jeudi 23 janvier 2020

Deux garçons avec une vessie



« Deux garçons se disputant un ballon (en vessie de porc) », reproduit ci-dessus, était le numéro 15 d’un ensemble de 108 chefs-d’œuvre du peintre Joseph Wright, de Derby (au nord de Birmingham dans les Midlands anglaises), exposés en 1990 à l’occasion d’une mémorable rétrospective à la Tate gallery de Londres, puis au Grand palais de Paris, et au Metropolitan museum de New York.
D’autres scènes d’enfants avec un ballon éclairées à la bougie, peintes par Wright vers 1769, étaient alors connues, dit le catalogue de l’exposition, mais aucune n’avait la singulière étrangeté de ce numéro 15.

Nombre d’amateurs d’art découvrirent alors Wright of Derby, à peine connu hors d’Angleterre. Sa touche onctueuse, ses paysages nocturnes, ses clairs-obscurs spectaculaires, l’originalité de son inspiration scientifique, les émerveillèrent.

Près de 30 ans plus tard, dans une ferme des Midlands, les propriétaires d’un tableau acheté par leurs ancêtres, qui figure deux enfants dont l'un gonfle un ballon, éclairés par une bougie, décidaient de le faire nettoyer. Le restaurateur, curieux, demandait l’expertise d’une galerie londonienne qui l’achetait illico pour le revendre en mars 2019 à la grande foire d’art européen de Maastricht, attribué sans surprise à Joseph Wright of Derby.

On ne sait pas le montant versé aux propriétaires des Midlands, mais on connait parfaitement la somme faramineuse que déboursera le candidat acquéreur, le musée Getty de Los Angeles, si la vente hors d'Angleterre est autorisée, car le tableau, dorénavant qualifié de trésor national, a fait l’objet d’une interdiction temporaire d’exportation, le temps que les institutions britanniques tentent de réunir 4 millions de livres sterling (5,2 M$), taxes comprises, nécessaires à la préemption.

En octobre 2019 la ministre anglaise des Arts publiait un appel pour trouver un acheteur au Royaume-uni et ainsi garder le tableau dans le pays où il a été peint (et cependant oublié).
Le musée Joseph Wright, à Derby, qui héberge déjà une trentaine de tableaux du peintre, parmi les plus beaux, a regretté que le musée n’ait plus, comme la plupart des musées anglais aujourd'hui, les moyens de tels achats, mais s'est réjoui que l’acheteur soit un musée américain qui promet d’exposer le tableau en public (le musée Getty possède déjà deux tableaux de Wright et n’en expose actuellement qu’un).
  
Le 16 janvier 2020, le délai légal écoulé, l’autorisation d’exportation était délivrée pour le tableau, reproduit ci-dessous, mesurant 73 centimètres par 93, peint vers 1769 par Joseph Wright of Derby, peintre anglais, et intitulé «  Two boys with a bladder (deux garçons avec une vessie) ».

Mise à jour 25.07.2024 : Reproduction en très haute qualité (10 000 pixels) fournie par le musée Getty.



jeudi 16 janvier 2020

2019, 2020, tout augmente

Il y a 500 ans déjà, dans les médias, l’avenir de l’humanité ne se présentait pas sous un jour très favorable. Ci-dessus le témoignage de Jérôme Bosch dans son jardin des délices (Madrid, musée du Prado).


Comme chaque année depuis 1989, le film de l’année 2019, celui qui mériterait d’emporter toutes les récompenses, les césars, les palmes d'or, c’est le zapping de l’année télévisuelle, minutieusement assemblé par Patrick Menais.
C’est sa 30ème édition (2016 manque, c’était l’année de son licenciement de Canal+).
Pour des raisons juridiques, le zapping s’appelle maintenant VU. « VU 2019, le VU de l’année » est diffusé sans frais jusqu’au 3 février 2020 sur le site France.tv. Les années précédentes de VU, 2017 et 2018, sont encore plus ou moins disponibles, ici et (prévoir 4h par année).

On y voit donc ce que la télévision française a montré d’un an de notre vie sur la planète. L’ingénieux Menais en a reclassé des centaines d’extraits à sa manière, et leur confrontation donne aux évènements une perspective singulière. Il en ressort une sorte de farce ironique, grinçante, noire.

Certains diront qu’ils n’y ont rien vu de nouveau, que le scénario et les idées fixes de Menais sont les mêmes depuis 30 ans, et qu’on y serine des sujets qui nous ont été chantés sur tous les tons à longueur d’année. Évidemment. Menais peint une fresque sur l’espèce humaine. Elle n’évolue pas, ou peu, à l’échelle d’une génération, mais il faut être juste, elle se surpasse d’année en année.
Et en 2019, certaines performances ont pulvérisé tous les records.

À commencer par un record dont tout le monde scientifique admet maintenant qu’il est un résultat des actions humaines, le record absolu de température en France, le 28 juin à 16h20.
45,9°C, presque 2 degrés de plus que le précédent record de 2003, couronnement d’une année riche en catastrophes climatiques, déluges, inondations et gigantesques incendies de forêt. Toutes choses si spectaculaires et hypnotiques qui font de l’actualité une superproduction hollywoodienne, avec une différence appréciable néanmoins, car dans les « films catastrophe » quelque héros désintéressé parvient toujours à sauver l’espèce humaine.
Sur ce point, l’inaction des gouvernements a atteint en 2019 des hauteurs inégalées.

Autre record presque absolu, les dividendes distribués aux spéculateurs actionnaires des grandes multinationales ont dépassé cette année ceux d’avant la crise financière de 2008, et la concentration de la richesse et donc du pouvoir s’en trouve renforcée et déshinibée, à l’image de cette dérisoire secrétaire d’État qui joue de sa position pour participer à des émissions populistes et populaires, et bénéficier de ce vedettariat pour promouvoir ses livres.

Et puis, prouesse sans précédent, la police n’avait jamais arraché impunément autant de mains ni crevé autant d’yeux de manifestants et de grévistes depuis longtemps, et c’est stupéfiant de voir sur ces vidéos trop furtives ce métier exercé avec un plaisir si manifeste à détruire anonymement ses congénères et avec la bénédiction des éditorialistes, des ministres et du président.

Finalement, une année plutôt réussie pour la télévision.
Que lui manque-t-il ? Le tir à balle réelle de la police sur des manifestants pacifiques, un accident nucléaire catastrophique qui contamine irrémédiablement tout une région dans le parfait silence des autorités ?
N’oublions pas qu'une attraction extraordinaire au cœur de Paris en avril, cette cathédrale qui s’effondrait sous les flammes, a diffusé sur la capitale, en même temps que les images d’un spectacle exceptionnel comme un don du ciel médiatique, environ 400 tonnes de plomb en fumée, soit 4 fois les émissions françaises d’une année en quelques heures seulement.

