Mais où était le peintre ? (6)
Jacques-Émile Blanche, dans ses fastidieux "Propos de peintre" affirmait que Turner au moment de mourir se serait exclamé "Que n’aurais-je pas fait si j’avais eu cet instrument - le daguerréotype, le premier procédé photographique - à mon service !". Turner pensait peut-être, si l’anecdote est vraie, qu’il aurait ainsi économisé tout le temps passé dans ses voyages à travers l’Europe à remplir ses innombrables carnets de croquis et ses esquisses à l’aquarelle.
Mais la photographie à ses débuts, du vivant du peintre, de 1840 à 1850, exigeait un matériel lourd, lent, encombrant, impraticable sous les intempéries, et qui ne lui aurait pas permis tous ces points de vue rapportés de l’estuaire de la Seine à Quillebeuf, ses silhouettes dans les carnets et ses multiples aquarelles ou gouaches, autant d’impressions qui le conduisirent à cette grande toile de 1833.
Impressionné et secoué par la marée montante pendant ses séances d’esquisses en bateau dans l'estuaire, le lyrique Turner en a fait une lutte mouvementée contre le courant et finalement un naufrage. Sur une bonne reproduction du tableau (celle de Google ArtsandCulture - notre illustration en taille réelle), ou en se rendant à Lisbonne, on distinguera dans les embruns à droite la hune de vigie d’un bateau qui sombre, et à gauche nombre de poissons, la pêche perdue, où se précipite le tourbillon des mouettes.
Les âmes fétichistes et bourlingueuses qui souhaiteraient aller à Quillebeuf pour reproduire en photographie le point de vue du peintre - elles sont plus nombreuses qu’on le croit - seront désappointées, parce que la forme d'une ville change plus vite (hélas, s'exclamait Baudelaire) que le cœur d'un mortel, et que dans l'estuaire l’humain ne s’est pas gêné pour modifier le paysage plutôt que s’y adapter.
En 1829 Charles Motte graveur et éditeur parisien ouvrait une filiale à Londres et publiait, entre 1829 et 1831, Les rives de la Seine en 59 planches dessinées d’après nature par Deroy et lithographiées et éditées par Ch. Motte, magnifique édition dont une des 59 stations était QUILLEBŒUF.
Au même moment, entre 1829 et 1832, Turner (qui vivait à Londres) allait visiter les rives de la seine et y dessinait notamment sa suite sur Quillebeuf. Coïncidence ?
On constatera, comparant les vues de Deroy et Turner aux images modernes par satellite ou au sol, que le port n’est plus là. Le plan d’eau, zone de sables mouvants plus ou moins recouverte au gré des marées et limitée par le quai aux pieds du phare et de l’église, n’existe plus aujourd’hui. La berge fortifiée en pierres du modeste canal de Saint-Aubin était sans doute ce quai ensoleillé battu par le mascaret chez Turner, et toute la zone de champs et prairies qui se prolonge maintenant sur 4km vers le nord-ouest jusqu’au pont de Tancarville - donc dans le dos du spectateur - a été "conquise" depuis sur les marais et la Seine.
Mais le fleuve sommeille, et le secteur demeure inondable.
Postscriptum : voir les informations sur le naufrage du Télémaque dans les commentaires en fin de chronique.
Reste le mystère du phare. Sur la gravure d’après Deroy, comme sur les vues de Turner, sa forme et ses dimensions ressemblent beaucoup au phare actuel, mais sa distance à l’église Notre-Dame-de-Bonport ne dépasse pas une cinquantaine de mètres (il s’élève à 12m.). Chez Turner il borne le quai de pierres d’origine (au centre de cette vue actuelle) alors qu’il se trouve aujourd'hui nettement plus loin, à 150 mètres de l’église.
Aurait-il été déplacé ?
Le site des monuments historiques précise que l’ancien feu construit avant 1817 a été "remplacé" par le phare actuel achevé en 1862, donc pas déplacé. Et Wikipedia déclare que le phare existait en 1824 - avant le passage des artistes - et a été seulement amélioré en 1862. Licence topographique de Deroy et surtout de Turner, qui se seraient permis de rapprocher les éléments de la scène pour en accentuer l’effet dramatique ?
Remarque : dans la gravure de Motte la tour est dessinée par erreur sur le flanc sud de l'église alors qu'en réalité elle est dans le prolongement de la nef, le dessin original de Deroy étant sans doute ambigu.
