mardi 12 mars 2024

Ce monde est disparu (11)

Les principaux ingrédients indispensables à la réalisation d'un bon Magritte à 43 millions.

Impossible de ne pas comprendre, à la lecture de l'essai écrit par la maison de ventes Christie’s pour la promotion de L’ami intime de Magritte, qu'on a affaire au tableau le plus poétique de l’histoire de la peinture, et même de l’histoire de la poésie. La poésie y est invoquée 13 fois et le mystère 10 fois, ces mots flous destinés à faire croire que des idées sont profondes quand elles ne sont que creuses.

Parce que Christie’s aurait bien aimé battre tous les records. Il lui semblait que le tableau concentrait les thèmes les plus populaires de Magritte, et qu’en additionnant le nombre de ses œuvres représentant, comme dans L'ami intime, un ciel nuageux (861), un mur (533), un homme vu de dos (131), un chapeau melon (106), un verre (39) et une baguette de pain (29), on obtenait 1699, soit 87% du total des 1957 œuvres au catalogue du peintre, promesse de battre des records d’adjudication (pour mémoire Christie’s en empoche entre 15 et 30%).

Le décompte des objets dans les tableaux de Magritte provient de la base de données créée par une équipe de chercheurs canadiens déçus de n’avoir pas obtenu le droit de reproduire même de simples vignettes des tableaux dans leur étude sur l’œuvre de Magritte (nous en parlions en 2018).

L’erreur de calcul de Christie’s aura sauté aux yeux de tout spécialiste de la peinture belge, cependant la maison de ventes avait d'une certaine façon vu juste. Car L’ami intime, qui est pourtant le tableau fade d’un Magritte en manque d’inspiration et fabriquant un pastiche de lui-même, a disparu sans dispute en deux minutes contre l’enchère très respectable de 43 millions de dollars. Largement dépassé par L’Empire des lumières de 1961 du même Magritte (80M$ en 2022 chez Sotheby’s), L’ami intime entre cependant dans le cénacle convoité des 150 tableaux les plus chers de l’histoire des ventes, où il élève ainsi à 5 le nombre de Magritte, preuve de la popularité croissante des baguettes de pain et des chapeaux melons dans le monde de la spéculation.

Profitons-en pour annoncer aux amateurs de Magritte que son site officiel et médiocre vient de changer d’adresse sur internet mais qu’il est toujours aussi indigent en images. Sa biographie, curieusement tronquée, n’indique nulle part ni ailleurs sur le site la date de la mort du peintre. Geste manqué des ayants droit qui aimeraient secrètement toucher éternellement la rente des droits d’auteur ? En réalité Magritte est mort en 1967 et, selon la législation européenne d’aujourd’hui, son œuvre devrait devenir libre de droits et reproductible sans frais dans les blogs impécunieux dès le 1er janvier 2038 (à moins d’un subterfuge juridique qui le prolongerait indéfiniment, comme savent le faire maintenant les grandes marques).

3 commentaires :

Lothar a dit…

Cher Costar Grognon’s : avouez quand même que Magritte est un des rares peintres à avoir fait figurer un chapeau melon dans ses œuvres — Et je dirais même plus [1], le seul ! (pour les bottes de cuir, je ne sais)
Idem pour le parpaing béton d’ailleurs, et qui est superbe.
Bon d’accord, le verre est profondément triste et creux, car vide de poésie et de mystère [2], mais il a le mérite, comme la baguette, d’être plus digeste que le chapeau ou la brique.
Tout cela vaut bien 43 briques en faux or (soit environ 39 090 090 baguettes « tradition » à 1,10 € chez mon boulanger).
[1] : Copyright Dupon(t,d)
[2] : Copyright Costar (Ce Monde a Disparu n° 11 — 12 mars 2024)
Bien à vous.

Costar a dit…

Lothar vous réagissez bien vite ! Le seul chapeau melon ?
On en trouve dans l'art deux siècles avant Magritte, et je ne citerai que le célèbre Grand Baailleur de Lequeu datant de 1800 et qu'on a pu voir exposé au Petit palais en 2018.
Sur le fond vous avez raison, j'ai tendance à voir surtout les choses qui ne vont pas, ce qui me rend grincheux, alors que l'avenir de la civilisation, voire de l'espèce, est si radieux et plein de promesses à la lecture des gros titres chaque matin.

Lothar a dit…

Costar, j’ai bien fait de vous escagasser, car j’étais sûr que vous alliez tirer de votre sagace et érudit chapeau un melon de première bourre qui n’a pas fini de me ravir.
Merci pour cette délectable Lequeu (de melon et de poisson itou) !