Alors ne soyons pas impatients, tout est prêt pour que le pire survienne.
Et il est bon d’en garder un peu en réserve pour que soit encore plus palpitant le zapping de 2020, et des années suivantes tant que la télévision fonctionnera.

mercredi 8 janvier 2020

Histoire sans paroles (34)


Orcival, en Auvergne, un toponyme qui tinte doucement, comme une clochette, la vallée de la source, peut-être, ou vallée de l’ours, et une histoire somme toute assez commune ; une relique de la Vierge en personne, parait-il, une statue reliquaire de bois, couverte d’argent et d’or, un pèlerinage assez populaire pour construire en écrin une magnifique église à flanc de colline, romane vu l’époque.
Six siècles plus tard, 1789, le grand village traverse l’Histoire sans dommages, mais devient peu à peu un petit bourg, une localité lit-on parfois, un endroit. Restent un pèlerinage annuel au printemps, pour les fêtes de l’Ascension, et une description complète de l’église, savante et surannée, sur un site du ministère de la Culture.


mercredi 1 janvier 2020

Billet suisse

En hommage à Étienne Dumont, trois activités sur le lac Léman par François Bocion (1828-1890), vrai peintre suisse. La pêche, la promenade vespérale et le dragage. La pêche vient de changer de main pour 41 000 euros à Niort.


Vous rêviez d’une information à jour, sérieuse et documentée sur les expositions, les musées, le monde de l’art, mais filtrée par un regard critique qui ferait preuve d’une certaine hauteur de vue et d’indépendance d’esprit ?

Ne cherchez plus. On ne trouve ça qu’en Suisse. C’est le blog d’Étienne Dumont, journaliste retraité, hébergé sur le site de Bilan.ch.
Un ou deux billets tous les jours, centrés sur la Suisse, certes, mais avec beaucoup d’actualités françaises, et aussi italiennes, allemandes, anglaises. Dumont voyage beaucoup.

Toujours érudit mais concis, ironique mais limpide. Essayez son billet récent sur la non-vente du panneau de Cimabue, par exemple.

Cimabue [prononcé Tchi ma bouée] est le grand-père de la peinture de la Renaissance en Italie. Alors quand on déniche une des ses œuvres, ce qui est rarissime, c’est dans le grenier ou la cuisine d’une vieille dame qui la prenait pour une icône byzantine sans valeur sur laquelle le petit neveu s’entrainait aux fléchettes.
C’est ce qui vient d’arriver à Compiègne. Disputée aux enchères jusqu’à 24 millions d’euros, la réalisation de la vente est suspendue à une préemption de l’État français qui a deux ans et demi pour réunir la somme ou se désister.
En attendant les héritiers de la vieille dame, modestes, devront régler plus de 100 000 euros d’assurance annuelle et peut-être quelques millions au fisc.

Lire les détails de cette aventure croquignolesque sous la plume d’Étienne Dumont est un plaisir. Il est étonnant qu’un site Suisse qui traite d’économie diffuse ces petits joyaux quotidiens sans les enfermer au fond d’un coffre réservé aux abonnés payants. Ça viendra certainement.

En attendant profitons-en.

Pratique : la Suisse n'a pas encore découvert les flux RSS (Réellement Simple Syndication), et l'abonnement par e-mail aux blogs d'opinion de Bilan.ch incluant les billets de Dumont, Newsletter, ne fonctionne pas, ce qui oblige à visiter cette adresse du blog tous les jours !

vendredi 27 décembre 2019

Passons, passons...

Passons, passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent
Guillaume Apollinaire (Cors de chasse, dans Alcools)
Ici s'élève un grand débat entre la science et le vulgaire. La science prétend que les hommes sont répandus sur le pourtour de la terre, qu'ils ont les pieds à l'opposite les uns des autres, que partout le ciel est également sur leurs têtes, et que partout le point de la terre foulé par les pieds de ses habitants est le centre pour chacun. Le vulgaire demande pourquoi les hommes placés à l'opposite ne tombent pas : comme s'il n'était pas facile de répondre qu'eux aussi ont le droit de s'étonner que nous ne tombions pas ! Il y a une opinion intermédiaire, et que la foule si indocile trouve probable : c'est que le globe est inégal, semblable pour la figure à une pomme de pin, et que la terre est habitée tout autour de cette espèce de cône. 
Pline l’ancien, Histoire naturelle, Livre 2, (an 77 de l’ère actuelle)

Visiteur, qui pose pour la première fois ton regard sur ce blog, sache que tu arrives dans un endroit peu fréquentable (et d’ailleurs très peu fréquenté). Sous une apparence austère parfois attrayante, tu constateras qu’il peine à respecter les valeurs dites sacro-saintes, les nations, les drapeaux, les religions, les institutions.
Tu noteras qu’il méprise les souverains affublés d’un numéro, en l’écrivant en chiffres arabes, qu’il ne fête pas les dates anniversaires des grands hommes, ni des grandes femmes, qu’il informe sur les expositions généralement après leur fermeture, et surtout, qu’il escamote l’accent circonflexe sur les mots aout, gout, abime ou maitre.

Bref, tu abordes un blog inconvenant.
Si, en dépit de cet avertissement, tu as décidé de poursuivre, apprends qu’il va faire, sous tes yeux, un pas supplémentaire dans l’ignominie et piétiner ses principes en célébrant son propre anniversaire.


Le 27 décembre 2006, dans un premier billet balourd mais déjà assoiffé de vérités scientifiques et… disons artistiques, le blog réclamait des images, que jamais il n’obtint, du verso d’une admirable statue d’Arsinoë 2, qui venait de sortir des eaux de Canope, ville engloutie près d’Alexandrie dans la baie d’Aboukir. Elle gisait là parmi d’autres débris dans un dépotoir à statues dont la religion était périmée, sauvée d’un recyclage moins noble par l’engloutissement de la cité.
Toutes ses représentations, sur internet et dans la presse, la montraient de face, de trois-quart, très rarement de profil, et jamais de dos. Personne depuis n’a proposé de dévoiler ce secret.

Tu penses certainement, visiteur, que le titre du blog comporte déjà une faute d’orthographe et une ambigüité, soit une inversion de lettres s’il entend écrire le mot blog, et dans ce cas ce serait un anglicisme inélégant, soit une faute d’orthographe s’il veut parler de la Terre, hypothèse plausible à la vue de l’illustration du bandeau de titre.

