samedi 12 juillet 2008

Les perles de l'Encyclopédie (2.1)

Il y eut un temps où la preuve ontologique faisait taire les contradicteurs. Quand Descartes disait «si j'ai en moi l'idée d'un Dieu infini alors que je suis un être fini, c'est nécessairement qu'un Dieu infini existe» Tout le monde le croyait sur parole. Personne n'aurait osé lui opposer que les éléphants roses qu'il voyait lorsqu'il abusait de la bière devaient alors également exister.
Puis avec le siècle des lumières, les grandes questions métaphysiques suscitèrent des argumentaires plus techniques, plus scientifiques, comme dans les articles de l'abbé Yvon pour l'Encyclopédie de M. Diderot. Diderot avait recruté Yvon et quelques autres ecclésiastiques pour rédiger les articles les plus délicats, démarche stratégique à une époque où la religion instituée avait le pouvoir de faire envoyer les incroyants en prison, voire en enfer. Mais la collaboration d'Yvon ne dura que quelques mois et 45 définitions ; il s'arrêta fin 1751 au mot Censure, au moment où, mêlé à l'affaire de Prades, il dut fuir la France, et où les deux premiers volumes de l'Encyclopédie étaient interdits de vente et de détention.

Feuilletons donc un petit florilège des démonstrations lumineuses de l'abbé Yvon dans l'Encyclopédie, qui était destinée à faire rayonner l'esprit français pour l'éternité.

ABDUCTION :

C'est un type de raisonnement logique. Ici Yvon commence fort sa première collaboration alphabétique, en affirmant dans son exemple «Tout ce que Dieu a révélé est très certain; c'est une de ces premières vérités que l'esprit saisit naturellement, sans avoir besoin de preuve.» On remarquera que nombre d'articles de l'encyclopédie dans le domaine de la logique utilisent des exemples avec Dieu, ce qui les rend incompréhensibles, voire absurde aux incroyants. Remarquons également qu'il entend par révélation les choses que la raison naturelle n'enseigne pas et qui ont été dévoilées par Dieu à ses prophètes et consignées dans la Bible. On retrouvera régulièrement cet «argument» chez Yvon.

ACATALEPSIE :

C'est un article sans intérêt particulier d'Yvon et Diderot, mais qui renvoie vers l'article anonyme PROBABILITÉ, qui est un délice de lecture, influencé par l'esprit d'Yvon, où on apprend que les lois de la nature sont de pure convenance et que Celui qui les a établies peut les éteindre le soir quand il se couche. «Nous savons que Dieu a établi lui-même les lois de la nature, qu'il est constant dans l'observation de ces lois; ainsi l'esprit répugne à croire qu'elles puissent être violées. Cependant nous savons aussi que celui qui les a établies a le pouvoir de les suspendre; qu'elles ne sont pas d'une nécessité absolue, mais seulement de convenance. Ainsi nous ne devons pas absolument refuser notre confiance aux témoins ou aux preuves extérieures du contraire.»

Sur ce cliché d'une statue perchée sur une cimaise de la cathédrale de Reims, pris au moment précis où Dieu avait la tête ailleurs et suspendait momentanément les lois de la nature, on reconnaîtra peut-être un éléphant qui a pu servir à prouver sinon l'existence de Dieu, au moins celle des éléphants.

AGIR :

L'article est amusant. Il utilise presque 1800 mots pour expliquer qu'il ne sait pas définir le mot «Agir», s'embourbe dans une tentative d'associer les actions de l'âme et de Dieu à des effets dans le monde réel, pour conclure sagement «La vraie Philosophie se trouvera fort abrégée, si tous les Philosophes veulent bien, comme moi, s'abstenir de parler de ce qui manifestement est incompréhensible.»

ÂME :

Article étrange. D'abord très historique et scolastique, où pendant de longues pages il réfute les plus grands philosophes (Thalès, Aristote, Épicure, Spinoza, Locke...) pour démontrer que l'âme est immatérielle et immortelle, l'article se termine par un coup de théâtre qui peut faire soupçonner qu'il a été partiellement révisé, peut être par Diderot.

