 toiles, en 1897
Collection Art Institute of Chicago.

Le voyageur immobile qui frissonne en s’aventurant dans le labyrinthe des sites des grands musées, mais qui y passe tant d’heures que sa vie sociale menace ruine, ne pourra pas nous reprocher la chronique d’aujourd’hui.
Il s’agit pourtant d’un très grand musée, l’Art Institute de Chicago (https://www.artic.edu/), l’un des plus riches des musées américains, qui présente fièrement son site complètement refondu, et se vante de 52 438 images téléchargeables en très bonne qualité et libres de droits, et de son nouvel outil de recherche d’une grande précision, armé de filtres ingénieux.

Voyons cela. Faisons honneur au musée en allant flâner dans les collections d’art américain. Le bouton « Show filters » affiche à gauche les catégories qui filtreront la recherche parmi plus de 100 000 objets catalogués.
Le critère « Départements du musée » semble le plus pertinent. Mais l’appui sur le bouton d’un critère n’affiche pas la liste complète des éléments disponibles mais une zone de recherche où il faut saisir une expression, en anglais.
Soit. Entrons le mot « American », et cochons l’élément « American art » qui apparait alors et réduit la requête à 2604 objets. Une première page de 50 vignettes s’affiche automatiquement après quelques secondes, qui deviendront vite énervantes dans les recherches à plusieurs critères, car au moindre clic sur la page elles empêchent toute autre fonction. Patientons.

Promenons-nous enfin parmi les vignettes de l’art américain. Ici commencent les vrais problèmes d’ergonomie, car le site ne sait pas paginer correctement les résultats d’une recherche. Or notre exploration promet 53 pages de vignettes (2604 divisés par 50). Ainsi pour voir les dernières images de la catégorie « Art américain » on devra appuyer 52 fois sur le bouton « Load more » (en afficher plus), et attendre 5 à 10 secondes entre chaque appui pour afficher, à chaque fois, la page suivante additionnée de toutes les précédentes. La 53ème page, très longue, comprendra donc, si le navigateur n’a pas rendu l’âme entre-temps, l’ensemble des 2604 vignettes. L’opération complète demandera 15 à 20 minutes.

Quatre conseils et informations pour ne pas en arriver à une geste définitif :

• Si pendant une longue requête, une vignette attire votre attention, n’oubliez pas de « l’ouvrir dans un nouvel onglet », sans quoi, en voulant retourner à la page précédente, vous seriez condamné à reprendre le chargement à partir d’une page choisie semble-t-il aléatoirement.

• Ne demandez pas le classement des résultats de recherche par nom d’artiste, c'est inutile. Les tris par artiste se font à l’absurde façon anglo-saxonne, dans l’ordre alphabétique des prénoms !

• Si vous utilisez la fonction de recherche globale sans l’emploi des filtres, et souhaitez par exemple savoir si le musée héberge des œuvres d’Henri Taurel, le site vous proposera, parmi d'autres objets approximatifs, tous ceux qui figurent des tortues. Parce que Tortue en anglais s’écrit Turtle et que l’Art Institute considère qu’emporté par l’émotion et ébloui par la sublimité de son ergonomie vous avez raté la moitié des touches de votre clavier en entrant votre requête. Alors il vous a obligeamment corrigé, ce qui ravira peut-être un dadaïste dilettante ou un oulipien à la retraite.

• Enfin ne vous attendez pas à trouver là de bonnes reproductions des œuvres dont l’auteur n’est pas entièrement décomposé. Une conception extensive du droit d’auteur y est résolument respectée. Grant Wood par exemple, qui est dans le domaine public en Europe depuis 2013, ne l’est pas aux États-Unis. Toutes ses gravures sont reproduites au format d’une carte postale, et seul le fameux tableau « American Gothic » peut être agrandi et détaillé (mais pas téléchargé). C’est parce qu’il est devenu, comme « Le monde de Christina » d’Andrew Wyeth, une icône de l’Amérique courageuse et prospère, et qu’il eut été humiliant de présenter l’une des « Joconde » du musée aux dimensions d’un timbre poste.

On l’aura compris, le site de l’Art Institute de Chicago n’est pas fait pour le badaud ingénu qui pense qu’internet lui fera découvrir le monde mieux que le journal télévisé. Il est fait pour un homo sapiens moderne, instruit et efficace. On le visite quand on sait très précisément ce que l’on cherche. Et si possible en anglais. Sans quoi l'exploration s’embourbe inéluctablement, comme dans l’escalade d’une dune de mélasse dont le sommet s’éloignerait à chaque pas.

***
Il y a pourtant de belles choses dans cette collection. Ci-dessous quelques détails de portraits par Berthe Morisot, Velazquez, Jean Hey, Thomas Sully, de paysages par Carl Blechen, P.J. Volaire, Magritte, M.J. Heade, et de diverses choses par Thomas Fearnley, Fussli, Dalí, et J.J. Lefebvre.
Vous y verrez aussi, sans aucun ordre évidemment, Hopper, Caillebotte, Sanchez Cotan, Homer, Turner, Van Ruisdael, Fantin-Latour, Cambiaso, Boudin, Aert de Gelder, Goya, Canaletto, Rembrandt, Sargent, Utamaro, Dalí encore

Pour le reste, bon courage !