L’équivoque était délibérée.
À un blog ambitieux, il fallait des lecteurs susceptibles d’accepter n’importe quoi. Et c’est dans les exclus, dont on entendait déjà que l’internet et les réseaux sociaux étaient envahis, chez ceux qui souffrent d’être dévalorisés, socialement, affectivement, et qui sont prêts à adhérer à n’importe quelle explication qui ne serait pas celle de la société qui les ignore, que le blog pensait trouver des lecteurs.

Les adeptes de la Terre plate étaient parmi les mieux inspirés. Leur refus pathologique d’accepter la réalité quand elle ne coïncide pas avec leur vision du monde a quelque chose de Don Quichotte, leur opiniâtreté à réécrire autrement les règles les plus élémentaires de la science a tout de la poésie pataphysique et des prémices d’une grande religion. À n’en pas douter, c’était l’avenir.

Un sondage fameux et très respectable, réalisé avec beaucoup de sérieux, de mathématiques, et de biais de toutes sortes par l’Ifop a largement confirmé ce choix depuis.
Il se proposait, souvenons-nous, de mesurer la croyance des Français dans les grands mensonges supposés manipulés par les pouvoirs occultes des sociétés secrètes ou des gouvernements corrompus. Pour donner un exemple de la qualité des questions imaginées par l’Ifop, parmi les complots proposés (liste p.99), étant sous-entendu que tous sont faux, la question suivante était posée « Êtes-vous d’accord ou pas avec l’affirmation que Dieu a créé l’homme et la Terre il y a moins de 10 000 ans ? », et 18% des sondés y répondaient positivement.
Vous noterez que ceux qui pensent qu’un dieu à créé l’ensemble il y a plus de 10 000 ans, hélas nombreux, ne pouvaient pas se prononcer, ni ceux, rares sans doute, qui pensent que tout cela s’est créé sans aide extérieure il y a moins de 10 000 ans. On mesure là toute la finesse de la méthode.

La question qui regarde le blog était plus claire « Êtes-vous d’accord ou pas avec l’affirmation qu’il est possible que la Terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l’école ? »
9% des sondés ont répondu positivement. Ce qui fait beaucoup de lecteurs potentiels.
Hélas, le sondage lui-même était noyauté par les servants d'un vaste complot mondial, car en 13 ans de chroniques d’une régularité astronomique, aucun adepte de la Terre plate n’a jamais pris contact ni laissé un commentaire sur le blog. Pas un lecteur de plus. Les spécialistes pensent aujourd'hui qu’il n’y a en réalité que quelques milliers de fidèles, et essentiellement aux États-Unis (Flat Earth Society).

Pourtant le blog avait concocté une documentation pointue destinée à soutenir les adeptes de la planéité, et déniché à l’appui de leurs certitudes le témoignage inestimable d’Augustin d’Hippone, le fameux Saint Augustin, lointain héritier des chimères de l’imputrescible Platon, et le plus grand penseur du christianisme. Il écrivait dans La cité de Dieu (16-9) au début du 4ème siècle :
« Quant à leur fabuleuse opinion qu’il y a des antipodes, c’est-à-dire des hommes dont les pieds sont opposés aux nôtres et qui habitent cette partie de la terre où le soleil se lève quand il se couche pour nous, il n’y a aucune raison d’y croire. Aussi ne l’avancent-ils sur le rapport d’aucun témoignage historique, mais sur des conjectures et des raisonnements, parce que, disent-ils, la terre étant ronde, est suspendue entre les deux côtés de la voûte céleste, la partie qui est sous nos pieds, placée dans les mêmes conditions de température, ne peut pas être sans habitants. Mais quand on montrerait que la terre est ronde, il ne s’ensuivrait pas que la partie qui nous est opposée ne fût point couverte d’eau. D’ailleurs, ne le serait-elle pas, quelle nécessité qu’elle fût habitée, puisque, d’un côté, l’Écriture ne peut mentir, et que, de l’autre, il y a trop d’absurdité à dire que les hommes aient traversé une si vaste étendue de mer pour aller peupler cette autre partie du monde. »
On comprend aisément qu'un argumentaire aussi robuste ait pu influencer plus de 1000 ans de science en Occident ! D’ailleurs Augustin mériterait d’être le parrain de ce blog. Car il ne faut pas blâmer les apôtres de la Terre plate. À leur manière, excentrique et malhabile, ils essaient de refaire l’histoire de la science. Les aurait-elle écoutés, l’espèce humaine n’aurait peut-être jamais réussi à transformer ce petit caillou, fut-il plat ou globuleux, en enfer.

Un autre échec de l’histoire du blog, parmi tant d’autres, fut la recherche pathétique du nom d’un sculpteur dont la signature peu lisible est gravée sur la statue d’une fillette assise sur une tombe, dans le cimetière monumental de Milan, en Italie du nord.
Pas la moindre proposition depuis 10 ans. Effrayant silence des espaces infinis de l’internet !

Mais ne nous attardons pas sur ces revers, et réjouissons-nous, puisque cette chronique célèbre un anniversaire. Voici une surprise, en vidéo. Elle dure 4 minutes. Le commentaire n’est qu’en anglais, mais à une minute et 13 secondes, vous verrez qu’on peut se passer de tout commentaire. Elle a été filmée en novembre 2016 au British Museum, à Londres, mais aurait pu l’être à Saint Louis, dans le Missouri, au printemps 2018 (à 15min.20) ou à l’Institut du monde Arabe de Paris, fin 2015 (à 20min.57) ou peut-être de retour au musée des antiquités de la Bibliotheca Alexandrina d’Alexandrie, en Égypte, qui sait ?


Enfin rappelons aux lecteurs de tout genre qu’une petite zone de saisie « Rechercher dans ce blog » permet d’y trouver n’importe quel mot incongru et de flâner parmi 680 chroniques richement illustrées, qui peuvent être lues avec des années de retard sans que la constance de leur futilité encyclopédique n’en pâlisse. Ils y dénicheront des informations insoupçonnées et inactuelles sur la peinture, le droit d'auteur et les cimetières, et sur toutes sortes d’animaux et de végétaux, éléphants, autobus, Tati, Kubrick, et même Mozart (mais que les inconditionnels de la planéité ou de la platitude ne cherchent pas les mots Terre ou globe, ils en ressentiraient sans doute de l’amertume).

lundi 16 décembre 2019

Souvenir tendancieux du Puy


Pour le voyageur qui voudrait garder en mémoire une image de la belle cathédrale du Puy-en-Velay, mais en effacer l’indécente Vierge rose qui la domine de son promontoire jupitérien, le plus difficile sera de trouver un angle favorable où celle-ci n’apparait pas. Cela demandera un peu d’imagination.
Mais il pourra alors exhiber ses photos sans risquer les quolibets peu charitables que susciterait sinon cette perspective curieuse qui donne l’impression d’un trucage, d'une maquette qui ne respecte aucune proportion, et qui éveillerait les soupçons sur un prétendu voyage lointain, alors que la photo semble prise dans le parc d’attraction de la France miniature, à Élancourt près de Paris.