L'abbé commence donc par une longue démonstration décousue sur les divers aspects de la question (l'âme est-elle une qualité ou une substance unique, matérielle, nuageuse ou spirituelle, universelle, éternelle, étendue ou ponctuelle, contient-elle des morceaux de Dieu...), et agrémentée de lumineux éléments de dialectique.
Il apporte par exemple, sur l'immatérialité de l'âme, la preuve qui tue : «L'esprit de l'homme est de sa nature indivisible. Coupez le bras ou la jambe d'un homme, vous ne divisez ni ne diminuez son esprit, il demeure toujours semblable à lui - même, & suffisant à toutes ses opérations comme il était auparavant. Or si l'âme de l'homme ne peut être divisée, il faut nécessairement que ce soit un point, ou que ce ne soit pas un corps... Ce serait une extravagance de dire que l'esprit de l'homme fût un point mathématique, puisque le point mathématique n'existe que dans l'imagination... Puis donc que l'âme de l'homme ne peut être divisée, & que ce n'est ni un atome ni un point mathématique, il s'ensuit manifestement que ce n'est pas un corps.»

Sur la manière dont l'âme interagit avec la matière il se trouve un peu à court d'argument et préfère faire appel à la révélation divine: «Cette dépendance mutuelle du corps & de ce qui pense dans l'homme, est ce qu'on appelle l'union du corps avec l'âme; union que la saine Philosophie & la révélation nous apprennent être uniquement l'effet de la volonté libre du Créateur.»

Puis, à la fin de l'article, survient le retournement.
Après avoir épuisé 20000 mots pour réfuter les philosophes et affirmer sa définition d'une âme immatérielle et immortelle, il termine par la description d'expériences et de constats médicaux qui démontrent l'impact des défauts du cerveau sur les fonctions de l'âme. Cette «conclusion» déconcerte par son humeur noire et désabusée, et sa contradiction avec le reste de l'article: «Voilà donc l'âme installée dans le corps calleux, jusqu'à ce qu'il survienne quelque expérience qui l'en déplace, & qui réduise les Physiologistes dans le cas de ne savoir plus où la mettre. En attendant, considérons combien ses fonctions tiennent à peu de chose; une fibre dérangée; une goutte de sang extravasée; une légère inflammation; une chute; une contusion; & adieu le jugement, la raison, & toute cette pénétration dont les hommes sont si vains.»

Cette scène, sculptée sous un porche latéral de la cathédrale de Reims, illustre cruellement jusqu'où pouvaient aller les différentes expériences conduites par le clergé pour tenter de prouver le bien-fondé des hypothèses sur l'immatérialité et la localisation de l'âme.

Signalons en passant que l'ÂME des bêtes fait l'objet dans l'encyclopédie d'un article distinct sévèrement argumenté (presque 13000 mots) par Yvon en personne, où on découvre un abbé progressiste qui s'oppose courageusement à Descartes et considère que même les bêtes possèdent une âme immatérielle, puis qui s'empêtre dans des justificatifs bancals pour lui nier toute immortalité. «L'immortalité de l'âme des bêtes est une opinion trop choquante & trop ridicule aux yeux de la raison même, quand elle ne serait pas proscrite par une autorité supérieure, pour l'oser soutenir sérieusement.» Il faut lire la suite dans le texte pour savourer le problème de logique soulevé par cette question, et la pirouette habituelle de la révélation divine qu'il utilise pour s'en sortir.

À SUIVRE...

Lecteur qui n'imaginiez pas ainsi l'Esprit des Lumières, vous n'avez encore vu que des frivolités. Vous apprendrez dans notre prochaine parution comment l'abbé Yvon, en vrai progressiste, propose de faire périr une partie de l'humanité, et qu'il l'écrit dans l'Encyclopédie.

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