mercredi 8 juin 2011

Écriteaux et écrivains

Un panneau ne se trompe jamais. Pendant que les plus grands philosophes ergotent sur l'origine de l'Univers, on sait depuis des lustres dans l'Administration de l'Équipement et de la Voirie qu'un lieu n'existe pas tant qu'il n'est pas nommé sur une plaque d'aluminium convenablement galvanisé et laqué (voire électro-zingué).
Y, Yz, Fa, Bû, Eu, Oö, Py, Ur, improbables villages français, existeraient-ils si le touriste égaré n'y était guidé par une route d'asphalte et reçu par un glorieux panneau indicateur ? Et on ne dira jamais assez le rôle bienfaiteur pour la littérature de ces panneaux de signalisation routière. Qui lirait encore Marcel Proust si le décor de son enfance, le village d'Illiers, devenu en hommage Illiers-Combray en 1971, ne lui faisait une publicité permanente ? (voir l'illustration ci-dessous)


Mais il y a une douloureuse contrepartie. Serait-il génial, un artiste restera méconnu si les cartes et les guides l'ignorent. Et c'est le sort d'Alexandre Vialatte. Le panneau d'entrée de Magnac-Laval, son village natal (voir l'illustration plus bas), est muet sur celui qui fut le plus jubilatoire des écrivains de son siècle (1).
Est-ce afin de palier les lacunes de la signalétique et de la cartographie, et peut-être de rentabiliser un placement, que le quotidien La Montagne, dans lequel Vialatte avait publié une grande part de son œuvre de 1952 à 1971 (900 chroniques sur 1128), a décidé de faire de 2011 l'année Vialatte et d'y employer quelques moyens ?
Ainsi, 110 ans après sa naissance et 40 après sa mort, le créateur du sinistre Monsieur Panado et de la plupart des proverbes bantous se trouve affublé localement d'une année Vialatte, d'un Prix littéraire Alexandre Vialatte annuel, et d'un site internet temporaire farci d'hommages insipides, de quelques rares chroniques en version intégrale, et de courtes citations mal documentées (3).
Et pour couronner l'ensemble, alors que la discrète Association des Amis d'Alexandre Vialatte vient de publier son 36ème cahier annuel (2), se créé le très médiatique Club des Vialattiens, garni de petits fours et de gens célèbres et bruyants.

Le véritable amateur de mots choisis et rangés dans un ordre agréable et significatif voit ces débordements d'un œil amusé. Il imagine ce que Vialatte en aurait dit.


***
1. Avec Vladimir Nabokov, peut-être.
2. 230 pages d'articles de Vialatte journaliste parus dans Le Petit Dauphinois de 1932 à 1944.
3. Par exemple celle où Alain Rey (le dictionnaire Le Robert, c'est lui), amoureux de Vialatte, est cité dans une citation qu'il fait de Vialatte dans son «Dictionnaire des amoureux des dictionnaires» (c'est clair ?). La citation manque de précision : deux lignes de Vialatte, suivies des mots «Alexandre Vialatte, chronique à La Montagne». C'est un peu court. Quelle chronique parmi les 900 ?
Alors faisons un peu de taxinomie chronique. Ladite chronique s'intitule « Des mots et des choses » et se trouve être la 70ème de Vialatte, publiée originellement dans La Montagne du 22 décembre 1953, reprise en recueil par Julliard en 1979 dans «Et c'est ainsi qu'Allah est grand», et rééditée en 2000 chez Laffont dans la collection Bouquins, numérotée 54.
Et citons-en quelques extraits moins parcimonieux :

«L'actualité nous écrase d'écrits. Je recommanderai plus spécialement les dictionnaires. Les dictionnaires sont de bien belles choses. Ils contiennent tout. C'est l'univers en pièces détachées. Dieu lui-même, qu'est-ce, au fond, qu'un Larousse plus complet ?
(...)
C'est ainsi que Jules Vallès faisait du dictionnaire. Comme c'est une chose très peu payée, il faut aller très vite pour s'y retrouver un peu. On n'a pas le temps d'aller chercher des références dans les sous-sols de lointaines bibliothèques qui ruinent leur homme en autobus. Ce martyr du vocabulaire signait donc Aristote ou même Napoléon des exemples adroitement choisis pour expliquer l'emploi des mots : «Il pleut», ou «Les raisins sont mûrs». Généralement, Vallès signait de Marmontel des exemples forgés tant que le fer était chaud qui autorisaient les opinions les plus hardies. Cet homme obscur lui permettait de trancher plus vite. Son éditeur en était enchanté. «Ce que j'aime surtout avec vous, disait-il, c'est la richesse de vos échantillons, la pertinence, l'érudition de vos références. On ne lit plus assez les classiques. On devrait relire ce Marmontel.»
«Il contient tout». répondait Vallès modestement.
(...)
On est effrayé du désordre qui régnerait dans la nature sans les planches en couleurs du Larousse illustré et le Catalogue de la Manufacture d'armes et cycles de Saint-Etienne à couverture de faux marbre ornée de chiens. Elle s'abandonnerait à elle-même. Elle se répandrait au hasard.
(...)
Relisons donc les dictionnaires qui endiguent les fureurs brutales de la nature et ses illogiques luxuriances pour la ranger, au grand complet, dans leur écrin comme un service de petites cuillères. Et ne demandons pas aux choses de ressembler servilement à leur portrait.
Il y a les mots, il y a les choses.»
Alexandre Vialatte, 1953.

4 commentaires :

Lucm Rezé a dit…

Il vaut mieux être méconnu que médiatiquement trahit. Si longtemps Alexandre Vialatte est resté dans l’ombre, le poète surréaliste Benjamin Péret n’a pas, semble-t-il lui non plus, l’heur de plaire à nos édiles et c’est tant mieux. Pourvu qu’un club Benjamin Péret ne soit pas créé par quelques bobos gauchos écolos. http://lucmreze.blogspot.com/search/label/Benjamin%20Péret

Costar a dit…

Il y a tout de même une association des amis de Benjamin Péret dont le site est beaucoup plus riche que le pauvre blog des amis d'Alexandre Vialatte.
Savez-vous où se trouve la tombe de Péret ?

Lucm Rezé a dit…

Il est enterré au cimetière des Batignolles.

Louise a dit…

Merci d'avoir partagé

Louise de http://www.mutuelles.org