Cette Vierge inexpressive et sulpicienne était dit-on d’un rouge tuile, délicatement repeint en rouge cuivré en 2013. En fait elle parait le plus souvent rose orangé.

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Au lieu de visiter ce monument vaniteux fait de la fonte des canons de la guerre de Crimée en 1860, et équipé d’un escalier interne de 3 étages et de quelques hublots, le sage gravira de préférence les sombres ruelles pentues de la vieille ville du Puy, jusqu’à la cathédrale.

Essoufflé, il aura l’impression d’y entrer par la cave, croisera un aveugle de bois et sur des bas-reliefs usés des êtres émergeant à peine de la pierre, et il s’arrêtera devant la ténébreuse Vierge noire et l'enfant divin qui surgit de son manteau comme la créature monstrueuse dans le film Alien

La cathédrale est sombre, le beau cloitre, encaissé et oppressant. Le lieu est désert.
Il recevrait cependant plus de 1000 visiteurs par jour, en moyenne !
Des fantômes, peut-être. Ou alors, l’obscurité les dissimule. En 75 ans la ville du Puy a perdu, avec régularité, près d’un tiers de sa population.

mardi 10 décembre 2019

Un portrait de Friant



Reconnaissons-le, s’il faut payer les tubes de toutes les couleurs, le charbon pour réchauffer l’atelier et les modèles, l’habit de soie vert, et les plumes d’autruche qui siéent au costume d’académicien, et puis la précieuse épée ouvragée, et toutes les réceptions d’amis influents pour s’élever dans les grades de la Légion d’honneur, s’il faut payer tout cela, qui est tout de même le minimum vital de l’artiste, un peintre ambitieux se devra de convenir exactement aux gouts de son temps.
Et entre 1880 et 1920, si l’impressionnisme ou le fauvisme éclairaient parfois la vitrine de rares galeries parisiennes, l’époque était plutôt aux grands tableaux charbonneux, sentimentaux et moralisateurs.

Or Émile Friant était naturellement enclin au pathétique quotidien. On l’appelait parfois le « pompier photographe » ou le « peintre des cimetières » (pompier au sens de pompeux, bien entendu).
Alors, tout se fit naturellement ; médaille d’or à l’Exposition Universelle de 1889 à 26 ans, avec Légion d’honneur et achat de La Toussaint par le musée du Luxembourg, biographie éditée à 36 ans, médaille d’or à l’Exposition Universelle de 1900, élu à l’Académie des beaux-arts en 1923, à l’Institut de France en 1924, pour finir Commandeur de la légion d’Honneur en 1931.

Une vie réussie donc, globalement heureuse, on le suppose. Et peu importe que ses tableaux fleur bleue, moralisateurs, voire mythologiques, soient aujourd’hui regardés avec dédain et échangés contre quelques milliers d’euros seulement dans les enchères publiques.

On aurait pu ainsi oublier Friant, invendu dans quelque salle des ventes de province.
Mais le marché de l’art, qui ne peut pas se tromper tout le temps, ne serait-ce que statistiquement, montre depuis un certain temps, bien avant la superbe rétrospective de Nancy en 2016, une attirance sensible vers ses portraits.
Et Friant a sans doute peint parmi les plus beaux portraits de son temps, souvent plus expressifs que ceux des messieurs Bonnat, Cabanel et autre Bouguereau qui ne figuraient en général que de belles enveloppes creuses.
D’ailleurs Friant ne s’intéressait foncièrement qu’à l’humain qu’il représentait. Le fond l’ennuyait. Il torchait ses décors en trois coups de pinceau délavés, ce qui est astucieux, l’œil se concentre alors sur ce qui reste net, le visage.

Une vente récente est venue confirmer brillamment cet engouement des amateurs, le 29 novembre, au 9 rue Drouot, à Paris.
Quatre portraits par Friant étaient mis aux enchères, timidement estimés, une petite aquarelle à 3000€, un pastel à 4000 (notre illustration), une petite toile à 8000, et une toile moyenne à petit pédigrée, à 15 000 (estimations hautes).

Et les résultats de la vente alimenteront les annales. L'aquarelle, un portrait raté, est partie pour 7700€, les deux huiles pour 84 000 et 122 000 (pour le portrait de madame Paul, à la mise en scène si originale). Pour les deux toiles, c'était 10 fois les estimations. Quant au pastel, magnifique portrait, il frôlait 100 fois les estimations à 324 000€ (1).

Double record, pour les chasseurs de superlatifs, parce qu’aucune œuvre de Friant, sauf erreur, n’avait atteint un tel prix, certainement même du vivant à succès du peintre (2), et parce que, sauf exception, le prix des pastels, médium extrêmement fragile et déconsidéré, est habituellement très largement inférieur au prix des huiles.

 *** 

(1) Le titre du pastel, « La modiste », attribué sur le catalogue de la vente, est assez inapproprié. « Chez la modiste » aurait mieux convenu. La scène se passe effectivement dans un magasin de mode, mais la jeune femme est habillée chaudement comme une cliente, et elle tient à la main un petit pain et un maigre bouquet d’œillets blancs. On retrouve ici la tendance à la sensiblerie d’Émile Friant. La jeune femme, habillée avec un soin discret, vient d’entrer dans le magasin, mais son regard rêveur et un peu triste et ses modestes courses suggèrent qu’elle ne fera qu’admirer les présentoirs de la modiste. 
(2) Grossièrement calculé, 300 000€ aujourd’hui feraient 100 000F en 1890, c’est à dire le prix que Bouguereau demandait pour les immenses pensums cuisinés particulièrement pour les musées et qu’il ne parvenait pas toujours à vendre.

mardi 3 décembre 2019

La malédiction du Louvre

« Il est temps de décrocher Mona Lisa. […] Le Louvre n’a pas un problème de surpeuplement, il a un problème de Mona Lisa[…] Il faut qu’elle s’en aille. Elle est un risque pour la sécurité et un obstacle pour l’éducation. […] Les Anglais viennent d’élire cette année Mona Lisa l’attraction la plus décevante au monde, battant ainsi Checkpoint Charlie. […] Aucune œuvre d’art ne devrait rendre les gens malheureux. »
Jason Farago, éditorialiste spécialiste de l’art, publiait dans le New York Times du 6 novembre 2019 un article grinçant, après une visite du Louvre en été, article en accès libre sur artdaily.com.

