Les naufragés de l'information
Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d'assister du rivage à la détresse d'autrui. Lucrèce, De la nature des choses, Livre 2.1
Le spectateur de Ce Glob Est Plat qui a jeté sa télévision aux ordures aura raté un moment de jubilation. Un de ces débats qui sont le secret de la télévision de gavage où le public, choisi, applaudit les affirmations les plus imbéciles.
C'était le soir du 18 décembre 2009 sur la télévision publique. Étaient réunis les plus grands penseurs de la République. Le thème : fustiger Internet, parce que c'est l'anarchie et que tout le monde peut y dire n'importe quoi sur tout, sans avoir de carte de presse et sans respecter les règles policées de la bienséance et du renvoi d'ascenseur.
Pour enrichir le débat, le meneur de revue fera deux citations. D'abord Finkielkraut, phare consternant de philosophie «Internet, cette poubelle, ce lieu d'anarchie est en train de contaminer les médias traditionnels civilisés», puis Olivennes, marchand de culture en tube et serviteur des causes bénéficiaires «Internet, le tout-à-l'égout de la démocratie»
Le décor est planté.
Ne détaillons pas la vacuité des argumentaires et la petitesse d'esprit des accusateurs comme des défenseurs, tellement le spectacle en est réjouissant, et conseillons plutôt d'en lire d'abord un compte rendu désopilant et objectif dans le blog de Seb Musset, avant de barboter sans retenue dans la pure réalité. En 20 minutes, tout est dit. Vous y verrez le naufrage accablant des pontifiants penseurs de l'information, ceux qui brandissent les règles mais ne les appliquent pas (1). Vous entendrez ce brouhaha d'agonisants tremblant de perdre (ou même partager) un pouvoir, une parole, usurpés depuis des décennies. Et c'est un spectacle divertissant que de les voir se débattre.
Seul à s'amuser de ce grouillement, Guy Sorman survole le désastre, souriant, calme et conciliant «...et je dis moi que le monde actuel est meilleur que le monde ancien parce que tout le monde a droit à la parole et en dépit des dérapages je me réjouis que toutes les dissidences (puissent) s'exprimer, je trouve ça formidable, en dépit des anecdotes.»
«Tous les médias à un moment donné pensent la même chose, c'est comme ça, c'est un phénomène de société. Dieu merci il y a les bloggueurs et les internautes qui pensent autrement.»
«Le Web est un monde supplémentaire qui ne détruit pas l'ancien, c'est un monde de plus et ça devrait être une grande joie.»
Et pourtant Sorman sait que ce monde libre ne durera pas, et deviendra semblable à celui qu'il remplace «Il va y avoir des régulations par le public, en raison même du foisonnement d'Internet.... Il y a des blogs qui sont légitimes et qui sont professionnels et reconnus comme tels, c'est la même évolution que pour la presse écrite, et on va vivre ensemble...»
Les commentaires ne sont pas autorisés sur le site où ce débat est diffusé. Bientôt, les naufragés de l'information réaliseront leur ridicule et en interdiront la diffusion. Alors copiez-le dans vos archives personnelles. Il va devenir un modèle. Vous pourrez alors dire «J'ai été témoin de la fin d'une espèce.»
***
(1) Par exemple, leur description unanime du journaliste «Quelqu'un de compétent qui sait mettre en contexte, vérifier, faire du contradictoire, voir des gens qui ont des opinions différentes, faire une synthèse, appliquer des règles de bon sens pour essayer de donner une certaine honnêteté intellectuelle». On y reconnait là toutes ces qualités qui seraient absentes d'Internet mais qu'illustrent si bien les médias traditionnels affiliés aux capitaux et aux politiques.
2 commentaires :
Je suis sans doute très optimiste, certainement parce que je me fiche un peu de tout ça, mais il me semble que les personnes qui ont eu le courage de se connecter à un tel débat ont quelques neurones (les autres étaient sur TF1 ou M6) et sont donc capables de faire la part des choses.Quoique...
Quant à moi, je ne jetterai jamais ma télé "aux orties", cer il y a Hélène Mirren dans "Suspect n°1", Vincent d'Onofrio dans "New York section criminelle", un toubib misanthrope qui me plait, et tant d'autres épisodes jubilatoires dont certains américains ont le secret, malgré leur société étriquée et privée de quelques libertés essentielles.
Je n'écoute pas les penseurs, sinon je ne m'entend plus penser.
Bon courage.
Personne n'est parfait!
Enregistrer un commentaire