jeudi 26 mars 2020

Bosch et les extraterrestres

Bosch, Les tentations de saint Antoine, détail (MNAA Lisbonne)

En 1972, la Planète - bon, d’accord, disons les États-Unis d’Amérique - confiait à Linda Salzman la réalisation de l’image que l’Humanité allait envoyer d’elle-même, gravée sur une plaque d’aluminium sur la sonde spatiale Pioneer 10,  à 50 000 kilomètres à l’heure vers Aldébaran, étoile la plus brillante de la constellation du Taureau, un peu à droite d’Orion.

Linda Salzman était la femme du médiatique et regretté Carl Sagan, savant vulgarisateur talentueux et influent, auteur du message codé qui accompagnerait justement le dessin sur la sonde, message critiqué alors parce que certains grands savants de la planète, vexés, n’étaient pas parvenus à le déchiffrer. Il faut admettre qu’il est délicat d’imaginer le niveau d’instruction d’un habitant de la banlieue d’Aldébaran.

Et quand on regarde l’image de l’humanité que Linda avait concoctée pour les extraterrestres, on ne peut se retenir de penser que c’était une erreur, probablement pour sa carrière artistique, mais surtout pour l’avenir de l’humanité.
On y voit deux bestioles en bonne santé, certainement affables, la chose à gauche semble s’exprimer pour les deux, d’un geste accueillant, la chose à droite esquisse un rond-de-jambe qui ne manque pas de grâce.
Mais voilà, pour un extraterrestre itinérant qui est certainement, comme beaucoup sur notre propre planète, sinon affamé, au moins perpétuellement en quête de nourriture, ces deux individus blonds nourris à satiété mériteraient bien un détour.

D’où le danger, en communication comme en science, d’idéaliser, alors qu’il importe d’être réaliste et purement descriptif. Il aurait suffi d’envoyer aux extraterrestres un tableau de Jérôme Bosch, le seul peintre qui ait représenté l’humanité comme elle est, sans fioritures. Ses figurations de l’humain avaient de quoi réfréner les extraterrestres les plus agressifs et les appétits les plus expansionnistes.

À ce propos rappelons aux extraterrestres, même très éloignés de la Terre, et aux Terriens qui sont équipés de l’électricité et d’un abonnement d’accès à l'internet, que quasiment tous les tableaux et dessins de Bosch (et de son « atelier »), sont depuis 2016 - en calendrier terrestre grégorien - en accès libre sur le site définitif du « Projet Bosch », extraordinaire travail d’expertise fait à l’occasion du cinq-centenaire de la mort du peintre. Et encore le mot « définitif » est-il faible, car même quelqu’un d’enfermé plusieurs semaines, jusqu’à plusieurs mois - ce qui ne peut évidemment pas arriver - n’aurait jamais assez de temps pour explorer entièrement, sur ce site à l’interface miraculeuse d’aisance, ce monde de Bosch en gigapixels (14 milliards pour le Jardin des délices, oui, milliards, faites le calcul 156 547 pixels sur 89 116).

Et ce monde est réellement celui que découvriront les extraterrestres. N’écoutez pas les interprétations discordantes sur le sens caché derrière les scènes. Bosch n’avait que notre monde comme modèle et n’a pas peint les métaphores d’un improbable autre monde. Clairvoyant, il a représenté ce qu’il voyait, en regroupant parfois plusieurs espèces sur un seul individu, afin de montrer les phénoménales potentialités de la vie. Sa démarche était pédagogique.

Bulletin de dernière minute : La sonde Pioneer 10 a disparu des écrans de radar terriens depuis 2003. Par chance, les techniciens les plus optimistes pensent, d’après l’encyclopédie Wikipedia, que le dessin de Linda n’atteindra la banlieue d’Aldébaran que dans 2 millions d’années, à peu près.

*** 
Toutes les illustrations de cette chronique sont des détails du triptyque des tentations de saint Antoine, actuellement au musée national d’art antique de Lisbonne (cliquez dessus pour une expérience vraiment extraterrestre !).

2 commentaires :

Anonyme a dit…

Bien vu, cher Costar. Quel oeil, quel regard vous avez décidément ! Quel esprit ! Quelle classe !
Je pense que notre Jérôme (mort de la peste ou du choléra avec une grande partie de sa famille, à ce que j’ai pu savoir) a tout décrit (montré) dans ce tableau : le passé, son présent, et malheureusement, notre futur.
Cette putain de Joconde peut bien aller se rhabiller ou se déshabiller, si elle veut. Même dans le noir, si elle peut — ça Soulage…
Bosch (Jérôme, pas Robert) est pour moi un de mes évangélistes, dans ma bible secrète que je nomme BBSR. (Bosch, Bach, Shakespeare et Rimbaud). Je n’ose pas rajouter un « J » parce qu’il est encore trop mal vu (et lu) de nos jours…
Une question enfin (je n’ai pas le temps de chercher, désolé, mais je sais que vous avez la bonne réponse) : pourquoi la Tentation de Jérôme est à Lisbonne et non pas à Madrid, avec beaucoup de ses autres ?
Bien à vous
Martin-Lothar

Costar a dit…

Pour la localisation, je crois qu'il n'ont aucune archive avant le 18ème siècle, en revanche on sait que toute la péninsule s'était entichée de Bosch dès le début du 16ème, et qu'il y avait même un diplomate portugais qui allait aux Pays-bas chercher des Bosch pour le roi d'Espagne. Il n'est donc pas étonnant qu'il y en ait eu au moins un à la cour portugaise.

Pour la cause du décès, j'ai lu qu'il serait plutôt mort d'une pleurésie virale, comme une partie de son entourage. Je n'ai aucune idée de la vraisemblance d'une telle épidémie.