Le Louvre en 2024. Les salles sans Joconde, jamais visitées, sont devenues trop couteuses à entretenir et à surveiller. On en a supprimé tous les tableaux. Il est toujours possible de les voir, un par un et sur demande, en prenant rendez-vous, dans les réserves de Lens, mais la visite privée est hors de prix.


Le rôle principal d’un musée de beaux-arts est, encore pour quelques temps, de préserver et présenter le patrimoine artistique des peuples, avec tout le flou que comporte chacun des termes de la proposition.
Préserver, c’est empêcher la dégradation naturelle. Dans un système physique on appelle cela réduire l’entropie, dans un système économique c’est dépenser sans fin.
S’agissant du domaine public, il est logique que cette dépense soit financée par l’État et l’impôt. Mais, ici comme dans bien d’autres domaines plus vitaux, l’État se défile progressivement.
Dans le cas des subventions au Louvre, en 10 ans par exemple, la participation de l’État a été réduite de 16%, soit une baisse de 26% en comptant l’inflation (14%), quand le nombre de visiteurs augmentait de 20%.
Il est juste de dire qu’en contrepartie l’établissement public est libre d’imaginer tous les moyens, pas nécessairement légaux, de compenser cette érosion.
Et là, c’est le Far West ! Le Louvre se comporte depuis une vingtaine d’années comme une entreprise désespérée au bord de la faillite, capable de n’importe quel acte irréfléchi.

Passons rapidement sur la prolifération des visites ou soirées privées pour gens fortunés, sur les prêts d’œuvres (qui sont des locations très lucratives, parfois de très longue durée), et sur les réductions d’effectifs et par conséquent la fermeture régulière de 20% à 30% des salles du musée, justifiées par des travaux imaginaires dans un plan annuel des fermetures.

Il y eut, en 2005 et pendant les années suivantes, l’interdiction de prendre des photographies à l’intérieur du musée, afin d’augmenter la vente de cartes postales, véritable comédie de la mesquinerie en quelques épisodes peu reluisants, petitesse qui sévit toujours, illégale, à l’occasion d’expositions temporaires d’œuvres pourtant du domaine public.

Il y eut entre 2010 et 2015 la ruée vers les mécénats les plus douteux. Peu regardant sur la provenance de l’argent, on vit le président de l’institution se livrer à quelques bassesses, comme faire exposer aux Tuileries les photos de vacances d’un coréen criminel et milliardaire en échange d’un substantiel don sans affectation.
Et les dons douteux n’ont pas pour autant disparu, comme le montre aujourd'hui la résistance du Louvre aux pressions écologistes qui voudraient que soit abandonné le considérable soutien financier de la société Total, alors que les plus grands musées internationaux ont maintenant annulé tous les mécénats des compagnies pétrolières.

Sans oublier l’histoire du Louvre Abu Dhabi, grosse opération profitable, activement soutenue par l’État français et qui mélange, à la gloire des plus belles réalisations de l’espèce humaine, une partie de la collection d’œuvres du Louvre, une base militaire française, un faux Léonard de Vinci porté disparu, les fruits les plus sophistiqués de l’industrie de l’armement, et des marées d’hydrocarbures, le tout ponctué de tortures d’opposants et de crimes de guerre, dans une monarchie minuscule dirigée par le Père Ubu. [Après publication et relecture, l'auteur reconnait avoir, dans ce paragraphe et sous l'élan de l'indignation, mélangé sans distinction les Émirats Arabes Unis et l'Arabie saoudite. C'est une erreur qu'il regrette en souhaitant qu'elle ne posera pas un voile de doute sur le reste de cette chronique par ailleurs parfaitement sourcée]  

Mais tout cela n’était rien, car il restait, susceptible d'ajustements dans le budget de l’établissement public, le poste le plus important dans ses ressources propres (60%), et 35% de ses recettes totales : le client.
Le Louvre a une réputation internationale de grand musée, et il dépasse effectivement en nombre de visites la Tour Eiffel et le château de Versailles. Il a reçu plus de 10 millions de visiteurs en 2018, supplantant ainsi le parc d’attraction Disneyland Paris, qui accuse une régulière érosion de sa fréquentation depuis 10 ans.
Et le plus simple pour manipuler le client, après le fiasco des cartes postales, était de bidouiller le prix du ticket d’entrée.

Cela s’est fait avec régularité et à des taux de hausse à rendre jaloux n’importe quel usurier : 10% en 2012, 10% en 2013, et le pompon en 2015, avec une augmentation de 25%.
Pour camoufler l’envergure du geste, le Louvre groupa alors simultanément la visite des collections permanentes et des expositions temporaires dans un seul ticket, sans en mesurer l’impact déplorable sur l’organisation des flux. Et le tout sans réaction notable des consommateurs, constitués il est vrai à 73% de clients étrangers captifs et soumis aux agences de voyage.

Le Louvre en 2024. Des militaires armés de mitrailleuses parcourent le musée en tous sens pour dénicher les visiteurs qui cherchent à éviter la Joconde. Ils les conduisent alors aimablement mais fermement dans l’aile d’attente pour l’œuvre la plus géniale du monde, après quoi les contrevenants doivent montrer leur allégeance en publiant un selfie sur le site de la préfecture de police. Ici, un touriste exilé dans les salles de sculpture antique essaie d’échapper à leur œil perçant, mais il est sans doute repéré par la présence du journaliste photographe accrédité.

La conséquence catastrophique du ticket unique se produisit en février 2017, quand une partie des visiteurs qui avaient réservé pour l’exposition Vermeer se vit refuser l’entrée du musée au prétexte qu’il y avait trop de monde.
Le chaos et la petite apocalypse locale qui s’ensuivirent secouèrent quelques temps même la presse généraliste et confirmèrent la réputation de redoutable gestionnaire du président de l’époque (qui a pourtant été reconduit en 2018).

Depuis, dans l’administration du musée, on a vu encore bien des actes malheureux et inconséquents.
Le dernier en date, pendant l’été 2019, période d’affluence extrême, fut la réalisation des travaux de rafraichissement des peintures de la salle d’exposition de la Joconde, forçant son déplacement temporaire dans une aile du musée transformée en hangar à bestiaux, avec des barrières de cheminement d’une file d’attente, des gardiens libérant l’accès au tableau à un petit groupe chaque minute, à distance respectable, et lui aboyant des semonces.
Des journalistes spécialisés racontent qu’ils erraient abasourdis dans les autres salles quasiment désertes, alors qu’on refusait des visiteurs à l’entrée d'un musée totalement désorganisé.

