La vie des cimetières (112)

Malaga, cimetière anglican. Sur une tombe abandonnée de longue date, l'épitaphe nous renseigne "Il n'est pas perdu, il nous a devancés".
Où vont les morts ? Que deviennent-ils une fois rangés dans ces boites enfouies sous la terre ?
Nombreux se posent encore la question. Beaucoup ont la réponse. Pour certains, les morts vivraient à nouveau, mais dans un autre monde, un autre état du monde, une autre dimension. Pour d’autres, les cimetières ne seraient que les lieux de passage où s’effectuent les formalités de la décomposition, plus ou moins longue en fonction des capacités du sujet à résister aux bactéries et aux insectes.
Soit. On aimerait alors des preuves, des chiffres.
Dans les cas de doute toute personne sensée se tourne vers la méthode scientifique.
Or David Elbaz est un astrophysicien qui écrit des livres de popularisation scientifique, et dans un beau livre écrit en 2021, "La plus belle ruse de la lumière", il présente, parmi les grands thèmes de la science, les chiffres de la disparition de chaque être humain.
On peut lui faire confiance, car son livre traite des questions les plus fondamentales, jugez-en à son sous-titre "Et si l'univers avait un sens…", les points de suspension suggérant qu’il en sait un bout sur la question et qu’il va nous le révéler… si on achète son livre.
Et on y apprend en effet que lorsqu’on meurt, les atomes de matière qui nous constituent, au nombre impensable de 3,6 fois 10 puissance 28 nucléons (protons ou neutrons), tous quasiment éternels, retournent dans le désordre à la nature d’où ils viennent, et participeront à la constitution d’autres organismes à venir à la surface de la Terre, dans une proportion de 10 millions de nucléons par organisme. C’est le facteur de dilution précise l’astrophysicien, sûr de ses calculs.
Ainsi chacun de nous contiendrait 10 millions de nucléons ayant appartenu à Platon. Oui, c’est désagréable, convenons-en, mais on se consolera en pensant qu’ils sont délayés parmi les nucléons de Lucrèce, de Spinoza ou plus récemment de Clément Rosset, si ces derniers ont eu le temps de parvenir jusqu’à nous.
M. Elbaz quant à lui préfère penser aux 10 millions de nucléons hérités du corps de Cléopâtre, mais au risque de rafraichir son enthousiasme sensuel, ça ne représente jamais que le cent-mille-milliardième d’un grain de sable.
On sait par ailleurs, par l’encyclopédie Wikipedia, qu’auraient vécu approximativement 100 milliards d’être humains (sapiens) depuis les débuts de l’humanité, dont 8 milliards précisément sont encore vivants. Parmi les 92 milliards disparus, si on estime à 12 milliards - sans avoir aucune idée de la façon de les calculer - ceux en cours de décomposition dont les nucléons ne nous sont pas encore parvenus, il resterait 80 milliards d’individus parfaitement recyclés.
Ainsi - en appliquant le taux de dilution de M. Elbaz - chacun de nous, vivants, hébergerait 10 millions de nucléons de chacun des 80 milliards d’anciens humains, soit deux cent-milliardièmes de l’ensemble de nos atomes, ou pour être plus clair environ le millième d’un grain de sable.
C’est vertigineux, non ?
On voulait des preuves chiffrées et la science les avait !
Le livre de M. Elbaz débute par une belle anecdote, une parabole.
Dans le bois qu'il traverse pour aller au bureau, l’auteur voit tomber une feuille morte qui s’immobilise soudainement dans l’air, sans atteindre le sol. On sent alors le savant attiré vers l'irrationnel, au bord de la tentation mystique. Mais on l'attend pour une réunion. Il ne succombe pas et change seulement d’angle de vue.
La feuille était posée sur une toile d’araignée presque invisible.

Londres, aigrettes de pissenlit (dandelion) au cimetière d'Abney park. On pense fatalement aux pissenlits que les morts mangent par la racine dans la chanson de Ricet Barrier (n°81 p.97).