Goya et les presbytes
Si, lors de la visite d'une de ces manifestations, vous entendez un surveillant zélé sévèrement sermonner un amateur honteux, il y a fort à parier qu'il vient de dépister un presbyte que le manque de lumière a contraint à aventurer son nez un peu trop près d'une gravure. Parfois, ce sera la sirène du système électronique de surveillance habilement dissimulé et spécialement entrainé à détecter les presbytes trop curieux qui se mettra à hurler dans le silence de la salle d'exposition. D'autres fois, vous remarquerez un amateur étourdi qui semble regarder le plafond avec attention. C'est un presbyte avisé qui, s'étant procuré les prothèses adéquates, sous la forme de lunettes adaptées à sa vue dans la partie basse du verre, donne l'impression qu'il regarde en l'air alors qu'il pointe son regard exactement en face de lui, horizontalement.
On l'aura compris, le presbyte a besoin de lumière et découvre ainsi son handicap dans les situations faiblement éclairées. Contrairement à de nombreuses expositions de dépistage, celle que le Petit palais à Paris consacrait * récemment aux gravures de Goya était correctement agencée et éclairée. Elle était probablement consacrée aux presbyties légères, naissantes.
Un corps en décomposition s'extirpe d'une tombe et écrit «Nada» (rien) sur une feuille. Gravure absente de l'exposition.
Dans une exposition de Goya, il y a toujours une gravure absente, celle justement qu'on avait envie de retrouver, et il est toujours frustrant de voir des séries incomplètes. Pourtant ici tous les aspects de sa vision des grotesques de l'humanité étaient représentés, sur plus de 200 gravures. On y découvrait même des raretés, comme cette empreinte digitale au coin d'une gravure délaissée (n.79 du catalogue), qui pourrait être celle de Goya et intéresser les fétichistes passionnés d'anthropomètrie. Les mêmes fétichistes peut-être, phrénologues avertis, qui auraient dit-on volé la tête de Goya dans sa tombe. En effet, lorsqu'il fut décidé en 1888 de transférer vers son pays natal le corps de Goya, alors enterré à Bordeaux depuis 60 ans, on ne déterra qu'un corps sans tête. Abandonné dans un dépositoire, le corps ne retourna en Espagne qu'après 10 années de débats. Cet épisode inspirera à Jean Veber, caricaturiste au journal Gil Blas, un hommage sublime et irrespectueux, présenté en fin d'exposition, comme une délivrance après ce parcours au milieu des folies et des cruautés humaines.
Ne serait-ce que pour cet éclat de rire final, allez le voir ! Ah oui, on me rappelle que l'exposition est terminée. Qu'importe. L'Internet regorge de reproductions des gravures de Goya, des séries complètes (chez Wikimedia) des caprices, des disparates, des désastres de la guerre, parfois de très bonne qualité. Certains sites considèrent même le presbyte avec humanité, comme Visipix, monumental dans son désordre encyclopédique et ses détails aux dimensions gargantuesques. Le presbyte y scrutera tranquillement les détails les plus affreux en sirotant un lait grenadine et n'ayant désormais plus à endurer l'humiliation des dépistages en public.