Cet épisode a suscité des critiques et des éditoriaux sarcastiques, jusque dans les plus grands journaux étrangers (voir l’exergue de cette chronique), et a entrainé la décision par le Louvre d’obliger à réserver dorénavant à l’avance un créneau d’une demi-heure pour toute visite du musée, y compris des collections permanentes.
Ça n’est certainement pas la bonne solution logistique, mais l’obligation a provoqué un effet collatéral bénéfique en posant une jolie cerise au sommet du gâteau, car à l’occasion de l’exposition Vermeer en 2017, le prix du ticket avait été augmenté de 13% en cas de réservation par internet (sans justification crédible). Comme toutes les visites des collections permanentes doivent désormais être réservées ainsi en ligne, et qu’elles constituent plus de 90% de l'affluence, faites le calcul…

Enfin une autre voie prometteuse, qui s’ouvre aujourd’hui dans le cadre de la farce des restitutions d’œuvres d’art, est la tentative du gouvernement de relâcher discrètement les derniers freins à l’aliénabilité des œuvres des collections publiques. S’il y parvient, le Louvre pourra tâcher d'équilibrer son budget en vendant des œuvres du domaine public à des institutions et des intérêts privés.

On voit par là, à travers cette revue succincte des combines et tribulations du plus grand musée de l’univers, qu’il reste une confortable marge de progression, pour des gestionnaires incompétents et motivés.

  

lundi 25 novembre 2019

Clichés de Conques


Conques [kɔ̃k] (prononcer konk) est un joli petit village de l’Aveyron, certains diront du Rouergue, ou du Midi-Pyrénées, voire de l’Occitanie, bref, du sud de la France, mais alors très au nord de tout cela, à peu de chose près en Auvergne, dans une vallée boisée.

Jadis florissante et fréquentée par les pèlerins qui partaient du Puy-en-Velay vers Compostelle, Conques était une ville. Si la tendance démographique, régulière depuis 1900, persiste, elle sera vide vers 2045, et seulement ouverte à heures fixes, comme un parc d’attractions.
Les employés et commerçants arriveront le matin en camionnette, un peu avant les touristes, rinceront les rues, rempliront les distributeurs de cartes postales, et aéreront l’abbatiale classée au Patrimoine mondial de l’humanité où parfois, en fin d’après-midi, seront données des pièces de musique baroque. 

Intérieur de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques, transept nord et ambulatoire. Le piano à gauche qui parait plus récent que le petit orgue positif, à droite, ne l’est probablement pas. L’orgue a été créé en 2000 par J. Boissonnade.
Il parait que les vitraux sont du grand peintre abstrait Pierre Soulages. Leur vertu essentielle est de ne pas le faire remarquer.


AltL’abbatiale est célèbre pour les sculptures débridées du tympan de sa façade ouest, qui représentent un Jugement dernier. On nous informe, sur sa moitié droite, que « Les injustes sont tourmentés de supplices, brulés dans les flammes, ils tremblent devant les démons et gémissent sans fin. Les voleurs, les menteurs, les trompeurs et les rapaces avides, les voilà tous condamnés ainsi, de même que les criminels. Ô pécheurs, à moins que vous ne changiez de vie, sachez que le jugement sera rude pour vous ».
Mais pas d’affolement, ce sera après la mort, et les textes ne sont pas vraiment limpides sur l'échéance. Actuellement, on peut se gaver et profiter de tout et de tous.
Les textes gravés seraient truffés de jeux de mots et de finesses oulipesques. Tout cela est analysé avec beaucoup de sérieux dans le site définitif et d'une captivante érudition de P. Séguret.

À l'époque, on aimait aussi les couleurs vives. La pierre calcaire, après 800 ou 900 ans, en a conservé de nombreuses traces. Les couleurs d’alors ont d'ailleurs été extrapolées dans des spectacles lumineux, peut-être immodérément.
Il n’est pas impossible que l’engouement contemporain pour l’authenticité, et l'attrait pour les coloriages tapageurs, finissent par faire un jour de Conques un petit Disneyland de l’art roman.



vendredi 15 novembre 2019

La vie des cimetières (91)

Avant la fin du siècle dernier, le sculpteur Del Debbio, déjà âgé, déposait un buste de Joconde sculpté de sa main sur la stèle dédiée à sa famille dans le cimetière du Montparnasse, et en profitait pour y faire graver quelques informations personnelles, ses civilités et notamment le lieu de son décès, Paris.
Toutefois il ne faisait pas inscrire la date prémonitoire correspondante, comme on le voit parfois, au moins pour le millénaire et le siècle, suivis de deux espaces blanches pour signifier que la décennie et l’année ne sont pas encore connues.
Il faisait bien. Né en 1908 et mort en 2010, il aurait alors commis une erreur sur le siècle et sur le millénaire, impair délicat à corriger sur du marbre ou du granite, et hors de prix.
Mais il s’est éteint à Nogent-sur-Marne ; il s’était trompé sur le lieu.

Pourquoi graver ces informations incertaines quand la mort n’a pas encore fait son office ?
Pour claironner qu’on n’est pas naïf, qu’on sait bien que tout a une fin ? Pour être sûr de ne pas se faire chaparder la place ? Certains prétendent que c’est par mesure d’économie, pour bénéficier d’un effet d’échelle. Mais les prix se calculent à la lettre, et à raison de 5 à 15 euros l’unité, la cagnotte serait maigre.
Invoquons des sentiments plus nobles, et supposons que c’est plutôt pour se persuader, au plus fort de la douleur, qu’on rejoindra bientôt l’être disparu. Une forme d'autosuggestion.

Et l’actualité vient de nous rappeler, il y a quelques jours, que Lucie Almansor, mue par le profond sentiment qui l’attachait à son mari Louis-Ferdinand Céline, avait fait inscrire à l’avance sur leur pierre tombale commune au cimetière de Meudon, à la mort de l’écrivain en 1961, le millénaire et le siècle de sa propre disparition, « 1912 • 19    »

En 2018 à 106 ans, n’ayant plus les moyens de payer ses aides médicales (malgré les droits d’auteur des millions d’exemplaires vendus ?), elle cédait en viager leur maison décrépite de Meudon.

Lucie Almansor est morte le 8 novembre 2019.
Ainsi les deux chiffres présumés sur la pierre tombale étaient les bons, mais pas à la bonne position. Une simulation (notre illustration), montre qu’il serait possible, pour limiter les frais de gravure, sans avoir à refaire la dalle, d’inscrire le millénaire et le siècle à la gauche du 19 providentiel. Le résultat serait légèrement déséquilibré mais parfaitement lisible.

jeudi 7 novembre 2019

L’art de la rayure verticale



Pour nombre de raisons dont l'énumération ici ennuierait certainement, les œuvres d’art ont toujours attiré outrages et dégradations.