En conclusion, on a parfois tort d’affirmer, après Shakespeare, que la réalité est plus riche que toutes les fictions, et on conseillera plutôt d’aller admirer la vision un peu théâtrale de Turner à Lisbonne plutôt que de risquer le voyage à Quillebeuf, car on a oublié de mentionner que quelques usines chimiques à fort risque, classées "Seveso seuil haut", dont l’énorme raffinerie Exxon-Mobil-Esso, ont trouvé les gravures de Deroy tellement romantiques qu’elles ont choisi de s’installer définitivement en face, sur l’autre rive, à Port-Jérôme-sur-Seine, à 500 mètres à peine du sujet de notre chronique.
4 commentaires :
C’est encore moi, désolé…
Bravo Costar, belle pièce, bien mise en « Seine ».
Décor de Guillaume Tourneur ;
Texte de Costar en collaboration avec Guillaume Secoulance et Charles Le Goéland ;
Costume de Costar (of course, comme disaient en chœur Hamlet et Turner)
Spectacle sponsorisé par Total-énergies-vertes, Air France, Kodak et les villes de Quillebœuf et Lisbonne enfin réunies.
Mais les marins, Costar ? Vous les avez encore oubliés !
Notamment Léopoldine Hugo, la fille de notre Totor national noyée sans lendemain à l’aube dans un mascaret de la Seine. (Certes, c’était plus en amont, mais quand même !).
Et encore oublié le grand Homère d’Alors et son petit-fils, car je vous cite « on distinguera dans les embruns à droite la hune de vigie d’un bateau qui sombre »
Ne serait-ce pas le naufrage du Télémaque en 1790 en rade de Quillebœuf ?
fr.wikipedia.org/wiki/Télémaque_(navire)
Ce brick qui transportait les trésors (légendaires ?) d’un autre bloody bastard de William, alias Guillaume de Normandie et accessoirement premier roi d’Angleterre ?
Bon allez, je vous pardonne.
Bien à vous,
Guillaume J. G.
@ Lothar
J'en ai oublié de vous remercier.
Costar, c’est bien à moi et à vos lecteurs que vous laissez toujours béats de vous remercier.
À vrai dire, si vous n’aviez pas mentionné le mât presqu’invisible sombrant dans un « vague » coin flou du tableau peint par ce perfide et génial Turner, je n’aurais pas tilté sur un des mes encore plus vagues souvenirs qu’est ce Télémaque.
C’est à moi de vous remercier aussi pour le lien sur l’histoire abracadabrantesque (comme disait Arthur — Rimbaud, pas Leroy — sur son bateau ivre), sur la légende homérique de ce brick richement bien contée par Laurent Quevilly.
Où l’on apprendra notamment que le naufrage du Télémaque ne causa la mort que d’un seul des marins : le mousse !
À l’égard de ce dernier du reste, le fantôme de Anacharsis notre cher vieil ami commun est venu me visiter cette nuit et se demandait si Costar ne pourrait pas composer une de ces vivantes balades dans le cimetière de Quillebœuf où reposerait cet infortuné moussaillon ; peut-être sous le nom de « Louis Capet d’Épée » (voir dans la division 17, à tout hasard).
Dans sa tombe se cacherait sans aucun doute le collier de la Reine et le trésor de Totor, l’abbé improbable de Jumiège ; sans parler de celui des Templiers, je vous le dis !
Ô combien de marins et de capitaines…
Merci à vous encore.
Cordialement,
G.J.G
Ma réponse à Lothar alias GJG du 6 avril à 21h53 a été supprimée par Google !?
Je la reproduis ci-dessous pour mémoire :
Je reconnais l'erreur ! J'ai bêtement raté le Télémaque, mes recherches ne m'y ont curieusement pas mené.
Je m'en veux un peu, mais d'un autre côté ça permet au(x) commentateur(s) savant(s) d'enrichir le sujet.
La preuve, en creusant vos remarques, on rencontre Alain Decaux en 1971 qui raconte qu’en 1843 on voyait encore des mâts de navire surgissant de l’eau dans la rade.
Ainsi Turner avec sa petite barque et ses pinceaux était probablement très près du fameux trésor fantôme du Télémaque alias le Quintanadoine, à 120 mètres du quai sous 3 à 6 mètres d’eau, et qui est maintenant à 10 mètres sous le terrain de football de Quillebeuf.
Et le roman du Télémaque est raconté de manière encore plus passionnante dans une longue page par Laurent Quevilly. On y retrouve même Hugo, le trésor comprenant des objets venues de Jumièges, Hugo prétendit être héritier d’un abbé de l’abbaye (ce qui était faux) et réclamait une partie de ce qui serait sorti des eaux. C’était en 1842. Quelques mois plus tard, sa fille Léopoldine et son mari tout neuf se noyaient à Villequier, en amont, à 20km à vol de goélette, surpris par le mascaret.
6 AVRIL 2024 À 21:53
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