Au commencement, le monde était en couleurs.
Il y avait bien des
grisailles, des dessins au crayon, mais c'étaient des brouillons ou des pastiches. L'œuvre finale était nécessairement colorée, puisque la vie l'était. On pardonnait sa monochromie à la gravure, on s'était faits à son univers simplifié, caricatural, elle illustrait surtout la littérature populaire, la fiction, et on se doutait qu'elle se laisserait un jour
séduire par la couleur.
Puis vint le génial
Nicéphore Niépce. Et pendant le long siècle qui suivit l'invention de la photographie, de 1830 à 1960, la réalité, jusqu'alors subtile et bigarrée, se changea en une morne chose sans couleur habitée de
pâles ectoplasmes. Le monde des autres, le monde lointain qu'on découvrait dans les journaux et les magazines, était grisé. On nous avait fait miroiter des eldorados ruisselants d'oranges et de jaunes mais les
pyramides d'Égypte étaient exsangues, la muraille de Chine blafarde, et le grand canyon du Colorado, gris. Niépce n'y était pour rien. Le monde était noir et blanc par les insuffisances de la technique photographique.
L'invention du cinéma et plus tard de la télévision n'y fit rien.
Du temps passa. Nos ancêtres finirent par se persuader, s'habituèrent. Quelques dandies gothiques et anticonformistes en firent une esthétique. À leurs yeux, l'absence de couleur n'était plus une infirmité, elle simplifiait les formes et renforçait le sens. La photographie devenait une allusion, une métaphore.

Gennevilliers, aout 2011
Doucement, la couleur s'installa, dans les années 1960. D'abord imperceptiblement, comme la première émission en couleurs de l'ORTF, en octobre 1967.
Mémorable instant, où l'on se frotte les yeux quand le ministre de l'Information annonce fièrement «
Et voici la couleur ! », parce qu'on ne perçoit alors pas vraiment de différence. À voir la contenance solennelle des importants personnages présents, on assiste plus à une veillée funèbre, à l'enterrement du noir et blanc, qu'à la naissance des couleurs.
Et aujourd'hui encore, près de 45 ans plus tard, le gris a tant envahi archives et livres d'histoire que son deuil est loin d'être consommé, et même pour qui n'a connu que la couleur, le noir et blanc reste la tonalité du rêve, des souvenirs d'enfance, des choses révolues.
Un jour, en 2050, en 2100, lorsque personne ne saura plus qui étaient
Orson Welles ou
Greta Garbo, sera commercialisé et popularisé un procédé d'image
holographique animée. La photographie en couleurs deviendra alors ce qu'est aujourd'hui le noir et blanc, un objet de musée, une réminiscence, une épure.