Rappelons-nous cette militante inflexible, Mary Richardson, qui lacérait au hachoir le dos nu de la Vénus de Velázquez, le 10 mars 1914 à Londres, et Laszlo Toth qui défigurait avec un marteau de géologue la vierge de la Pietà de Michel-Ange, et lui arrachait l’avant-bras, dans la basilique Saint-Pierre à Rome le 21 mai 1972, et dont certains réclamèrent la mise à mort mais qui passa deux ans en asile psychiatrique.
Souvenons-nous également de Pierre Pinoncelli, qui s’était soulagé dans l’urinoir de Marcel Duchamp (enfin, dans un des nombreux exemplaires en circulation), le 25 aout 1993 à Nîmes, d’un geste artistique qu’il pensait être l’aboutissement de l’œuvre du célèbre dadaïste, mais geste inconséquent car l’appareil exposé n’avait pas été branché à un réseau d’évacuation.
Plus récemment, et abordés ici-même, les cas du tableau blanc de Twombly à Avignon en 2007, de la tasse volante et de la Joconde en 2009, de la Liberté de Delacroix à Lens en 2013, du Monet de Dublin en 2014, montrent que le sport de l’iconoclasme revendicatif se pratique toujours, et avec succès puisque les gazettes en parlent, ce qui est son but.

L’activité vise toujours les œuvres qui ont acquis un caractère officiel, qui représentent un pouvoir, une forme d'autorité au moins dans l’esprit des profanateurs.
Ainsi Daniel Buren, artiste décorateur contemporain engagé, représentant régulièrement la France officielle, soutenu par des politiciens influents et de prospères capitaines d'industrie, devait-il fatalement en souffrir un jour.

C’est arrivé le 13 septembre dernier, dans le musée du Centre Pompidou à Paris, où une toile emblématique de Buren, « Peinture [Manifestation 3] » a été balafrée de plusieurs entailles au cutter par un homme qui avait abusé les contrôles de sécurité et s’est dirigé directement vers l’objet de son méfait.
Le musée n’a pas diffusé de photographie ni encore évalué l’importance des dégâts. La presse s’en est chargée, l’estimant potentiellement à plus d’un million d’euros. Quant aux motivations et au sort du visiteur, le scénario habituel est en marche, l’individu tenait des propos incohérents et a été transféré à l’institut psychiatrique de la Préfecture de police. Il y a une logique à placer dans une « institution » les malheureux qui agressent les Institutions.

Le musée a immédiatement remplacé l’œuvre. On comprend sa discrétion, en lisant les réactions hostiles du public dans les journaux qui ont relaté la chose (essentiellement le Figaro). Habituellement, ces dégradations font l’objet d’une vindicte unanime des éditorialistes et des commentateurs contre le coupable, mais ici, c’est une averse de saillies qu’on pourrait résumer par ce commentaire « le vrai scandale, c'est pas un coup de cutter dans le papier peint Castorama, c'est que ça soit exposé dans un musée ».
Car Buren est depuis 50 ans un « artiste controversé », c’est à dire globalement vilipendé par les conservateurs et encensé par les progressistes, quoi qu’il produise. Constat simpliste, mais les productions de l’artiste ne le sont pas moins.

Pour qui ne le connait pas encore, il est aisé de présenter Daniel Buren, car son site officiel est très abondamment illustré et fort bien classé.
On y ressent l’impression poignante d’un être soumis à une fixation morbide pour les rayures verticales.
Adolescent, il aura certainement été traumatisé par l’apparition des dentifrices à rayures qui ont troublé plus d’un enfant intelligent à l’heure où se forme la compréhension du monde. Comment une pâte pouvait-elle sortir d’un tube sous la forme d’un boudin à bandes longitudinales alternées blanches et rouges ? Comment les rayures étaient-elles rangées à l’intérieur du tube ?
On n’ose imaginer ce que serait devenue la destinée de l’artiste si les rayures avaient été transversales. Même les religions les plus respectables sont fondées sur des phénomènes moins prodigieux.

Vous noterez peut-être, feuilletant son inépuisable catalogue, qu’il n’est pas toujours aisé d’identifier sur chaque photographie où se trouve l’œuvre de Buren, et il arrive qu’elle ne soit pas celle qu’on pense : petit moment de détente, saurez-vous repérer où est l’œuvre de Buren, sur les deux photos en lien ? Attention, il y a un piège !

Lucide, Buren se nomme lui-même décorateur in situ, parce que ses productions sont intégrées au décor et aux objets, dans les lieux publics ou privés. Réaliste, il les qualifie parfois de degré zéro de la peinture.
Mais on dit qu’il y réfléchit beaucoup. L’encyclopédie Wikipedia, informée de tout, précise que « ses interventions in situ jouent sur les points de vue, les espaces, les couleurs, la lumière, le mouvement, l’environnement, […] assumant leur pouvoir décoratif ou transformant radicalement les lieux, mais surtout interrogeant les passants et spectateurs. », description consensuelle qui peut aussi bien qualifier l’architecture fameuse de Phidias et Callicratès que le mobilier urbain de l’entreprise Decaux et fils.

Ajoutons pour la rigueur scientifique de l’exposé, que l’artiste est aussi atteint, depuis une vingtaine d'années, d’une pathologie assez fréquente dans sa tranche d'âge, une manie pour les grossiers effets lumineux diffusés par des vitres teintées aux couleurs primaires. Nous ne l’illustrerons pas ici, d'abord pour de sordides histoires de droits d’auteur, et pour ne pas accabler le créateur. Ce blog n’est pas de cette presse qui se nourrit de l’infortune des gens fortunés.

Concluons un peu légèrement cet épisode lamentable de la vie des musées par la citation d’un commentaire, somme toute très raisonnable, de Mme de La Motte, sur le site du Figaro du 19 septembre à 22h21, à propos de la toile désormais tailladée de Buren : « Il n'y a qu'à la présenter comme un Lucio Fontana»

vendredi 1 novembre 2019

La Presse s'est un peu oubliée

Le lecteur régulier du blog depuis au moins 2012 pourrait ne pas lire ce qui suit, car on y relate encore une fois, toujours avec la même intrigue, un épisode de la comédie des frères siamois, Pouvoir et Argent, qui se jalousent publiquement mais ne seront jamais séparés.

Résumons la situation par un petit apologue.

