lundi 26 août 2019

La fondation du doute




« Il faut toujours avoir deux idées, l’une pour tuer l’autre ». 
 Georges Braque (cité sur un mur de la Fondation)

Le doute est un produit de luxe, apparu tardivement dans l’évolution. Devant un prédateur résolu, hésiter entre plusieurs directions où fuir n’offrait pas les meilleurs résultats évolutifs.
Et comme le doute sollicite l’encéphale et réclame de l’énergie inoccupée, il fallut attendre l’heureux temps des grandes philosophies, quand sirotant un ouzo servi par un esclave dans la fraicheur de la brise ionienne, le sage grec s’interrogea sur les raisons de son bonheur.
Il commença alors à douter de sa perception, puis de ce qu’affirmaient les autres, enfin de son entendement même.
Le fruit était gâté. Les plus malins s’y insinuèrent l’un après l’autre, Aristarque de Samos, Galilée, Spinoza, Newton, Darwin, Einstein, de Broglie… Et enfin Ben (Benjamin Vautier pour les familiers).

Né en 1935, émule du Dadaïsme et de Marcel Duchamp, Ben a toujours douté de l’art et de ses propres talents, mais pas de ses idées qu’il prodigua toujours de manière généreuse et désordonnée.

Au tournant des années 1950 et 1960, entre canulars et ruminations narcissiques, il signait tout ce qu’il rencontrait, abstractions, objets, personnes, lieux, des villes entières et même la mort, qui est alors devenue une œuvre d’art. Il vendait Dieu, en boites de quelques centimètres cubes.
Il inventait chaque semaine une nouvelle esthétique, et tant d’idées qu’il ne pouvait toutes les réaliser, comme le dessein de bruler le Louvre, en 1962. La moins spectaculaire fut l’inactivité, en 1961, concrétisée dans le projet de ne rien faire, constaté par huissier toutes les fins de mois.
Ben était alors porte-parole en français d’une sorte de mouvement artistique généraliste, conceptuel et informel appelé Fluxus.

 

Dans les années 1970-1980, plus modestement, Ben signait des mots, seuls, ou des phrases courtes, banales, des platitudes, des dictons, parfois cocasses en situation, d’une écriture arrondie et enfantine, blanche sur un fond noir. Il commença alors à intéresser les markéteurs, les imitateurs et quelques fariboles sociologiques.
Aujourd’hui, sa signature, comme celle des grandes marques, est devenue un phénomène publicitaire, elle prolifère dans les catalogues en ligne d’Amazon à CDiscount, au rayon des fournitures de bureau, agendas, cahiers d’écolier, affiches, tee-shirts.

Puis vint le temps des commandes officielles et des rétrospectives.
En 1995, le maire de Blois et ministre de la Culture lui commandait son œuvre la plus monumentale, le Mur des mots, 313 plaques émaillées de ses dictons les plus fameux, disposées sur les 360 mètres carrés de la façade de l’école d’art et conservatoire départemental.

Mur des mots (presque tous les textes sont lisibles en zoomant sur l'image en lien)

Enfin, au début du 3ème millénaire, encouragé par ce portail géant et la sympathie de la municipalité de Blois, et arrivé à un âge où l’avenir ne fait plus de doute, Ben qui avait affirmé en 1974 dans la revue Art press « toute rétrospective de Fluxus est une fossilisation », proposait d’installer dans les lieux, qu’il appellerait « Fondation du doute, Ben - Fluxus & Co », un musée du mouvement Fluxus (à moitié pourvu par sa propre collection), avec un café, une boutique et des lieux d’exposition, de création et de non création permanentes.

À l’inauguration, en 2013, il résumait Fluxus à France-Info « […] c'est la vie des ratés, […] l’amateurisme, le non-art, j’aime les types qui ont des idées, qui veulent changer le monde mais restent au bistrot à boire des bières ».
Il écrivait le 23 février 2013 sur son site (1) « L’esprit compte plus que les œuvres, il faut faire de la Fondation et du Centre Mondial du Questionnement quelque chose de totalement différent et nouveau, poser d’autres questions, douter de tout ».

Ainsi alléché, on se rend à la Fondation, à Blois, en pleine période touristique, pour constater que Ben avait raison en 1974.
Dans un musée, le doute, consacré, devient institution, comme une certitude, la subversion s'empoussière, les objets du quotidien ne sont plus que les articles d’un magasin de bricolage.

Finalement, Ben doute peut-être avec trop de conviction. Déclarer « tout est art » n’avance pas à grand chose, cela revient à dire « rien n’est art ». C’est tout.

Le musée est désert.

On se revigore en imaginant les activités de création du Centre international du Questionnement.
Mais le doute est certainement en vacances pendant l’été, lui aussi. La non création, la chaleur et le silence paralysent tout.

Trois touristes se rafraichissent au café Fluxus. Ils chuchotent, dans une langue inconnue.
Ne rien faire, c'est aussi créer (2).



 
(1) Le site de Ben est un monument, une caverne au trésor où ruisselle et se répand son extraordinaire logorrhée, et scintille tout ce qui lui est passé par la tête depuis plus de 50 ans. Il semble figé depuis 2013, année rétrospective, mais on y déniche en creusant un peu, la liste de ses projets (moi Ben je signe), ses enregistrements de Nice démangeaison, ses livres et manifestes au format PDF, et ses 701 longues Newsletters, jusqu'en mars 2019, sorte de journal personnel, spontané, attachant.
(2) Une des 30 questions (affirmations ?) que Ben omniprésent soumet au passant dans les rues de Blois.

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