dimanche 10 février 2019

L'art d'un dégénéré

Vous avez déniché dans un grenier des aquarelles défraichies, sur un papier jauni, peintes probablement par un vieil oncle oublié qui ne les a pas signées.
Elles peuvent bien représenter n’importe quoi, un paysage bucolique, un portrait, une femme à demi dénudée, ou un coin de rue. Quel qu’en soit le style, si le sujet fait vaguement bavarois, suisse ou alsacien, c’est un atout.

Vous cherchez alors sur internet des modèles de la signature d’Adolf Hitler (attention, ces sites sont souvent nauséabonds). Choisissez un type de signature. Dans les années 1905 à 1914, il signait ses aquarelles d’une manière qu’on ne retrouve pas dans sa carrière politique ultérieure. Puis vous vous armez d’un pinceau effilé et d’encre noire ou sépia que vous délaierez dans un peu d’eau, pour simuler l’action du temps.

Vous choisissez des aquarelles qui ne pourraient pas être suspectées d’anachronisme, et préférez les œuvres médiocres, mais ce critère n’est pas rédhibitoire, car la mise en page du motif peut être soignée. En effet, peu inspiré, Hitler faisait surtout des copies d’illustrations et de cartes postales d’architecture. Il aurait même vécu décemment de leur vente durant les années précédant la guerre de 1914.
Enfin, vous dessinez au pinceau une signature au bas des feuilles de votre choix, en variant légèrement les tracés.

Une fois ce travail consciencieusement réalisé, vous envoyez le résultat à la maison Weidler à Nuremberg. Très peu de maisons d’enchères acceptent de vendre des œuvres de Hitler. Question d’éthique, affirment-elles (il faut dire que les prix sont encore modestes et les records rares).
La maison bavaroise Weidler en a fait une de ses spécialités, ainsi que de tout objet nazi. Elle est surtout peu regardante et accepte à peu près n’importe quoi signé Hitler, ou en relation, avec ou sans certificat d’authenticité - de toute façon ils sont faux.
Ainsi vous pensez empocher, frais déduits, entre 1 000 et 100 000 euros, pour les plus belles feuilles (1).

Mais l’âge d’or est en train de passer. Des experts du peintre émergent et la justice commence à s’en mêler, ce qui refroidit les amateurs.

En 1983, un certain Billy F. Price, passionné par la période, avait établi un catalogue raisonné de 723 œuvres, qui contenait déjà, innocemment peut-être, beaucoup de faux.
Aujourd’hui, d’après le Figaro, 2 000 Hitler seraient en circulation. Le journal Le Point lui en attribue jusqu'à 3 000 ! Konrad Kujau, l’auteur des célèbres carnets d’Hitler vendus contre une fortune au magazine Stern, a littéralement inondé le marché de l’art de faux Hitler entre 1975 et 1985.

Il y a quelques jours, la justice de Nuremberg a saisi, pour enquête sur contrefaçons, 26 parmi 31 aquarelles attribuées à Hitler et programmées aux enchères du 9.02.2019 chez Weidler (2). Elles sont rayées (pp. 43-47) dans le catalogue de la vente.
Les vignettes y sont d’une définition suffisante pour constater que les styles des œuvres, saisies ou non, sont extrêmement disparates (les signatures également). Souvent plus que médiocres, certaines, comme le lot 6732, semblent du niveau de qualité de celles d’un bon illustrateur, voisines de la reproduction ci-dessus (vue du château de Neuschwanstein, signée A. Hitler et vendue 21 000$ en 2014).

Peut-on être fou et habile en art à la fois, voire talentueux ?
Les experts, désorientés, répondent rétrospectivement, oui, si on est gentil comme Van Gogh, mais non, si on est méchant comme Hitler.

Alors où sont les œuvres authentiques dans ce fatras, et qu’en faire, une fois authentifiées ?

***
(1) Notez que ce comportement, décrit ici avec légèreté pour en pointer la faisabilité, est illégal et peut entrainer, en plus du douloureux sentiment d'avoir mal agi, des peines de prison et d’amende sévères.
(2) Les 5 aquarelles non saisies, les plus hautes mises à prix, entre 19 000 et 45 000 euros, et qui, bien que de techniques très dissemblables, avaient une apparence de pédigrée, sont restées invendues. Les amateurs se demandant sans doute pourquoi elles avaient été épargnées par la justice.

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