Imaginons le modeste artisan d’une petite fabrication d’articles de presse sur internet, qui consiste dans la recopie tels quels, mais enrichis, des communiqués de l’Agence de presse d’État (pour le néophyte, enrichis signifie entourés de jolis encarts publicitaires voyants, tentateurs et rétribués).
Il confie la promotion de ses articulets et la recherche du lecteur optimal à une Multinationale de l’analyse des données, qui a mis en œuvre d’énormes moyens afin de tout savoir sur les désirs et le comportement du public.
Il en ressent rapidement une agréable augmentation de son lectorat.
Mais il a l’arrogance de croire (ou faire croire), que ce petit succès est dû à la qualité de ses médiocres photocopiages enluminés, et emporté par le vertige de la cupidité, il fait voter par toute l’Europe, une loi qui instaure une obligation, pour la Multinationale et ses consœurs, de payer un droit d’affichage des éléments qu’il leur fournit pour attirer le lecteur. Comme si l’épicier demandait des honoraires au taxi qui connait son adresse et lui amène des clients.
Cette rémunération privée, doublement immorale, n’est motivée par rien d’objectif, sinon par la convoitise qu’éprouve le modeste artisan pour l’indécente richesse que la Multinationale a amassée en usant des lois mises en place par la corporation de l’artisan même afin d’éviter l’imposition de ses propres bénéfices.

Cette fable n’en est pas une, évidemment. La recommandation européenne faisant payer aux moteurs de recherche les liens qu’ils affichent vers les articles de presse entrait en application en France le 24 octobre 2019. Google avait annoncé qu’il indexerait alors les articles des organes de presse comme pour des simples particuliers (un titre et un lien), et que les journaux et sites qui voudraient être mis en avant par des images, extraits d’article et positionnements et signes distinctifs destinés à attirer l’œil de l’internaute, seraient les bienvenus s’ils acceptaient, par un accord, de fournir tout cela gratuitement. Le réseau social Facebook a depuis, d’une manière nettement plus équivoque, adopté la même position.

Chapiteau sur la façade de l’église Saint-Jacques d’Aubeterre-sur-Dronne, vers 1170. Les sculpteurs de l’époque avaient bien compris les liens troubles, fratricides mais infrangibles qui unissent Google, Facebook, et leurs obligés, puisqu'ils partagent le même organisme. 


Tous savaient que les multinationales ne fléchiraient pas. Qu’est-ce qui peut aveugler ainsi une corporation qu’on dit bien informée ? L’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, même la France, qui ont tenté depuis une dizaine d’années de s’approprier ainsi une part des bénéfices de Google, se sont toujours ridiculisés en tentant des procédés de « récupération détournée », qui n’ont jamais résisté plus de quelques jours à la menace de ne plus être favorisés, voire ne plus être indexés, et devenir invisibles au regard des lecteurs. 

Le 24 octobre résonna pourtant dans la presse unanime - à l’exception de Numérama qui explique clairement sa divergence - le chœur des journaux indignés, qui s’étaient pour l’occasion regroupés en une sorte de syndicat, APIG (Alliance de la Presse d’Information Générale) et couinaient « C’est intolérable, Google ne respecte pas la loi ! » Mais quelle loi ? Celle d’un minimum d’équité dans le partage privé du gâteau ?
Ils ont alors collectivement décidé de porter plainte auprès de l’Autorité de la concurrence.

Ne vous lamentez pas sur le sort des éplorés. Les principaux ont reconnu avoir déjà consenti à la convention de Google, et lui envoient toujours gratuitement, comme auparavant, les éléments d’information qui les mettent en évidence.

Ils ont eu une grosse frayeur, ont vagi un peu fort, mais c’est passé. Une couche propre, un peu de talc, et ils dorment en paix en attendant la décision de l’Autorité de la concurrence et ses inévitables suites judiciaires, pendant que leurs automates continuent d’enjoliver les communiqués de l’Agence France Presse.

vendredi 25 octobre 2019

La vie des cimetières (90)

À Aulnay-de-Saintonge, au milieu d'un cimetière de carte postale, sur le pourtour de l’église Saint-Pierre de la Tour, accroché aux corniches, aux arcades et aux chapiteaux, ricane depuis le 12ème et peut-être le 13ème siècle, un peuple sculpté de chimères, de grotesques, de figures grimaçantes.


dimanche 20 octobre 2019

La vie des cimetières (89)


Du temps de l’empereur Auguste, quand ils durent achever l’entreprise de civilisation des tribus de la Gaule, les Romains établirent un imposant camp militaire à Aunedonnacum, aujourd’hui Aulnay-de-Saintonge, en Charente-Maritime. Les Gaulois mirent cependant un certain temps à acquérir les bonnes manières, et éliminèrent encore quelques soldats, qu’on enterra à la manière romaine, en dehors des limites du camp.
Puis les colonisateurs partirent.


Le lieu, au carrefour de deux anciennes routes impériales, devint une agglomération gallo-romaine. Près des tombes romaines (trois stèles funéraires ont été retrouvées) grandit alors une nécropole autour d’un édifice religieux, probablement un temple païen, puis un sanctuaire chrétien.

Des siècles plus tard, l’endroit était devenu une étape obligée du plus long des pèlerinages vers Compostelle, celui qui partait de Paris et passait par Poitiers. Et le sanctuaire d’Aulnay dépendant des moines bénédictins de Poitiers, ils jugèrent au début du 12ème siècle qu’il était temps d’ériger une église digne d'accueillir et d'impressionner la multitude des pèlerins de passage.


AltAlt Ce fut Saint-Pierre de la Tour, une merveille par la pureté romane de ses formes, de ses lignes, et des ornementations sculptées, préservées depuis 900 ans par la qualité du calcaire employé.

De nos jours, dans l’enclos qui entoure l’église, la vieille nécropole vivote, tant bien que mal, en une sorte de cimetière hétéroclite. Au long du 19ème siècle, les antiques éléments de sarcophage avaient été recyclés en pierres tombales, et couverts d’épitaphes gravées pour les défunts du temps, et ainsi datées 1840, 1860, 1880...

Et on dirait le lieu abandonné depuis cette époque, et soigneusement négligé pour son cachet immémorial et pittoresque. 
Cependant vous pourriez encore, errant parmi les tombes, distinguer des dates de décès contemporaines, des années 1950 et 1960, jusqu’à 1999, et même 2014.
C’est sans doute le privilège de certaines lignées ancestrales qui ont un caveau ici, car le site est inscrit au patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco, et Aulnay dispose, 100 mètres plus loin, d’un cimetière moderne, fonctionnel et spacieux.

À suivre…